15
Le poids du passé
Il est plus facile de renoncer à une passion que de la maîtriser. Nietzche
Sally Ann passa la nuit à l'hôpital où on lui fit dès son arrivée un lavage d'estomac. Les nouvelles étaient cependant rassurantes : elle avait fait un coma éthylique mais ne devrait pas garder de séquelles de "l'incident" comme l'appelait déjà son père.
Le visage posé contre la vitre glacée, Sally Ann regardait les rues de la Nouvelle Rochelle s'éloigner à mesure que la voiture de son père se rapprochait de Manhattan.
Ils formaient un drôle de groupe, songea-t-elle légèrement amusée en regardant ses parents, assis à l'avant. Robin et Ellen passaient une agréable soirée au théâtre quand Olivia les avait appelés pour leur dire que leur fille aînée avait été transportée d'urgence à l'hôpital, inconsciente. Ils étaient arrivés à l'hôpital de Sound Shore moins d'une heure plus tôt sans s'être changés.
M. Van der Bildt portait encore son smoking quand Sally Ann s'était réveillée dans un lit d'hôpital et son épouse était au comble de l'élégance dans sa longue robe de soirée noire.
Sally Ann elle-même était encore vêtue de sa robe. Elle avait un peu froid à vrai dire, bien que son père lui ait donné sa veste noire avant qu'il ne quitte l'hôpital.
Mme Van der Bildt mit fin à sa conversation téléphonique et se tourna vers Sally Ann.
— Harry va venir, annonça-t-elle. Il sera là en fin d'après-midi au plus tard.
— Ce n'était pas la peine, protesta la jeune fille, malgré tout contente que son petit-frère revienne à New York simplement pour elle.
— Je lui ai dit que tu allais bien mais il a insisté.
Son mari la fusilla du regard.
— Franchement, Ellen, était-ce nécessaire ? Tu sais que Harry est très émotif. Ce n'est pas la peine de le bouleverser davantage.
— Dis plutôt que tu ne veux pas lui avouer la vérité sur ... sur ton fils, cracha Ellen.
— Oh, je t'en prie, tu ne vas pas recommencer avec ça. Pas maintenant.
Sally Ann, qui faisait semblant de ne pas entendre l'amorce de dispute entre ses parents, sursauta et se redressa brusquement, comme si quelqu'un avait mis sa main dans une prise électrique. Avait-elle bien entendu ?
— Attendez ... Harry n'est pas au courant ? Tu ne lui as encore rien dit ?
— Sally Ann, ce n'est certainement pas à toi de me dire ce que je dois faire ou quand je dois le faire. Entendu ?
— Mais tu vas lui dire ce week-end, non ?
— Grâce à ta chère mère, je n'ai pas vraiment le choix, persifla M. Van der Bildt sans même accorder à sa femme un seul regard.
Mais celle-ci ne comptait pas se laisser faire.
— Parce que c'est de ma faute évidemment ! s'exclama-t-elle, hors d'elle. Bon sang, mais est-ce qu'il t'arrive d'assumer tes actes, de ne pas rejeter les conséquences de tes propres fautes sur les autres ?
— De quelles fautes est-ce que tu parles exactement ? Je n'en ai commis qu'une seule et elle remonte à vingt ans au bas mot. Alors ne t'avise surtout pas de me rendre responsable des beuveries de ta fille ou d'autres conneries de ce genre.
— Sally Ann boit jusqu'à en perdre connaissance le lendemain de ta grande révélation et toi, bien entendu, tu ne vois pas de rapport entre les deux événements, railla-t-elle. Bien sûr que je te rends responsable !
Heureusement, la voiture familiale s'arrêta au même moment devant leur immeuble, mettant – momentanément sans doute – fin à la dispute.
