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Les hautes sphères de la finance
Il y a dans la marée des choses humaines un reflux qui porte les espérances naufragées des hommes dans un port assuré quand la tempête est passée. Il me semble que ceux qui vivent aujourd'hui survivent à un âge désespoir. Percy Bysshe Shelley
Peter déjeuna sur le pouce tout en se rendant à Central Park. Il avait appris par la presse locale qu'une manifestation s'y tenait contre l'exécution d'Eddie Petterson.
Le professeur Amar Besbe ayant accepté de le rencontrer après ses cours, en fin d'après-midi, il aurait à peine le temps de parler avec quelques manifestants avant d'aller à Columbia.
Deux ans auparavant, Eddie Petterson, alors âgé de dix-sept ans, avait été condamné à la peine capitale pour les meurtres de la mère et du beau-père de sa petite amie de l'époque, la jeune Carrie Spacek. Peter se rappelait avoir vu dans les journaux télévisés des brides du procès surmédiatisé de Petterson qui avait secoué Harrisburg, la capitale de la Pennsylvanie.
Carrie Spacek, quinze ans à l'époque des faits, avait été condamnée à la prison à vie. Le procès avait révélé que son beau-père abusait régulièrement d'elle et qu'elle avait fugué lorsque sa mère avait refusé de la croire. Sa route avait alors croisé celle d'Eddie. Les deux adolescents étaient revenus à Harrisburg pour "sauver" la jeune demi-sœur de Carrie des griffes de son beau-père. Ses révélations avaient défrayé la chronique mais n'avait rien changé au sort judiciaire des deux amants terribles.
Quand Peter arriva sur les lieux de la manifestation, des militants étaient déjà présents. Il devait être une bonne cinquantaine.
Demeuré à l'écart, il les observa pendant plusieurs minutes en se demandant comment il allait pouvoir en accoster un pour lui parler de Megan. En espérant qu'il se souviendrait d'elle. Mais il avait lu que même dans une grande ville de la taille de New York, les manifestants qui se battaient contre l'exécution d'un condamné à mort, se connaissaient plutôt bien. Ils n'étaient pas tant que ça après tout.
Ce qui l'ennuyait surtout, c'est qu'il n'était pas certain que creuser cette piste lui serve à grand-chose. Même en faisant preuve d'imagination, il avait beaucoup de mal à trouver un lien entre la mort de Megan et ses participations aux manifestations contre l'exécution du jeune Petterson.
Mais depuis le début de son enquête, il était parti du principe que s'il n'était pas accidentel, le décès de Megan était fatalement lié à ses activités des semaines voire des mois précédant la tragédie. Des activités impliquant ce genre de manifestations donc.
Cela ne l'empêcherait pas de découvrir la raison pour laquelle Megan s'était à ce point intéressée aux comptes de la Sheridan Brothers – si on en croyait les dossiers retrouvés sur son ordinateur – mais aussi à ceux de Bank of New York. Car Peter était maintenant certain que c'était ce qu'elle recherchait quand elle avait tenté de s'introduire dans le système informatique d groupe VDB.
Plongé dans ses pensées, le jeune détective ne remarqua pas la jeune femme qui s'approchait de lui.
— Euh ... Excusez-moi, vous êtes nouveau ? lui demanda-t-elle, les sourcils froncés.
Peter releva la tête, un peu surpris. Avec ses longs cheveux légèrement bouclés, sa jupe aux couleurs vives et son sac en bandoulière, elle avait une allure un peu bohème qui lui rappelait celle de son amie Jenny, à l'époque de la fac. À l'époque où ils sortaient encore ensemble, avant qu'il ne la quitte pour sa future femme.
— Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?
— Ça fait longtemps que je participe aux manifs contre l'exécution d'Eddie Petterson alors je commence à connaître du monde, lui expliqua-t-elle. Je m'appelle Amelia. Alors, c'est la première fois que vous venez ?
— Je ne suis pas vraiment là pour la manifestation.
Il s'interrompit quelques instants, se demandant s'il devait révéler sa véritable identité à Amelia et comment il allait bien pouvoir lui parler de Megan.
— Je ... Je suis détective privé en fait, finit-il par expliquer. J'enquête sur la mort d'une jeune fille qui a pas mal manifesté contre la condamnation à mort d'Eddie Petterson. Elle s'appelait Megan. Megan Sheridan. J'ai une photo d'elle, si ça peut vous aider ...
— Oh, inutile, je me souviens de Megan, fit Amelia en grimaçant. Vu qu'elle est morte. Mais je ne comprends pas : j'ai lu dans les journaux qu'elle avait fait une overdose d'héroïne pendant une réception dans je ne sais plus quel hôtel.
