11
Une employée modèle
Peut-être donnons-nous tous le meilleur de nous-même à ceux qui de leur côté ne nous nous accordent que rarement une seule pensée. T.H. White
Allongé sur le canapé de cuir noir, dans son bureau, George Sheridan réfléchissait. Bientôt, il en était sûr, ce lundi 20 septembre 2010 obtiendrait le surnom de lundi noir. Lé début de la fin peut-être.
La matinée avait mal commencé. À peine avait-il mis un pied dans son bureau que sa secrétaire l'avertissait que l'assistante de Van der Bildt n'avait cessé de l'appeler. D'abord Linda Thompson, maintenant Van der Bildt … s'était-il dit avec une pointe d'agacement. Mais il était inquiet.
Puis à l'ouverture de la bourse, les actions de la Sheridan Brothers avaient rapidement plongé, de plus de dix pour cent, provoquant la panique dans les salles de marché et chez les actionnaires. Des rumeurs de faillite imminente, d'enquête de la SEC circulaient. Son téléphone sonnait sans relâche et il demeurait dans son bureau, les yeux fixés sur le plafond.
Leila MacEwan lui avait servi, à peu de chose près, la même soupe que sa chère vice-présidente. Faire cesser les enquêtes – que ce soit celle de la police ou du détective privé – à tout prix avant que des choses désagréables ne remontent à la surface sur leur société respective.
Mais Mlle MacEwan, il en était certain, n'était que le messager et son patron Robin Van der Bildt, le véritable expéditeur. Et tout comme Linda, il savait comment le convaincre de marcher avec lui. En repensant aux menaces à peine voilées, aux allusions aux « secrets liés à sa vie privée », il frissonna. Si jamais cela venait à se savoir … Il en mourrait. C'était précisément la raison pour laquelle il ne voulait pas que des gens tels que Van der Bildt gravitent autour de lui. Il finissait par savoir trop de choses même si – George devait le reconnaître – il avait tenu parole et fait cesser ce ridicule chantage auquel Nicole et lui avaient été soumis.
Robin Van der Bildt l'avait pour une fois aidé. Quelle ironie !
Il tourna légèrement la tête et contempla le cadre sur le mur opposé. Son grand-père, son père et lui-même posaient en compagnie du président Reagan, dans le Bureau ovale. C'était le bon temps, soupirait sans cesse George Sheridan Senior.
Cette banque était l'héritage de sa famille, la fierté des Sheridan, la trace indélébile de leur passage et de leur rayonnement dans ce pays. Il était de son devoir de faire l'impossible, et même plus encore, pour la faire perdurer. D'une certaine façon, c'était tout ce qui lui restait aujourd'hui.
Dans un soupir, George Sheridan se releva et contourna son bureau pour aller composer le numéro de Robin Van der Bildt.
OOoOo
Leila MacEwan ne l'accueillit pas à bras ouvert. Elle le fit patienter une quinzaine de minutes derrière une porte qui restait obstinément close. Peter l'entendait déambuler dans son bureau, aboyer des ordres au téléphone et crier sur quelques malheureuses secrétaires. Visiblement, il n'avait pas choisi le meilleur moment pour venir.
Enfin, elle consentit à le recevoir.
— Désolée mais c'est un peu la panique ce matin, s'excusa-t-elle en lui indiquant le siège en face du sien. Je n'ai pas beaucoup de temps à vous consacrer.
Sa tenue – une jolie blouse d'un violet soutenu et une jupe grise ajustée – était aussi impeccable et soignée que lors de leur première rencontre mais ses cheveux étaient légèrement décoiffés, comme si elle y avait passé la main à plusieurs reprises en signe d'énervement.
— Venons-en aux faits alors. Pourquoi Megan a-t-elle essayé de pirater le système informatique du groupe VDB ?
Elle blêmit légèrement et le fixa quelques secondes, interdite.
— Comment savez-vous que .. ? Qui est-ce qui vous a dit ça ? interrogea-t-elle d'un ton péremptoire et sans appel. Un des stagiaires, je suppose ?
Peter ne répondit pas, estimant qu'il n'avait pas à joué les indics pour elle. Cependant, il était certain que si elle mettait la main sur celui qui avait trop bavardé, le malheureux ne remettrait plus jamais les pieds dans les locaux du groupe Van der Bildt, ni à New York ni ailleurs.
Elle le fusilla du regard en constatant qu'il ne lui dirait rien du tout.
— Lorsque je vous ai donné le nom de nos stagiaires, vous avez prétendu que vous alliez seulement les interroger sur l'état d'esprit et le comportement de Megan avant sa mort. Pas sur le stage en question.
— C'est venu dans la conversation, déclara Peter qui haussa les épaules. Mais vous ne répondez pas à ma question alors je répète : pourquoi Megan a-t-elle essayé de pirater votre système informatique ?