Il devait donner l'image d'une famille parfaite tous les trois, songea Sally Ann, alors que son père la prenait par les épaules en montant les marches. Elle salua gentiment le portier et se demanda avec une certaine gêne s'il savait ce qui lui était arrivé, qu'elle avait fait un coma éthylique et passé la nuit à l'hôpital. Déjà que la majorité de ses condisciples la prenait pour une droguée ...
Prétextant la fatigue et une mauvaise nuit passée sur son lit à l'hôpital, la jeune fille monta directement dans sa chambre. Elle s'endormit dès que sa tête toucha l'oreiller.
Il lui semblait que quelques minutes à peine s'étaient écoulées quand elle fut réveillée par plusieurs voix basses.
Elle ouvrit péniblement les yeux et roula sur le côté, aveuglée par les rayons du soleil qui filtraient à travers les rideaux de lin blanc.
Olivia et Jake étaient assis de l'autre côté de la chambre. La jeune fille se précipita vers elle.
— Est-ce que tu vas bien ? lui demanda-t-elle en s'asseyant sur le bord du lit.
— Oui, oui, ça va, la rassura-t-elle. Ils m'ont fait un lavage d'estomac. Quelle heure est-il ?
— Presque quatorze heures.
C'était Jake. Contrairement à Olivia, il était resté dans le coin opposé de la chambre, prostré sur la chaise de son bureau. Il ne la regardait pas.
— Je vais bien, répéta-t-elle à son attention. Comment saviez-vous que je n'étais plus à l'hôpital ?
— Une des infirmières me l'a dit. Je me suis fait passée pour ta soeur et j'ai même versé quelques larmes. Ensuite, j'ai récupéré Jake au poste et on est venu ici ...
— Au poste ? De police ? Mais qu'est-ce que tu faisais là-bas Jake ?
— Il a été arrêté pour coups et blessures, répondit Olivia. Tu ne t'en souviens pas ? Les flics ont débarqué peu avant que l'ambulance ne t'emmène. Je me demande qui les as appelés d'ailleurs ... Ce sont peut-être les voisins, à cause du bruit.
— Je ne me souviens pratiquement de rien, réalisa tout d'un coup Sally Ann.
— Eh bien, commença son amie en jetant un coup d'oeil rapide derrière elle, Jake s'est battu avec Todd quand il l'a surpris en train de ... Sally, si tu ne te souviens pas, ce n'est peut-être pas la peine de ressasser tout ça.
— Dis-le-moi, la pressa-t-elle d'un ton ferme, qui masquait mal son inquiétude grandissante.
— Todd a essayé d'abuser de toi et Jake est arrivée juste à temps, dit-elle d'une traite. Et ils se sont battus. Enfin, c'est plutôt Jake qui a cassé la gueule de cet enfoiré. Hélas, il ne se porte pas trop mal.
Immédiatement, Sally Ann se recroquevilla sur elle-même. Elle se sentait ... sale. Il n'y avait pas d'autres mots. Elle avait beau croire Olivia sur parole lorsqu'elle lui disait que Todd ne lui avait rien fait, elle ne pouvait s'empêcher de se sentir salie, honteuse. Elle voulait se rendormir, replonger dans le sommeil et oublier qu'en moins de vingt-quatre heures, elle avait appris qu'elle avait un frère dont elle n'avait jamais entendu parler, fait un coma éthylique et faillit être violée.
Olivia se rapprocha et la serra dans ses bras. Par-dessus son épaule, elle vit que Jake avait enfin relevé la tête. Il les regardait et elle remarqua pour la première fois quelques ecchymoses sur son visage d'ordinaire si séduisant.
— Et les Summer ? Ils ne vont pas porter plainte ?
— Ils l'ont fait mais ils ont fini par la retirer. C'est pour ça que Jake a été relâché.
— Pourquoi ont-ils retirés leur plainte ? s'étonna Sally Ann.
Elle savait que les Summer considérait leur fils unique comme la huitième merveille du monde. Ils n'étaient pas connus pour se montrer conciliants quand on faisait du mal à leur précieux rejeton. Plutôt du genre à exiger la pendaison sur la place publique pour quiconque essayait de s'en prendre à lui.
