L’expérience m’avait appris à reconnaître les signes, bien avant le stade fatidique. Cela ne changeait rien. Je ne me rappelais que trop bien le prix d’une telle expérience. Etre la seule debout parmi les mourants, à prendre soin d’eux parce que c’était la seule chose qui me restait, en priant pour ne pas être atteinte, moi aussi. Avoir sous les yeux, jour après jour, les détails de ce qui m’attendrait si jamais mes défenses laissaient entrevoir une faille.
Le soir, Angélique toussait, au matin elle ne pouvait plus respirer. L’exposition brutale au froid avait anéanti toutes les forces en elle qui auraient pu combattre le mal. Je savais ce qu’il fallait faire, je connaissais les étapes. Cela n’empêchait pas mon cœur de se glacer d’effroi. Parce que je ne pensais pas revivre une telle horreur un jour. Parce que je savais que la toux s’était changée en torture, que bientôt la torture deviendrait étouffement, puis la fièvre viendrait, elle frapperait pendant la nuit, et il n’y aurait plus rien à faire. Tout dépendait d’Angélique, mais Angélique demeurait étendue dans son lit, sans lutter pour respirer, sans céder à la panique que provoquait généralement la privation d’air. En un sens, cela valait mieux. Rester calme lui permettrait de mieux respirer, plus longtemps. Mais cette attitude lui ressemblait si peu que je m’en défiais.
Aucune des sœurs ne se préoccupa de moi pendant cette journée interminable. Même la mère supérieure ne m’adressa pas la parole. Savait-on qu’Angélique était malade ? Sans aucun doute. On me laissa aller et venir dans le jardin, les cuisines, récolter tout ce dont j’avais besoin. Les sœurs entretenaient un potager médicinal, essentiellement pour les gens du village. J’y cueillis de l’eucalyptus, que j’appliquais en baume sur la poitrine d’Angélique. Je préparais ensuite des infusions de menthe poivrée, de thym, de sureau noir et de gingembre, toute substance qui pourrait délivrer ses poumons. Je savais que cela ne marcherait pas en un jour, et que la fièvre viendrait, quoi que je fasse. L’essentiel était qu’elle y survive. Pour y survivre, il fallait qu’elle respire.
Angélique parla peu lors de mes traitements incessants, ce qui m’inquiétait peut-être encore plus. Depuis que je l’avais libérée du froid, elle semblait figée dans une sorte d’attente. Elle avait dormi jusqu’à ce que la toux devienne intolérable. Depuis elle fixait le jour par la fenêtre, elle me remerciait et se laissait faire. Le Soleil brillait haut et clair, une magnifique journée d’hiver. J’entretenais le feu pour que pas une goutte d’humidité ne pénètre dans la pièce.
Le soir venu, j’ajustai ses oreillers pour lui permettre de dormir sans trop s’allonger. Je ne comprenais pas pourquoi le mal se manifestait de telle manière, pourquoi certaines choses le favorisaient quand d’autres l’amenuisaient, mais je savais que la nuit était fatale, trop souvent, et que s’étendre revenait à suffoquer. Tout ce que je savais, en fin de compte, je l’avais appris en observant ceux qui mouraient et ceux qui triomphaient. J’avais perdu bien plus d’âmes que je n’en avais sauvées. J’avais perdu mon frère. Je ne pouvais pas perdre Angélique. C’était un combat pour elle, aussi bien que pour moi.
Je me préparais pour une très longue nuit, une veillée avec la mort, les ombres des flammes autour de nous, attendant de voir laquelle de nous deux baisserait la garde en premier. La fièvre avait commencé à monter pendant l’heure du dîner. Je stoppai les infusions, je sortis remplir des seaux de neige et de glace, et je combattis le mal avec ce qui l’avait engendré : le froid.
Angélique se mit à haleter, serrant les poings sur sa souffrance, tandis que je disposais des linges remplis de neige sur son front, ses bras et ses jambes. Il ne fallait pas laisser la fièvre monter. Chaque degré pour elle était un pouce de terrain de gagné. A la sueur et au tremblement du mal, s’ajoutèrent les tremblements du froid. Je m’étais jurée de ne plus lui faire revivre un tel calvaire, et voilà que je la torturais moi aussi. Je la torturais pour la sauver.
- Vous devez vous battre, Angélique ! Vous devez rester éveillée aussi longtemps que vous le pourrez. Une fois cette nuit passée, vos chances seront bien meilleures, faites-moi confiance. Ce démon-là, je le connais, on peut le vaincre. Mais tout ce que je fais ne servira à rien si vous ne vous accrochez pas.
Angélique me regarda et je sus que lentement, au fond de ses yeux, le délire allait bientôt s’emparer d’elle :
- Tu es tellement bienveillante, Théodora. Tu te demandes encore pourquoi les sœurs te rejettent ?