— Aucune idée. Devant son air exaspéré, elle ajouta précipitamment : Je vous assure que c'est vrai ! Megan n'a pas voulu me le dire. Est-ce que je vous ai menti – ne serait-ce qu'une seule fois – jusqu'à présent ?
— Vous ne m'avez pas parlé des talents de hackeuse de Megan, pour commencer.
— Vous ne m'avez jamais posé la moindre question à ce sujet.
— Très drôle.
— Et je vous ai dit qu'elle était douée en informatique.
— Ouais … Ça fait au moins un mensonge par omission.
— De toute façon, ça n'a aucun rapport avec votre enquête, non ?
— C'est à moi d'en décider, trancha Peter. Alors, c'est vous qui l'avez surprise le fameux jour ?
Leila garda le silence quelques instants et l'espace d'une seconde, il crut qu'elle allait lui dire de débarrasser le plancher mais elle répondit – non sans s'être fendu d'un long soupir auparavant.
— C'était pendant la pause déjeuner. Tous les autres stagiaires étaient dans le hall et il y avait ce garçon – un vrai lèche-bottes – Elliot Gardner qui m'a demandé si je ne connaissais pas un restaurant sympa dans le quartier. Et c'est là que j'ai remarqué que Megan manquait à l'appel. Je me suis dit qu'elle devait être restée en haut, sans savoir que la pause avait commencé, alors je suis montée la chercher.
— Et .. ?
— Et, je l'ai trouvée dans mon bureau, assise sur mon siège, en train d'essayer de trouver mon mot de passe. En vain, heureusement.
Pourquoi Megan, élève et stagiaire modèle, avait commis pareille folie ?
— Qu'est-ce qu'elle aurait trouvé si elle avait découvert votre mot de passe ?
— Rien qui ne la regardait. Quelques mails – on a notre propre boîte de messagerie, de vieux relevés de comptes et les résultats du premier semestre … Je ne vois vraiment pas ce qui pouvait l'intéresser là-dedans, conclut Leila en secouant la tête.
— Vraiment pas ? insista-t-il.
— En fait, sur le coup, je me suis dit que c'était peut-être … oh, vous savez, un pari idiot entre les stagiaires. Pour jouer les dures. Je sais qu'elle avait un peu de mal à s'intégrer, à cause de ses liens avec M. Van der Bildt. Megan s'est peut-être dit que ce serait une manière de prouver qu'elle était l'une des leurs, qu'elle faisait partie de leur groupe.
Dubitatif, Peter esquissa une moue. La Megan qu'on lui avait dépeinte jusqu'à présent lui semblait trop libre, trop indépendante d'esprit pour céder à la pression du groupe. Elle n'était pas du genre à chercher l'approbation à tout prix ou à vouloir rentrer coûte que coûte dans le moule. Au contraire, elle paraissait tirer avantage et fierté de ses différences.
— Vous savez, Mlle MacEwan, la plupart de vos stagiaires sont convaincus que Megan était réellement avantagée. Et quand on sait qu'elle n'a pas été renvoyée après ses exploits informatiques, on ne peut que leur donner raison.
Leila se tortilla sur son siège et grimaça, l'air mal à l'aise.
— Si ça n'avait tenu qu'à moi, je l'aurais renvoyée sur-le-champ, reconnut-elle. Mais comme ce n'était pas de mon ressort, je l'ai emmenée dans le bureau de M. Van der Bildt. Sur le chemin, j'ai bien essayé de savoir pourquoi elle avait fait ça mais elle est restée silencieuse.
— Donc, c'est M. Van der Bildt – son parrain – qui a choisi de la garder, fit Peter d'une voix quelque peu moqueuse.
Leila leva les yeux au ciel.
— Je suis sûre qu'il lui a passé un savon.
— Je suis sûr que si c'était un autre stagiaire, il l'aurait jeté par la fenêtre.
— Peut-être qu'il a estimé que ce n'était pas si grave.
— Ah bon ?
— Après tout, Megan n'a pas réussi à s'introduire dans notre système informatique.
— Uniquement parce qu'elle n'a pas trouvé votre mot de passe.
— Peut-être mais il n'empêche qu'elle n'a rien fait de très préjudiciable finalement. Même si ce n'est dû qu'à la chance, reconnut-elle. Ecoutez, M. Westerfield, si vous tirez sur quelqu'un dans l'intention de le tuer mais que vous ne réussissez qu'à le blesser gravement, on ne va pas vous inculper pour meurtre mais pour tentative d'homicide.
Cette fois, ce fut au tour de Peter de lever les yeux au ciel devant cette improbable comparaison.
— Sauf que je passerais quand même quelques années en prison, contra-t-il. Alors que Megan a eu quoi ? Une tape sur les doigts ? Vous pouvez toujours prétendre le contraire mais ça ressemble beaucoup à du favoritisme.