— On pense que c'est Todd qui leur a dit de retirer leur plainte, intervint Jake. Il sait que tu es allée à l'hôpital et qu'ils peuvent faire des analyses sanguines et urinaires. Je suis persuadé qu'il a mis un truc dans ton verre.
— J'avais bu Jake. Beaucoup trop, avoua-t-elle. C'est pour que ça que je me suis évanouie, rien d'autre.
— Comment tu expliques ta soudaine amnésie alors ? Jake a raison : Todd a dit à ses parents de retirer sa plainte parce qu'il sait que tu peux prouver qu'il t'a droguée.
— Il sait qu'on est amis et il doit penser que tu ne porteras pas plainte contre lui si lui ne porte pas plainte contre moi. Mais je ne suis pas d'accord, reprit-il avec force. Tu dois le faire payer, Sally. Ce qu'il a essayé de faire est ...
— Je ne vais pas porter plainte, l'interrompit-elle. Pas seulement à cause de toi. Je veux enterrer cette histoire et oublier. Je n'ai pas envie d'aller voir la police, surtout si tu dois te faire arrêter par la suite.
Lorsqu'elle vit que ces deux amis étaient sur le point de protester, elle leva la main et leur proposa de changer de sujet.
OOoOo
Peter serait volontiers allé voir Mme Sheridan directement après son entrevue avec Aidan Dunn mais il était rentré plus tard que prévu – les embouteillages évidemment. Lorsqu'il avait tenté de la joindre, elle n'avait pas répondu.
En rentrant, il avait remarqué une grosse enveloppe posée sur le pas de sa porte. Elle contenait plusieurs centaines de dollars, en liquide.
La veille au soir, fatigué par près de sept heures de route aller retour entre New York et Harrisburg, Peter n'y avait pas prêté attention. Il était de toute façon persuadé que c'était un nouveau "dédomagement" de George Sheridan.
Désormais, reposé et l'esprit plus clair après quelques heures de sommeil salvateur, il n'était plus aussi sûr de l'identité de son expéditeur.
Pourquoi lui redonner de l'agent moins de vingt-quatre heures après sa première visite ? Parce qu'il était allé voir Dunn en Pennsylvanie ? Mais cette visite – en admettant que le banquier en eut été informé – prouvait plutôt qu'il s'intéressait à de nouvelles pistes et se détournait des combines financières de la SB – ou de Bank of New York.
Plus étrange encore : le changement de méthode. La première fois, Sheridan était venu en personne dans son minuscule appartement. Pour l'impressionner. Pourquoi avoir changé de stratégie et simplement déposé l'argent sur le pas de la porte cette fois ?
Non, ce n'était pas logique.
Peter passa le plus clair de sa marinée à traîner, d'abord au lit, puis sur le canapé. Il ne daigna se lever qu'à deux reprises : pour aller se préparer un sandwich dans la minuscule cuisine avec divers restes du frigo et quand son père l'appela pour donner des nouvelles de sa grand-mère Margaret.
Etat stationnaire avec quelques signes d'une légère amélioration. Elle semblait en tout cas reprendre du poil de la bête. Finalement, tu vas devoir décommander ce rendez-vous avec le type des pompes funèbres, avait-elle dit à son fils unique d'une voix malicieuse, après la visite matinale du médecin.
Réjoui par ces bonnes nouvelles, Peter retrouva un peu d'entrain et décida de se bouger. Après une douche rapide, il se prépara et appela Mme Sheridan.
— Vous êtes seule en ce moment ? lui demanda-t-il.
— Oui. George est au travail.
— Il ne rentrera pas avant plusieurs heures, n'est-ce pas ?
— Non. Il finit assez tard ces temps-ci. En fait, ajouta-t-elle après une légère pause, je crois que la banque rencontre quelques problèmes.