— Sa mère ne croit pas du tout à cette version et c'est pour ça qu'elle m'a engagé.
— Alors là, je la comprends ! s'esclaffa-t-elle. J'ai halluciné quand j'ai appris pour l'overdose.
— Vraiment ? Ce n'était pas le genre de Megan ?
— Pas du tout ! Bon, on n'était pas super copines mais je l'ai jamais vu boire ou fumer quoi que ce soit, même pas une clope alors l'héroïne ? La seule fois où elle a parlé de drogue devant moi, c'était le lendemain d'une soirée dans les Hamptons cet été. Elle a dit qu'elle avait fait un mauvais trip, qu'elle s'était conduite comme une idiote ...
— Vous étiez à cette soirée ?
— Dans les Hamptons ? Franchement, j'ai une tête à traîner dans ce coin de bourges ? renifla Amelia. Pour en revenir à Megan, j'ai toujours pensé que ça ne collait pas. Je trouve ça bizarre qu'elle se soit fait un fix juste avant une soirée avec ses parents et tout ...
Peter hocha la tête.
Son raisonnement rejoignait le sien et même si Amelia et Megan n'étaient pas "super copines" comme elle venait de le dire, cela lui faisait du bien d'entendre quelqu'un d'autre que lui ou Nicole Sheridan remettre en cause la thèse de l'overdose accidentelle. Cela faisait longtemps qu'il n'y croyait plus lui-même mais il y avait tellement de zones d'ombres dans cette affaire, de questions sans réponses, qu'il en venait à douter de son instinct, d'ordinaire si sûr.
— Vous avez raison, confirma-t-il, ça ne colle pas.
— Mais vous pensez vraiment que la mort de Megan a un rapport avec nos manifestations ? Un pro-peine de mort l'aurait tuée, c'est ça votre théorie ? Ou bien un proche de la famille de Carrie Spacek ?
— Non, je n'irai pas jusque là, admit-t-il, mais Megan semblait vraiment touchée par cette affaire en particulier. J'aimerais juste comprendre pourquoi.
Amelia haussa les épaules et se tourna vers les manifestants, dont certains allumaient des cierges. Elle se retourna brusquement et se mit à fouiller dans son immense besace.
— La peine de mort est horrible et inhumaine. C'est ça qui la touchait. Ça me paraît largement suffisant, non ?
— Il doit y avoir une centaine d'exécutions chaque année dans ce pays mais Megan n'a pas participé à autant de manifestations.
— C'est vrai que cette affaire semblait la toucher plus que d'autres, reconnut-t-elle en sortant un paquet de cigarettes de don sac. Je crois que c'est un mélange de plusieurs raisons. Déjà, Eddie Petterson avait son âge au moment des meurtres, ce n'était qu'un adolescent ...
— Qui a massacré toute une famille, lui rappela Peter en haussant un sourcil. Ça m'étonnerait que Megan ait pu s'identifier à lui, de quelque manière que ce soit.
— Ce qu'il a fait est horrible mais il est malade ! Il est schizophrène et le procureur n'en a même pas tenu compte dans sa plaidoirie finale ! Comme si la schizophrénie n'était qu'une grippe ... Sans parler du fait que le beau-père de Carrie Spacek était un pédophile. Mais bon, maintenant que monsieur le procureur est devenu gouverneur, Eddie Petterson n'a pas beaucoup de chance de rester en vie, conclut-elle en secouant la tête avec dégoût.
Elle lui tendit une cigarette qu'il refusa d'un signe de tête.
— En tout cas, Megan était à fond, poursuivit Amelia après avoir tiré une longue bouffée. Elle voulait écrire un article là-dessus dans le journal de son lycée et elle est allée à l'hôpital Beth Israël pour se renseigner sur la schizophrénie. J'avais beau lui répéter que jamais son lycée pour petites filles riches ne publierait un truc pareil, elle a quand même continué. Elle y allait si souvent vers la fin de l'été que j'ai commencé à la taquiner en lui disant qu'elle avait du tomber amoureuse d'un des médecins ou un truc comme ça ...
Peter et elle échangèrent un sourire triste. Puis Amelia se figea, comme si elle venait de se souvenir de quelque chose. Et effectivement :
— Je me rappelle d'une scène bizarre quand même. Ça n'a sans doute rien à voir avec sa mort ...
— Dites toujours, l'encouragea-t-il.
— C'était pendant une manifestation, en juin dernier si je me souviens bien. Megan a été abordée par un type que je n'avais jamais vu avant. Plus vieux que nous.
— A peu près mon âge ?