Leila haussa les épaules et remonta la manche de sa blouse pour regarder sa montre.
— Navrée de devoir mettre un terme à cette charmante entrevue mais j'ai une réunion, lui annonça-t-elle avec son habituel sourire.
Une fois hors de l'imposante tour, Peter remonta dans sa Corvette. Direction le Queens.
La veille au soir, après moult recherches, il avait fini par trouver le nom de l'employée qui avait effacée les enregistrements de vidéossurveillance le soir de la mort de Megan. Il avait effectué une petite danse de la victoire, seul – heureusement – dans son bureau, pour célébrer ça, à mi-chemin entre un haka néo-zélandais et un clip de Shakira.
L'employée en question s'appelait Callie Wilson et avait vingt-neuf ans. Elle avait travaillé durant quatre années à la sécurité du Charlton Plaza avant d'en être renvoyée le 28 août.
Peter avait appris qu'à son limogeage, elle avait quitté Manhattan et s'était installée dans le Queens, chez sa mère.
Avant de prendre le volant, il téléphona chez les Wilson.
— Allô ? fit une vois féminine.
— Est-ce que Kerry est là ?
— Désolée, il n'y pas de Kerry ici. Vous avez du faire un faux numéro. Au revoir.
Et on raccrocha.
Bon, Callie Wilson était chez elle … ou bien, la femme qui avait répondu était sa mère. Peter réfléchit deux ou trois secondes, se regarda dans le rétroviseur puis haussa les épaules. Il verrait une fois qu'il serait arrivée, décida-t-il en démarrant.
Il lui fallut près de trois quarts d'heure pour arriver. Une tornade avait touché une partie du Queens quelques jours auparavant et les stigmates étaient encore bien visibles. Des arbres étaient tombés sur des maisons, d'autres jonchaient les rues de certains quartiers.
Les Wilson mère et fille vivaient dans une rue plutôt cossue, une interminable succession de pavillons plus ou moins semblables avec la voiture familiale dans le garage, le jardin aux pelouses impeccables et l'indispensable balançoire. Leur maison avait été épargné par la tornade de la semaine précédente.
La femme qui vint lui ouvrir ne pouvait être que Callie Wilson. Il avait déjà vu des photos d'elle sur Internet. Ses cheveux étaient plus courts et mieux coiffés qu'à l'époque de sa remise de diplôme, sa taille plus fine mais il la reconnaissait sans l'ombre d'un doute. La toge noire avait été remplacée par une tenue plus décontractée : un long gilet gris, un tee-shirt blanc et un jean. Elle était pieds nus.
Pour une fois, Peter décida de jouer franc-jeu avec et contre toute attente, cela marcha. Callie semblait très intéressée par son enquête sur la mort de Megan. Qu'elle n'avait pas connue, lui précisa-t-elle en l'invitant à la suivre dans le salon, mais dont le décès était lié à son renvoi.
— Qui est complètement injuste, conclut-elle d'une voix furieuse.
— Donc, vous dites que vous n'avez pas effacés ces enregistrements ?
— Bien sûr que non !
— Racontez-moi ce qui s'est passé le soir de la mort de Megan.
— Compte tenu des circonstances et du monde présent à cause de la réouverture, les choses se passaient remarquablement bien. Je me rappelle que certains ont essayé d'entrer sans invitation mais c'est le seul problème qu'on a eu à ma connaissance.
— Visiblement, non, remarqua Peter qui versa un peu de sucre dans le café qu'elle lui avait servi.
— Oui, vous avez raison. Plus tard, l'un des serveurs a découvert le corps de cette pauvre jeune fille et ...
— Je suppose que c'est à ce moment-là que votre chef, Craig Warren, a quitté la salle.
— Non. Il était déjà dans la salle de réception. Je crois qu'il était allé rejoindre l'assistante de M. Van der Bildt, Lyla ou Lily Mac-quelque-chose.
— Leila MacEwan ?
— Oui, voilà, confirma Callie avec un hochement de tête.
— Ils sont ensemble ?
Nouvel hochement de tête.
Ainsi donc, le chef de la sécurité du Plaza, le lieu du crime, et l'assistante de Robin Van der Bildt, sous les ordres de laquelle Megan avait travaillé l'été précédent sa mort, sortaient ensemble. Le détective eut beau faire tourner ses méninges à plein régime, il n'arriva pas à trouver de lien avec la mort de la jeune fille.
Après tout, Leila et Craig avaient à peu de chose près le même âge, ils étaient célibataires et travaillaient pour la même société … Quoi de plus normal qu'une idylle naisse entre ces deux-là ?
Il fallait qu'il arrête de voir le mal et les conspirations partout.
— Puisque Craig Warren n'était même pas présent quand les enregistrements ont été effacés, comment peut-il décréter que vous êtes fautive ?