Vous ne croyez pas si bien dire, se dit le jeune enquêteur qui regarda par la fenêtre et décida qu'il valait mieux enfiler une veste par-dessus sa chemise avant de sortir.
— C'est lui qui vous a dit ça ? s'enquit-il.
— Oh, non. George ne me parle pas de son travail. Jamais. Il doit penser que ça ne m'intéresse pas. Non, c'est juste quelque chose que j'ai remarqué. Mais peut-être me fais-je des idées. Ce doit être l'âge ! ajouta-t-elle avec un petit rire.
Ou bien la mort de Megan, sa solitude, la frivolité des activités auxquelles elle s'astreignait pour ne pas sombrer – tous ces galas, ces bals de charités, ces réunions au club ... Mais cela, il ne le lui dit pas. Ils n'étaient pas amis après tout. De simples connaissances tout au plus. Il travaillait pour elle et cela s'arrêtait là.
Ils raccrochèrent quelques instants plus tard et il se mit en route sans tarder.
Peter trouva Nicole Sheridan, assise sur le canapé, en pleine conversation téléphonique. Elle portait une jolie robe de bain émeraude et ses jambes, recouvertes de collant couleur chair que Claudia affectionnait elle aussi, étaient repliées sous elle.
— Désirez-vous une tasse de thé, Peter ? lui proposa-t-elle, en couvrant le combiné d'une main.
Il déclina et s'installa en face d'elle. Il n'eut pas à attendre longtemps avant qu'elle ne mette fin à sa conversation et ne se tourne vers lui.
— Excusez-moi, je parlais avec mon amie Ellen. Sa fille vient de faire un coma éthylique et a passé la nuit à l'hôpital. Je voulais prendre de ses nouvelles. Sally Ann était la meilleure amie de Megan. Elles se connaissaient depuis ...
— Une minute ... Vous parlez de Sally Ann Van der Bildt ?
— Oui. Mais comment savez-vous qui ..? Oh, j'oubliais que vous lui aviez parlé. Saviez-vous qu'elle vous prenait pour un policier ?
— Je pouvais difficilement lui dire que j'étais détective privé et que vous m'aviez engagé, se défendit distraitement Peter. Donc, elle a fait un coma éthylique ? Est-ce qu'elle va mieux ?
— Oui, Dieu merci. Ses parents l'ont ramenée chez eux ce matin mais elle leur a fait une belle frayeur. Nous sortions du théâtre quand son amie Olivia Clarke a appelé pour les mettre au courant. Ils étaient tous deux paniqués, les pauvres.
— Oui, j'imagine, compatit le jeune détective.
Lui-même avait été témoin – il n'avait jamais beaucoup bu, sans doute à cause des antécédents de sa mère – de quelques beuveries mémorables, notamment à l'époque de la fac mais aucune ne s'était achevée à l'hôpital.
Comme si elle lisait dans ces pensées, Nicole déclara d'un ton pensif :
— C'est incroyable ce rapport qu'ont les jeunes avec l'alcool de nos jours. J'ai été adolescente moi-aussi mais jamais je n'ai bu jusqu'à l'inconscience.
— En parlant de votre jeunesse, se lança Peter, saisissant la perche tendue au vol, j'ai appris des choses très intéressantes hier après-midi.
— Vraiment ? s'étonna-t-elle en haussant un sourcil soigneusement épilé. Sur ma jeunesse ? Mais quel rapport cela peut-il avoit avec la mort de ma fille ?
— Aidan Dunn, dit-il simplement.
Elle le regarda, interdite, quelques secondes et blêmit. Puis, elle ferma les yeux, comme pour s'abstraire de la réalité et disparaître de la pièce. Elle semblait retirée en elle-même, loin de Peter. Loin de tout.
— Est-ce que ça va ? lui demanda-t-il en se penchant vers elle, un peu inquiet.