— Non, plus vieux que vous aussi. Il devait avoir entre la cinquantaine, un peu moins. Entre quarante-cinq et cinquante ans à mon avis. Les cheveux blonds, taille moyenne ... Désolé, je ne l'ai pas très bien vu, ils étaient plutôt loin de moi. Il était en train de filmer. Je crois que c'est ce qui a attiré mon attention.
— Il travaillait pour une chaîne de télévision ?
— Non, je ne crois pas. La caméra était toute petite et il était seul. Il n'avait pas d'ingénieur du son, de maquilleur ou de truc comme ça. J'ai trouvé ça vraiment bizarre.
— Et ensuite, que s'est-il passé ? la pressa Peter.
— Eh bien ... Megan et lui ont discuté quelques minutes. Je ne sais pas ce qu'il lui a dit mais quand elle est revenue vers notre groupe, elle avait vraiment l'air bouleversée.
OOoOo
Peter n'avait jamais été étudiant à Columbia mais il avait suivi des cours de sociologie et de criminologie à NYU. Sans doute était-ce pour cela qu'il regardait avec une certaine nostalgie les étudiants prendre leurs aises sur les pelouses de la fac, jouer au frisbee ou au volley-ball, profitant de l'été indien caractéristique de New York.
Le professeur Amar Besbe l'attendait dans sa salle de classe. C'était un quinquagénaire bedonnant, aux cheveux poivre et sel bouclés. Il avait un nez proéminent, un double menton et des yeux sombres et vifs.
Peter le salua en lui serrant la main et le remercia d'avoir accepté de le rencontre si vite.
— Ne me remerciez pas, c'est bien normal, M. Westerfield.
Besbe était assis sur son bureau, aussi Peter prit place sur les bancs d'habitude réservés aux étudiants. Drôle de retour en arrière.
— Comment se fait-il que Megan ait eu un dossier à votre nom sur son ordinateur ?
— Elle a pris contact avec moi, lui répondit simplement le professeur d'économie. Vers le mois de juillet.
— Pour quelle raison ?
— Elle avait découvert que la Sheridan Brothers truquait ses comptes depuis plusieurs mois, qu'elle jouait en bourse l'argent de certains clients – sans les prévenir – pour se renflouer. Et ce, en violation d'accords passés avec le gouvernement.
— Comment l'a-t-elle découvert ? demanda Peter d'un ton tranquille.
Ce que Besbe lui apprenait ne le surprenait pas, il le soupçonnait depuis sa conversation avec Ryan.
— Je ne sais pas. C'est elle qui a pris contact avec moi, par e-mail. Je ne l'ai pour ainsi dire jamais rencontrée. Elle m'a envoyé un message avec les comptes de la banque SB. D'un côté, les chiffres officiels, disponibles sur leur site internet et certifiés par un cabinet et de l'autre, les vrais chiffres qui montraient des pertes de plus en plus astronomiques au fil des mois.
Il s'interrompit, leur laissant à tous les deux le temps d'assimiler ce qu'il venait de dire, de penser aux centaines, voire aux milliers, de clients lésés sans le savoir, aux répercussions sur l'économie du pays.
Mais il demeurait un nombre conséquent de questions.
— J'ai fouillé la boîte de messagerie électronique de Megan et je n'ai pas vu de traces de ces mails.
— Elle s'était crée une autre adresse pour m'envoyer ces messages et elle le faisait toujours depuis un cybercafé, jamais depuis son propre ordinateur.
— Et comment avez-vous su que ce n'était pas une mauvaise plaisanterie ? voulut savoir Peter. D'un de vos élèves par exemple ?
— J'ai été enquêteur à la SEC pendant de nombreuses années avant de quitter Washington et de venir enseigner ici, lui expliqua Besbe.
La SEC était l'organisme en charge de la réglementation et du contrôle des marchés financiers.
— Je pense que c'est la principale raison pour laquelle Megan m'a envoyé les comptes de la banque et pas à n'importe quel autre prof d'économie, reprit Besbe. Elle m'a écrit qu'elle savait que j'avais travaillé pour la SEC.
— Donc, elle avait l'intention de dénoncer son propre père ?
— C'est difficile à dire. Je crois qu'elle voulait avant tout une confirmation de la gravité de ce qu'elle soupçonnait. Je ne pense pas qu'elle ait réfléchi à la suite.
— Vous croyez que George Sheridan était au courant qu'elle détenait des informations aussi préjudiciables pour sa banque ?