— J'aimerais bien le savoir ! Tout ce que je sais, c'est que la police est arrivée peu de temps après et qu'ils ont interrogé tout le monde – ce que les invités ont très moyennement apprécié, je peux vous le dire … Le policier a demandé à M. Warren de lui montrer les vidéos de surveillance du septième étage et c'est là qu'on a réalisé que les enregistrements avaient déjà été effacés. Il était très en colère mais dans la panique qui a suivi la découverte du corps, n'importe qui pouvait faire une erreur.
— Et c'est à ce moment qu'on vous accusé et annoncé votre renvoi ?
— Oui. Le plus dingue, c'est qu'au début, M. Warren ne voulait pas en arriver jusque là. Il m'a parlé d'une suspension temporaire et d'un blâme. Moins d'une heure plus tard, j'étais au chômage.
Elle secoua la tête, encore estomaquée par ce brusque revirement. Peter lui demanda ce qui avait bien pu se passer dans l'intervalle, même s'il avait sa petite idée.
— Je ne sais pas trop, murmura Callie d'un air songeur, mais j'ai surpris une conversation plutôt musclée entre M. Warren et Robin Van der Bildt. Megan Sheridan était sa filleule alors je suppose que ceci explique cela. C'est la seule explication qui se tienne. Une chose est sûre : c'est Van der Bildt qui voulait ma peau, pas Craig Warren. Lui, il m'a même proposé une compensation financière parce qu'il trouvait mon renvoi excessif.
— Vous avez accepté son argent ?
— Non, certainement pas, mais j'ai bien l'intention de m'en servir comme la preuve que le groupe Van der Bildt a bien plus à se reprocher que moi dans cette affaire. Et puis, ajouta-t-elle d'un ton triomphal, je gagnerais sans doute beaucoup plus lors du procès.
— Le procès ? répéta bêtement Peter.
— Qu'est-ce que vous croyez ? J'ai bien l'intention de les attaquer en justice pour licenciement abusif et de leur réclamer des dommages et intérêts !
OOoOo
Peter revenait à peine de chez Callie Wilson quand il reçut un appel de son ami Ryan. Il jeta sa veste sur le canapé avant de s'y laisser tomber lui-même.
— Grande nouvelle, mon ami, claironna-t-il dès que Peter eut décroché. J'ai réussi à récupérer une partie des données du disque dur de ta Megan.
— Génial ! Est-ce que tu peux m'apporter ça maintenant ? J'ai un peu de temps avant d'aller à la manifestation.
— Euh … Quelle manifestation ?
— Laisse tomber, ce serait trop long à expliquer.
— Ouais, si tu le dis, grommela son meilleur ami. En tout cas, désolé, mais je n'ai pas le temps de passer à l'agence ce midi. Pause déjeuner pas assez longue. Eh oui, y'en a qui bossent.
— Tu peux me résumer ce que tu as trouvé au moins ?
— Surtout des dossiers au nom d'Amar Besbe.
— Qui ?
Il se releva et ouvrit son tiroir à la rechercher des calepins qu'il avait noircis au fil de son enquête. Il feuilleta rapidement les carnets à la recherche du nom d'Amar Besbe.
— Je ne le savais pas au début mais j'ai fait une partie de ton boulot. Pour ta gouverne, lui apprit Ryan, Amar Besbe est professeur d'économie à l'université Columbia.
Peter eut beau fouiller dans sa mémoire, il ne se rappelait pas avoir jamais entendu parler de Besbe ou de Columbia depuis le début de son enquête. Encore une nouvelle pièce du puzzle qu'il n'arrivait pas à faire concorder avec le reste.
— Qu'est-ce qu'il y avait dans ces dossiers ?
— Des relevés de comptes. Le plus ancien date de janvier dernier et le plus récent du mois d'août.
Voilà donc ce que cherchait Megan quand elle avait essayé de s'introduire dans le système informatique du groupe Van der Bildt, l'été dernier. Mais pour quelle raison s'intéressait-elle à ces comptes ?
— Le plus étrange, c'est qu'il y a deux exemplaires pour chaque mois mais j'ai regardé les chiffres et ils ne correspondent pas. Bizarre, non ?
— Comme tu dis, l'approuva Peter. Je ne sais pas trop … J'hésite à en parler à Leila MacEwan mais …
— Qui est-ce ?
— Elle travaille pour le groupe VDB. C'est même l'assistante du grand patron, Robin Van der Bildt.
— Mais les relevés de compte ne sont pas ceux de sa société mais de la SB, Peter.
La SB. Le sigle de la Sheridan Brothers, la banque fondée par l'arrière-grand-père de Megan et actuellement dirigée par son propre père George Sheridan. Pourquoi Megan possèdait-elle les relevés de compte de cette banque ? |