Elle se contenta d'un hochement de tête et il lui fallut encore quelques instants pour retrouver ses esprits. Mais son teint demeurait livide.
— Pourquoi avez-vous jugé utile de mêler Aidan Dunn à votre enquête ?
— Ce n'était pas un choix, se justifia Peter. Je suis les différentes pistes et il était l'une d'entre elle.
— Comment ?
— En fouillant la boîte électronique de votre fille, j'ai vu qu'ils avaient échangé plusieurs e-mails tout au long de l'été. Et même la veille de sa mort.
— Quoi ? s'exclama Nicole d'une voix stridente. Megan savait qui il était ? Elle savait qu'il était son père biologique ?
Il hocha la tête et s'expliqua :
— Aidan et elle se sont croisés par hasard lors d'une manifestation contre la condamnation à mort d'Eddie Petterson.
— Ici, à New York ?
— Oui, votre ex vit en Pennsylvanie maintenant mais il s'intéresse beaucoup à cette affaire. Il veut même réaliser un film autour des meurtres de Petterson et c'est pour cette raison qu'il était à New York, lui apprit Peter. Il l'a reconnue grâce à des photos trouvées sur internet – le site de Notre Dame principalement. Lors d'une autre manifestation, il a décidé de l'aborder et lui avoué toute la vérité.
— Le fumier, siffla-t-elle entre ses dents, faisant légèrement sursauter son interlocuteur, peu habitué à un langage si peu châtié de sa part. Il s'est bien gardé de me le dire !
— Quand lui avez-vous parlé ?
— Le lendemain de la mort de Meg. Ne me demandez pas pourquoi après toutes les horreurs qu'il m'a faites mais j'ai jugé utile de le prévenir en personne.
— Je pense que vous avez bien fait. Imaginez qu'il l'ait appris par la presse.
— Après tout ce qu'il m'a fait, répéta Nicole dans un souffle.
Une nouvelle fois, Peter eut l'impression qu'elle n'était plus tout à fait avec lui. Il avait eu tort de croire que c'était pour des raisons de réputation et de convenance qu'elle avait gardé secrète l'identité du père biologique de sa fille. En réalité, elle semblait haïr Aidan Dunn, indépendamment de son absence dans la vie de Megan.
— Que s'est-il passé entre Aidan et vous ? s'enquit-t-il d'une voix douce.
— Il me battait.
Il resta sans voix quelques secondes. Il s'était attendu à tout sauf à ça. Il avait beau savoir que les violences conjugales touchaient tous les milieux sociaux et qu'une femme comme Nicole Sheridan n'était pas à l'abri de ce type d'ignominie du fait de sa richesse, il n'aurait jamais imaginé une telle chose.
— Je suis désolé, dit-il sincèrement.
— Ecoutez, je ... Je ne veux pas vous embêter avec ces vieilles histoires et vous faire perdre votre temps. C'est vrai : je vous paie pour enquêter sur la mort de ma fille, pas pour jouer les psychologues.
Mais il sentait qu'elle avait envie, besoin même, de se confier. Il était quasiment certain qu'elle n'avait jamais parlé de ses douloureuses blessures à qui que ce soit. Il savait ce que c'était que de garder pour soi des secrets honteux, sous prétexte de ne "vouloir embêter personne". À une époque, celle du lycée, lorsqu'il n'arrivait même pas à prononcer le nom de sa mère sans qu'une boule ne se forme dans sa gorge et ne l'empêche de parler, il avait bien failli devenir fou. À force de ne pas parler, justement.
— J'ai tout mon temps, lui dit-il avec un gentil sourire.
— Bon ... Soit. Dans ce cas, autant commencer par le début, non ? J'avais vingt-deux ans quand j'ai rencontré Aidan et lui trente. J'étais ... paumée, il n'y a pas d'autre mot. Je sortais de Vassar où j'avais étudié la littérature anglaise mais aussi prestigieux soit mon diplôme, je ne savais pas ce que je voulais en faire.