Sa question piqua ma curiosité, une curiosité coupable en un moment pareil.
- C’est parce que tu crois en ton serment. Pas elles. Tu crois en ce que tu as juré, tu veux tenir ta parole, tu veux aider les autres, peu importe ce qu’ils sont ou ce qu’ils ont fait, peu importe ce qu’ils t’inspirent, ce que tu ressens pour eux, même s’ils te dégoûtent ou s’ils te font peur. Tu veux faire le bien. Pas elles. Voilà pourquoi elles te détestent. Tu es un rappel permanent de ce qu’elles ne seront jamais. Tu représentes leur imperfection, leur parjure, leur échec.
Des paroles si dures, ce regard si dur. L’Angélique que j’avais connue était toujours là. Les sœurs ne l’avaient pas éteinte. Alors pourquoi restait-elle si…passive ?
- Je vais vous sortir de là, lui dis-je en lui prenant la main, couverte de sueur. Ça va être dur, mais vous vous êtes déjà battue contre tellement de choses, vous pouvez leur triompher encore. Il n’y a pas de meilleur moyen de leur résister que de leur survivre.
Elle m’adressa un sourire fatigué, ce sourire qui savait déjà tout :
- Je suis désolée de ne pas m’être confiée à toi. Je suis désolée que tu doives vivre ça aujourd’hui.
- Que voulez-vous dire ?
Elle regarda autour d’elle, les pierres du couvent, puis elle dit :
- Elles ne me laisseront pas sortir d’ici vivantes, Théodora.
- Bien sûr que si !
Une telle perspective m’horrifiait :
- Vous nous avez été envoyée pour corriger votre conduite. Elles doivent vous renvoyer à l’empereur pour que vous épousiez le prince Dacre. Je ne sais pas combien de temps vous êtes supposée rester ici, mais vous repartirez.
- Non. Je ne quitterai pas ce couvent vivante. J’y veillerai.
Le regard qu’elle leva sur moi, plus que ses paroles, bloqua ma respiration dans ma gorge :
- Vous ne pouvez pas vous suicider ! Ce n’est pas vous !
- Qui parle de se suicider ? Regarde-moi. Elles m’ont tuée.
- Vous pouvez survivre, si vous vous battez !
- Pourquoi ? Rester je ne sais combien de mois de plus ici, à subir toutes les folies de votre sadique de mère supérieure ? Pour ensuite retourner à Constantinople, épouser un homme que je n’aime pas, dans une foi que je refuse, pour mener une vie dont je ne veux pas ?
Je tombais de Charybde en Scylla à chacune de ses assertions. Je réalisai, une fois de plus, que je ne l’avais pas comprise. Il n’y avait pas de désespoir dans sa voix, pourtant je n’avais jamais vu un désespoir aussi grand, une angoisse qui m’assaillit à l’idée de la sentir me glisser entre les doigts, de ne pas pouvoir la sauver :
- Après tout ce que vous m’avez dit sur la vie, vos croyances ! Comment pouvez-vous ne plus vouloir vivre ? Vous parmi toutes les personnes que j’ai rencontrées !
- Je te l’ai déjà dit, Théodora. Je suis prisonnière. Tu es née sans rien mais ta vie t’appartient. Tu es plus libre que je ne le serai jamais. J’ai beau regarder dans toutes les directions, il n’y a rien pour moi là dehors.
- Ce n’est pas une raison pour vouloir mourir ! Si seulement vous pouviez faire…des concessions !
- Des concessions, ça revient à se trahir.
- Vous ferez une excellente souveraine ! Vous avez un devoir envers ces gens !
- Je n’ai jamais rien demandé. Je n’ai de devoir envers personne.
- Peut-être, mais…
J’avais beau chercher des arguments, même ceux auxquels je ne croyais pas, je ne pouvais m’empêcher de ressentir l’impasse dans laquelle elle se trouvait. Elle ne pouvait pas s’enfuir au fin fond de nulle part, là où personne ne la retrouverait.
- Le premier soir où je suis arrivée ici, je t’ai dit… Je vous ai dit à toutes… que je détruirais ce couvent de fond en comble.
Elle pressa ma main dans la sienne avec le peu de forces qu’il lui restait, et j’y discernai cette fois un avertissement :
- C’est ce qui va se passer. L’empereur ne mettra pas longtemps à apprendre que les sœurs du couvent de Deoghar m’ont maltraitée jusqu’à ce que j’en meure. Que crois-tu qu’il se passera ensuite ?
Cette fois la panique devint terreur pure :
- Pourquoi me dites-vous cela ?