— Elle ne m'a rien dit à ce propos mais je ne pense pas. Je suis convaincu qu'elle a découvert toute cette histoire par hasard. Parce que c'est une adolescente, la fille de Sheridan et qu'il ne se méfiait pas d'elle. Il aurait suffi d'une porte non fermée à clé, d'un ordinateur qu'on laisse en veille plutôt que de l'éteindre une fois qu'on a fini s'en servir ou d'une conversation téléphonique pas assez discrète.
Oui, c'était l'explication logique, se dit Peter. Megan était peut-être douée en informatique mais elle n'avait pu découvrir ce genre d'information que par hasard. Avant de comparer les chiffres des comptes officiels et ceux qu'elle avait envoyés à Besbe, elle n'avait aucun moyen de savoir que son père et sa banque se rendaient coupables de malversations financières.
Mais dans ce cas, comment expliquer sa tentative d'intrusion dans le système informatique du groupe VDB ?
— Megan ne parlait que de la Sheridan Brothers dans ces e-mails ? demanda-t-il. Jamais d'une autre banque ?
— Non, mais dans le dernier mail qu'elle m'a envoyée, elle disait qu'elle avait découvert quelque chose d'autre ... Mais j'ai toujours pensé que cela concernait également la SB. Je sais par d'ancien contact que la SEC prépare une opération d'envergure. La SB n'est pas la seule banque soupçonnée de flouer ses clients.
— Quelles sont les autres banques ?
— Je l'ignore mais vous, vous semblez croire que Megan le savait.
Peter lui raconta alors la glorieuse mais vaine tentative de la jeune fille de piratage du système informatique du groupe Van der Bildt. Il lui expliqua également que son ami Ryan n'avait pu récupérer qu'une seule partie des données du disque dur de Megan et que l'autre partie, celle qui avait été effacée, pouvait bien contenir des informations sur Bank of New York.
— Je veux bien vous croire, M. Westerfield mais soyons réaliste. Que Megan ait découvert par hasard et du fait de ces liens avec George Sheridan les délits financiers de la SB, d'accord ...Je veux bien le croire. Je suis même pratiquement sûr que les choses se sont passées ainsi mais ce genre de hasard ne se reproduit pas deux fois, déclara le professeur Besbe en secouant la tête.
— Sauf si, en plus d'être la fille du président de la SB, on est aussi la filleule de celui de Bank of New York. Sauf si on a effectué un stage chez eux durant tout un été.
Besbe fit la moue. Il ne semblait pas convaincu et Peter comprenait parfaitement pourquoi. Il ne voulait pas être convaincu.
Il avait du apprendre le décès de Megan par la presse. Ne connaissant pas la jeune fille – il avait lui-même avoué ne l'avoir jamais rencontrée – il avait du croire la police sur parole lorsque celle-ci affirmait que sa mort était accidentelle. Peut-être s'était-il interrogé l'espace de quelques jours sur son décès mais une fois que la police avait rendu ses conclusions, il n'avait aucune raison de les remettre en question. D'autant plus qu'il y avait au d'autre overdose au cours de l'été, causée par cette fameuse héroïne coupée avec le fentanyl.
Désormais, il savait que la mère de Megan ne croyait pas à cette version et que peut-être sa mort était-elle liée à ces découvertes sur la SB – et le groupe VDB.
— Soyez honnête avec moi, murmura le professeur. Est-ce que vous croyez que j'ai été négligeant ? Que je l'ai laissée se mettre en danger de mort sans penser à sa protection ?
— Je crois surtout qu'il est un peu tôt pour établir un lien formel entre ces deux banques et la mort de Megan. Et traitez-moi de naïf si vous voulez mais j'ai du mal à imaginer que le père ou le parrain de Megan soit mêlé à sa mort. J'ai d'autres pistes dont je ne peux pas vous parler mais qui sont beaucoup plus crédibles. Croyez-moi.
Il ne savait toujours pas qui de Jake ou de "l'autre garçon blond" était le père de son bébé, ni même comment Megan comptait trouver l'argent nécessaire pour son avortement. Jake avait pu faire une crise de jalousie et commettre l'irréparable – Peter trouvait cela invraisemblable mais bon ... Et bien sûr, il n'oubliait pas le mystérieux adunn qui avait donné rendez-vous à Megan quelques heures avant sa mort au Charlton Plaza.
Il quitta le professeur Besbe sur ses paroles qu'il espérait rassurantes et remonta dans sa voiture. Quelques minutes plus tard, il remarqua derrière son véhicule une Ford noire. La voiture lui semblait familière.
OOoOo
Le lendemain matin, plusieurs coups sonores contre la porte d'entrée réveillèrent Peter en sursaut. Il grogna un peu dans son oreiller, se demandant qui pouvait venir l'importuner à une heure aussi matinale.