Peter avait lui aussi connu cette sensation, à la fin de ses études. Il lui avait fallu plusieurs années pour se décider à rejoindre l'agence de son père. À l'époque, il se voyait vaguement journaliste d'investigation, peut-être policier. À la place, il avait été serveur dans un restaurant du Village, avait fait la plonge, entraîné une équipe minime de base-ball tout en regardant avec envie ses meilleurs amis poursuivre de brillantes études ou entrer de plein pied dans la vie active.
— Aidan et moi nous sommes rencontrés lors d'un fête. C'était plutôt ... underground, finit-elle par confier avec un petit sourire. Pas vraiment mon genre à vrai dire, mais une de mes amies tenaient à y aller alors je l'ai accompagnée. Je suis tombée sous son charme dès le premier regard. Aidan était passionné, exalté je dirais même, par ce qu'il faisait, par le cinéma. Et par moi, surtout. Je lui ai fait lire quelques uns de mes écrits et il a trouvé ça, bien entendu, brillant. Novateur, avant-gardiste et j'en passe ... C'était extrêmement flatteur, je ne vous le cache, et je me suis laissée séduire. J'avais besoin d'entendre ce genre de choses à l'époque.
Là encore, il se contenta de hocher la tête, mais il comprenait. Mieux qu'elle ne le pensait. Claudia lui avait fait un effet similaire quand elle avait débarqué dans sa vie, alors qu'il avait l'impression que sa relation avec Jenny battait un peu de l'aile, qu'elle le délaissait pour mener sa propre vie. Et que lui, restait au bord de la route, spectateur impuissant.
Claudia s'était intéressé à lui, à sa douloureuse histoire familiale, à son passé, comme personne – même Jenny ou Ryan – ne l'avait fait. Elle l'avait considéré comme la personne la plus importante, placé au sommet de sa vie, au sommet de tout.
Parfois, il se disait qu'ils auraient du attendre un peu avant de se marier et de fonder une famille. Laisser retomber la passion et apprendre à mieux, à réellement, se connaître. Ça, ils l'avaient appris sur le tas, alors que Thomas était déjà né.
— Je me rappelle encore de la tête de ma mère quand je lui ai présenté Aidan et que je lui ai dit qu'il était acteur, reprit Nicole. Et ce n'est rien comparé à sa réaction quand je lui ai annoncé qu'on partait ensemble. Là, elle m'a pratiquement reniée. Je n'en ai rien su sur le coup mais quand je suis revenue, elle m'a raconté que j'avais provoqué un scandale considérable. On vivait dans un milieu assez cloisonné – c'est encore le cas aujourd'hui, d'une certaine manière – et les rebelles dans mon genre n'étaient pas très bien vus.
— Et il paraît que vu de l'Upper East Side, New York est tout petit.
— Oh que oui, confirma-t-elle en riant. La moindre petite amourette devient une affaire d'Etat. Aidan et moi avons été au centre des conversations des semaines durant et ma mère a mis beaucoup de temps à me le pardonner. Même après mon retour, elle répétait que j'avais jeté la honte sur la famille.
— Oh, il ne faut pas exagérer ! Ce n'est pas comme si on vous avait jeté en prison ou que vous aviez joué dans un film porno !
Nicole haussa les épaules, comme pour dire "Oh, vous savez, ma mère ...".
— Nous sommes allés à Los Angeles en premier lieu parce qu'Aidan m'avait dit avoir été engagé pour un film. Finalement, ça ne s'est pas fait et la production a choisi quelqu'un d'autre. Alors nous sommes allés à Boston, chez des amis qui participait à un projet incroyable, qui allait changer la face du cinéma américain, m'a-t-il certifié.
— Projet qui n'a jamais vu le jour, je suppose.