- Parce que c’est à moi de te sauver. Ecoute. Je suis une cause perdue. Je suis arrivée ici sans avoir la moindre intention d’en repartir. Je me suis battue pour mes principes en sachant ce qui arriverait, en sachant quel serait le prix à payer. J’étais prête à le payer. Le meilleur moyen de leur résister, ce n’est pas de leur survivre. C’est de les forcer à me tuer. Et de les entraîner tous avec moi.
La portée de ses révélations submergea ma pensée :
- Vous vouliez qu’elles vous maltraitent !
Des larmes brûlantes me suffoquèrent à mon tour :
- Vous vouliez que tout cela se produise ! Depuis le début vous avez attendu cet instant !
- Voilà pourquoi je suis désolée. Je t’aime, je ne pensais pas trouver une alliée en ces murs, mais tu as été meilleure pour moi que toutes les personnes que j’ai rencontrées dans ma vie. Quand l’empereur enverra des hommes brûler cet endroit, et il le fera… Il faudra que tu sois loin d’ici. Pars, va faire ta vie, va voir le monde, tu le mérites. Le monde mérite une personne comme toi.
- Il mérite une personne comme vous ! Il y a forcément une autre solution, vous ne pouvez pas vous laisser mourir !
L’orgueil n’avait jamais été mon pêché, mais aujourd’hui je décidai d’en user :
- Vous dites que vous êtes heureuse d’avoir rencontré une personne telle que moi. Cela n’est-il pas censé vous redonner espoir ? Vous ne voulez donc pas vivre pour les gens qui vous aiment et que vous aimez ? Vous devez vous accrocher ! Ensemble on peut trouver un moyen !
Angélique retira sa main de la mienne, et même si elle tremblait, elle effectua ce tour dont je n’avais jamais été capable. La petite bague qu’elle avait récupérée dans sa cellule réapparut entre ses doigts.
- Achab et Jézabel…, murmura-t-elle.
Pourquoi reparlait-elle de ça maintenant ?
- La mère supérieure ne t’a pas vraiment dit pourquoi j’avais été envoyée ici. Pourquoi elle a mis un point d’honneur à me traiter de Jézabel, la femme la plus décriée de la Bible, ou de catin de Babylone.
Je ne comprenais pas où elle voulait en venir, et visiblement, elle cherchait ses mots. La glace fondait au contact de sa peau brûlante.
- Je ne suis pas…pure, Théodora. Au sens où ta religion l’entend, au sens où je devrais l’être pour épouser le futur empereur du plus grand territoire chrétien que le monde ait connu.
Elle fit tourner la bague entre ses doigts :
- J’ai aimé un garçon, il était à peine plus jeune que toi. Il nous a accompagnés mon père, mes frères et moi, de Bretagne jusqu’à Constantinople. Je le connaissais depuis l’enfance, je l’ai aimé, il a été la seule chose que j’ais jamais désirée, et lorsque l’empereur l’a su, il l’a tué devant moi.
Elle parlait en peu de mots, peu d’émotions, mais elle n’osait pas me regarder. Avait-elle peur que je l’abandonne maintenant ? Alors que je comprenais enfin, je comprenais tout, la raison de ses actes, et cela me désespérait autant que se creusait un peu plus ma pitié pour elle. Car même si je ne l’avais jamais vécu, je savais ce que l’amour pouvait faire. Angélique avait connu un amour si fort qu’on ne le rencontre qu’une fois dans une vie. C’était un don, mais peut-être le plus terrible de tous, car je savais à présent qu’elle ne se battrait pas pour revenir. Elle pleurait, comme le soir où je l’avais surprise à parler à un mort.
- Vous ne devriez pas pleurer, ça va faire monter la fièvre…
- Voilà pourquoi je ne peux pas épouser Dacre ! dit-elle en retenant ma main. Voilà pourquoi j’ai promis qu’ils ne m’auraient jamais, et que je les détruirais tous à leur propre jeu ! Je vais mourir par leur faute, libre…et indomptable.
- C’est vous qui perdez dans l’histoire, je murmurai doucement. Personne ne devrait avoir à mourir pour ses idéaux.
La fièvre était là désormais, elle la consumait.
- J’étais morte avant même de mettre les pieds dans ce couvent.
La résolution se cristallisa dans mon esprit, s’imprima dans mes chairs jusqu’à ce que je me lève de son chevet :
- Je ne vous laisserai pas mourir ! Je vais prendre soin de vous, et si vous ne voulez pas le faire, je me battrai pour vous ! Et lorsque vous irez mieux, lorsque vous serez en mesure d’en parler, nous trouverons une solution ensemble.
Je retirai les linges de sa peau et partis chercher plus de glace. Mais en franchissant la porte, son sourire résigné ne me quitta pas. |