Il se leva et enfila rapidement tee-shirt à l'effigie de David Bowie avant d'aller ouvrir. L'homme derrière la porte se tenait droit – ou raide – comme un piquet, vêtu d'un costume gris à fines rayures. Il devait avoir une soixantaine d'années.
Peter cligna bêtement de l'œil.
— Euh ... Oui ?
— George Sheridan, se présenta le nouvel arrivant en lui tendant une main que Peter serra mollement. Puis-je entrer ?
Il hocha la tête sans mot dire, encore un peu ébahi par la présence du banquier dans son modeste appartement. Sa conversation de la veille avec le professeur Amar Besbe était encore bien présente à son esprit, aussi lui fallut-il quelques secondes de plus pour se rappeler que George Sheridan était également le père de Megan.
Peter ôta rapidement quelques coussins du canapé, jeta un reste de pizza et enfila un jogging nonchalamment posé sur un fauteuil. Il adressa à Sheridan un petit sourire d'excuse avant de prendre place en face de lui.
— J'ai cru comprendre que vous enquêtiez sur la mort de ma fille, commença Sheridan en le regardant droit dans les yeux.
S'il attendait une réaction – de surprise ou de mécontentement de la part du jeune détective – il en eut pour ses frais. Peter n'esquissa pas le moindre mouvement et se contenta de contempler le banquier comme s'il déblatérait à propos de la météo du lendemain.
— Ecoutez, M. Westerfield, ne tournons pas autour du pot. Je vous demande de cesser votre enquête. Ce sera mieux pour tout le monde – pour mon épouse, pour moi et pour votre agence.
— Si votre épouse veut que je cesse mes investigations ou qu'elle n'est pas satisfaite de mon travail, je lui suggère de venir m'en parler elle-même. Mais ce n'est pas l'impression que j'avais jusqu'à présent.
Le soupir que laissa échapper Sheridan confirma clairement ce que Peter soupçonnait déjà : Mme Sheridan n'était pas l'instigatrice de cette petite visite. Sans doute n'était-elle même pas au courant.
— Ma femme a du mal à faire son deuil. La mort de Megan en elle-même est difficile à supporter mais les ... circonstances l'ont rendue encore plus pénible pour Nicole. Elle se sent coupable, ajouta-t-il.
— Pas vous ?
Sheridan grimaça et détourna le regard, l'espace de quelques secondes.
Il savait qu'il se montrait dur avec Sheridan, père de famille récemment endeuillé, mais il n'appréciait que moyennement son intrusion matinale, et pas seulement en raison de l'heure. S'il tenait tellement à soutenir sa femme, il aurait mieux fait de travailler un peu moins et de rester avec elle plutôt que de prétendre lui indiquer comment mener ses enquêtes.
— Avez-vous des enfants, M. Westerfield ?
— Un fils. Six ans, ajouta-t-il devançant sa prochaine question.
— Alors vous comprenez ce que je ressens, murmura M. Sheridan. Si votre enfant venait à disparaître, quelles que soient les circonstances, vous vous sentiriez infiniment coupable. Mais je ne suis pas seulement un père en deuil, je suis aussi un mari qui ne cherche qu'à protéger sa femme.
— Si c'est ce qui vous inquiète, l'arrêta Peter, je n'essaie pas d'exploiter son chagrin pour renflouer mon portefeuille. C'est Nicole qui m'a demandé d'enquêter, pas l'inverse.
Sheridan hocha la tête.
— M. Westerfield, croyez-vous que Megan ait été assassinée ?
— Je ne sais pas encore, Monsieur, mais je le pense.
— Moi, je sais que ce n'est pas le cas et au fond d'elle, Nicole aussi. La mort de Meg n'a été qu'un tragique accident, certainement pas un meurtre. Et plus vite Nicole l'acceptera, plus vite réussira-t-elle à avancer. C'est pour cela qu'il faut que vous mettiez fin à votre enquête. Dites-lui que vous n'avez rien découvert de probant – après tout, ça semble réellement être le cas.
Il se leva et sortit de l'intérieur de sa veste un nombre conséquent de liasses de billets.
— Un petit dédommagement, ajouta-t-il avant de quitter le minuscule appartement, pour le temps perdu sur cette affaire.
Peter ne prit pas la peine de compter. Peu importait la somme, il savait déjà qu'il l'accepterait. Mais si Sheridan pensait que quelques centaines de dollars et une visite mi-menaçante, mi-éplorée suffirait à lui faire abandonner une enquête, il se mettait le doigt dans l'œil.
Au contraire, il était plus déterminé que jamais. |