— Vous supposez bien. Et ce projet avec ses amis de Boston n'est pas le seul qui a échoué. Non, ce n'était que le début d'une longue liste. Et bien sûr, tous les contacts qu'il prétendait avoir dans le milieu littéraire étaient aussi factices que les personnages que j'inventais autrefois. Le plus ironique, fit-elle remarquer, c'est que je crois que j'aurais eu davantage de chance d'être publiée si j'étais restée dans ma famille. Il est clair que ma mère avait bien plus de relations dans ce milieu qu'Aidan, en fin de compte.
Peter opina du chef, n'osant lui demander quand le jeune acteur avait commencé à la battre. Il préférait la laisser aller à son propre rythme.
— J'ai découvert environ un an après mon départ de New York qui était réellement Aidan. Ce qu'il y avait derrière le masque du jeune artiste rebelle. Un homme un peu trop porté sur la bouteille, murmura Nicole en fermant les yeux, violent quand il buvait trop. Et il le faisait souvent.
Il voulut l'interrompre à nouveau, lui prendre la main et lui dire qu'il était désolé mais à quoi bon ? Ces paroles vaines ne changeraient rien à ce qui s'était passé, à ce qu'elle avait du endurer auprès de son ex. Ni à ce qu'elle devait ressentir en songeant qu'Aidan lui avait malgré tout offert ce qu'elle avait eu de plus beau, un enfant à chérir et à aimer.
— La première fois qu'il ... m'a frappée, je venais de commencer un job comme serveuse. Je travaillais en cachette. Non pas parce qu'il était un de ces hommes qui refusent que leur femme travaille, mais parce qu'en prenant ce boulot, j'admettais nos échecs. Les siens surtout. Je reconnaissais qu'Aidan ne pouvait pas nous faire vivre avec ces rôles de figurants dans des films plus médiocres les uns que les autres et qu'il ne réussirait pas à me faire publier. Quand il a découvert ce que je faisais, il est devenu fou de rage. Et le lendemain, il m'a offert des roses, un dîner aux chandelles et des excuses. Il a dit qu'il ne recommencerait jamais et comme la pauvre idiote que j'étais, je l'ai cru.
— Ce n'est pas votre faute, lui assura Peter. Des femmes plus âgées et plus expérimentées que vous se sont laissées abuser par des types dans son genre. Et puis, vous étiez seule, loin de votre maison, de votre famille et basiquement, de tout ce que vous aviez connu jusque là.
— Au début, je restais parce que je croyais réellement qu'il ne recommencerait pas, poursuivit Nicole comme si elle ne l'avait pas entendu. Après, c'était par peur. Mais un jour, il s'est montré si violent que j'ai fini à l'hôpital.
Peter ne réussit pas à étouffer un juron particulièrement grossier mais elle ne lui prêta pas la moindre attention. En cet instant, Nicole Sheridan paraissait perdue dans ses souvenirs.
— L'hôpital a prévenu la police et c'est à cette occasion que j'ai rencontré votre père, Gordon.
Effectivement, son père devait être à Boston à la même époque que Nicole, mais il n'avait jamais cru qu'ils aient pu se connaître dans des circonstances aussi dramatiques.
— Il a été très gentil avec moi mais j'étais encore sous le joug d'Aidan. L'idée de le quitter était ... impensable. Alors, j'ai inventé une excuse bateau pour le dédouaner – que votre père n'a pas crue – et je suis rentrée avec lui.
— Mais il a continué à vous battre ? devina Peter.
— Pendant plusieurs mois, acquiesça-t-elle. Il alternait les phases où il se montrait adorable et redevenait le Aidan dont j'étais tombée amoureuse et celles où il était ... le diable en personne. Je ne savais jamais à quoi m'attendre, avoua-t-elle d'une voix triste, comme si aujourd'hui encore, près de vingt ans plus tard, elle revivait cette sombre époque de sa vie. J'étais isolée de ma famille et de mes amis de New York, mais aussi du peu que j'avais réussi à me faire à Boston. Il m'avait même forcé à quitter mon travail et je n'écrivais presque plus rien. Pourtant, j'avais de quoi faire une bonne histoire, ajouta-t-elle cyniquement.
— Qu'est-ce qui vous a convaincu de le quitter finalement ?
— Megan. Enfin ... la découverte de ma grossesse pour être plus précise, explicita Nicole. J'ai compris que je ne pouvais pas élever un enfant avec lui, dans un tel environnement. Votre père m'avait laissé une carte que j'avais conservée et j'ai pu facilement le contacter, dès que j'ai su que j'étais enceinte. Il m'a aidée de toutes les manières possibles, pour les transports, l'argent ... Le tout en quelques jours à peine. J'avais le choix entre aller le plus loin possible – à l'autre bout du pays ou même au Canada – ou rentrer chez ma mère, à New York. J'ai choisi le plus simple. En fin de compte, malgré tout ce que ma mère n'a cessé de répéter, je n'avais rien d'une aventurière.
Il ne le lui dit pas mais après tout ce qu'elle avait vécu avec Aidan, c'était bien normal qu'elle ait préférée retrouver le giron familial, quitte à affronter les sempiternels reproches de sa mère, plutôt que de risquer de se retrouver dans l'inconnu. Surtout avec un bébé à venir.
— Gordon a continué de prendre de mes nouvelles, puis de celles de Megan.
Peter sourit. Il reconnaissait bien son père. Un vrai gentleman, le coeur sur la main. Il n'était pas devenu flic pour arrêter les "méchants" et les jeter en prison, mais pour aider les gens. Tout simplement. C'était dans des moments comme celui-ci qu'il se sentait le plus fier d'être son fils, celui qu'il s'était choisi, en dépit du sang et de gènes différents.
— Et George ? Il ne savait pas que vous étiez enceinte quand vous l'avez rencontré ?
— J'aimerais dire que non mais en fait, je ne sais pas. Quand je suis revenue à New York, j'ai parlé du bébé à ma mère et c'est elle qui m'a présenté George. Elle disait qu'il me fallait un mari et un père pour mon enfant. Je sais que ce que j'ai fait est malhonnête mais j'étais épuisée par ces deux années avec Aidan et je ne voulais pas être mère célibataire.
— Comment avez-vous fait pour lui cacher votre grossesse au moment du mariage ? demanda Peter.
— Il était au courant à ce moment-là mais j'ai prétendu que j'étais tombée enceinte au début de notre relation. Ensuite, il m'a demandé de l'épouser. Je sais que notre mariage a fait couler beaucoup d'encre – entre notre grande différence d'âge et le timing plutôt rapide, il y avait de quoi – mais personne n'a jamais soupçonné que George n'était pas le vrai père de Megan.
D'autant plus que Megan ressemblait beaucoup à sa mère, sauf pour les yeux peut-être.
Mais il continuait de s'interroger. Il voyait quel était l'intérêt de Nicole Sheridan dans ce mariage express – une respectabilité retrouvée et un père pour son bébé – mais quel était celui de Sheridan ? Avait-il réellement cru Nicole quand elle prétendait être tombée enceinte au bout de quelques semaines de relation ?
Il lui restait encore plusieurs questions, dont une plutôt urgente.
— Nicole, c'est très important. Est-ce que vous avez parlé de moi ou de mon enquête devant votre mari ?
— Non, bien sûr que non ! protesta-t-elle. C'est moi qui ai insité pour que cela demeure confidentiel.
— Pourtant, il est au courant.
Il lui résuma brièvement sa visite de vendredi matin et lui parla de l'argent versé en échange de la fin de son enquête. Le visage de Nicole reflétait sa perplexité.
— Je vous jure que j'ai fait très attention, Peter, à ne pas en parler devant lui. En fait, je n'en ai parlé à personne.
— Je vous crois, assura-t-il, mais dans ce cas, j'aimerais bien savoir comment il l'a appris ... |