Ryu parcourt ses livres de compte des yeux, et les compare avec les données de l'hôtel. Il y a quelques mois encore, il ne comprenait rien à la comptabilité. Heureusement qu'Ézéchiel l'a un peu aidé sur ce coup-là. Il a peut-être arrêté le lycée avant le diplôme, mais il a un énorme potentiel. Un potentiel qu'il ne réalise même pas, mais que Ryu se charge d'exploiter. Les médicaments qu'il lui donne n'altèrent en rien ses capacités intellectuelles.
Au son du téléphone, Ryu décroche à la deuxième sonnerie. Une voix d'homme l'interpelle :
— Monsieur, une fille qui correspond à votre description va passer devant l'hôtel. J'ai envoyé sa photo sur votre portable.
Ryu jette un coup d'œil et sourit :
— C'est elle. Abordez-la, mais en douceur. Dites-lui que le patron l'a entendue jouer, et voudrait lui proposer un travail. J'arrive tout de suite.
Ryu ramasse un gros sac de sport, prend l'ascenseur jusqu'au rez-de-chaussée, puis sort dans le hall sans avoir l'air de se précipiter. Il repère un de ses hommes du coin de l'œil, qui lui fait signe vers une jeune fille, adossée à l'une des colonnes en marbre de l'entrée.
Cela fait une semaine que Ryu l'a « rencontrée » à l'arrière de l'hôtel. Pour une raison qu'il ne comprend pas lui-même, il a donné son signalement à certains de ses hommes et les a postés un peu partout dans le périmètre pour la repérer. Qu'espère-t-il exactement ?
Le fait est qu'il ne s'attendait pas à se faire insulter par une fille qu'il venait tout juste de sauver. Pour sûr, ça l'a ébranlé. Et il n'est pas quelqu'un que l'on choque facilement.
Ryu a toujours été doué pour deviner les intentions des gens. Il sent les personnalités, les réactions ; c'est presque un sixième sens. Mais cette fille est allée à l'encontre de tout ce qu'il croyait savoir sur le comportement humain. Elle l'a pris au dépourvu. Alors il voudrait juste... lui parler encore une fois. Se faire une idée plus précise.
Et puis, elle a oublié quelque chose dans cette ruelle. Ce n'est pas son genre de jouer aux objets trouvés, mais... ça lui fait un bon prétexte.
La fille ne l'aperçoit pas tout de suite, mais elle se fige dès qu'elle le reconnaît :
— Qu'est-ce que tu fais là ?
— J'ai le droit d'être là. C'est mon hôtel.
Elle ne réagit pas à ce qu'elle prend sans doute pour du pur baratin :
— Est-ce que tu m'as suivie ? C'est toi qui as ordonné à cet homme de venir me parler ?
— Non. Je me suis dit que tu finirais bien par repasser par là un de ces jours, c'est tout.
Il l'inspecte de la tête aux pieds. Elle porte un jean et un T-shirt informe :
— Tu as l'air d'aller bien.
Elle ne répond pas et fait mine de sortir du hall :
— Attends ! Je veux juste te parler !
— Fous-moi la paix !
— Mais c'est quoi ton problème ? Ça te tuerait de me remercier ? Je t'ai sauvée !
Elle s'arrête et plante ses yeux dans les siens :
— Tu ne m'as pas sauvée du tout. Je n'ai pas besoin de ton aide, laisse-moi tranquille.
— Tu aurais préféré que je n'intervienne pas ce soir-là ? Qu'est-ce qui se serait passé à ton avis ?
— Mais qu'est-ce que tu me veux, bordel ?!
— Une heure et un café.
Cette fois, il a réussi à la prendre au dépourvu. Parfait.
— Qu'est-ce que...
— J'ai juste envie de te parler.
— C'est hors de question
Elle se retourne déjà, mais lui reste sur place, et il lui dit :
— Tu as une dette envers moi. Tu peux le nier autant que ça te chante, mais je t'ai sauvée. J'aimerais m'assurer que tu vas bien. Je ne peux pas te laisser te volatiliser comme ça, question de principe.
Là, il l'a mise en colère :
— C'est toi qui me parles de principes ? Tu n'as même pas proposé d'appeler la police cette nuit-là ! Tu n'as même pas proposé de m'emmener à l'hôpital !
Ryu hausse les épaules :
— Tu n'avais rien.
— Tu trouves que c'est une réaction normale ? Tu étales deux types et tu en fais fuir un troisième, ensuite tu décroches ton téléphone et tu appelles je ne sais qui pour qu'ils s'occupent d'eux ? Alors désolée, mais je crois que j'ai eu raison de m'enfuir cette nuit-là. Je n'ai pas besoin d'avoir des ennuis avec des racailles de ton genre. Je ne veux rien avoir à faire avec toi !
— C'est juste un café. Tu me le dois, et tu le sais. Après, je te laisserai tranquille, c'est promis. On sera quittes.
Il la voit qui hésite. Au moins, une chose est sûre : elle ne se laisse pas faire. Il s'approche d'elle et murmure :
— Je sais que tu te méfies. Mais honnêtement, si j'avais voulu te faire du mal, ce serait fait depuis longtemps.
Il lui fait peur ; peut-être pas la bonne méthode. Mais elle hoche la tête :
— Je ne vais pas chercher à comprendre tes délires de cinglé, crache-t-elle. Tu as une heure, montre en main. Après je serai débarrassée de toi.
Ryu retrouve aussitôt son sourire naturel :
— Excellent. Allez, viens.
— Non, on reste ici !
— Mais il y a des suites superbes à l'étage !
Elle l'attrape par la chemise sans lui laisser le choix :
— Tu ne me feras jamais monter dans une chambre avec toi.
Il aurait pu faire un sous-entendu douteux, mais dans le contexte, elle n'aurait sans doute pas apprécié. Ryu ravale donc ses remarques si bien trouvées et la suit dans le hall du Renaissance. Il l'emmène dans l'un des salons du rez-de-chaussée où le personnel le salue aussitôt :
— Vous désirez, Monsieur ?
— Un salon privé, David.
La fille le corrige immédiatement :
— Non, pas de salon privé ! Au milieu de tout le monde.
— Très bien, très bien : au milieu de tout le monde.
Il lève les bras en signe de reddition. David ne fait aucun commentaire et les conduit à une table un peu isolée du reste des clients. Ryu commande pour eux : un thé rare provenant d'Inde. La fille n'a pas l'air décidée à ouvrir la bouche, mais au moins, elle se trouve en face de lui. Elle ajoute deux cuillères de sucre dans sa tasse sans le regarder. Elle semble compter les secondes qui la séparent de sa liberté.
Ryu ne s'en plaint pas. Il en profite pour l'observer, l'étudier. Elle porte ses cheveux longs jusqu'à la poitrine, naturellement raides. La tête inclinée, ils suivent la courbe de son visage, épousent son épaule et viennent se perdre dans le creux de ses seins. Elle a l'air fatiguée, mais elle se tient à la perfection. Elle boit son thé à petites gorgées comme dans un cérémonial soigneusement étudié. Voilà qui le surprend. Sa tenue est en décalage avec ses manières : elle a la posture d'une reine. Elle n'est pas intimidée par le cadre luxueux qui l'entoure, ce serait même l'inverse : elle arrive à le faire se sentir déplacé. Habituée à ce genre d'environnement, donc. Pourtant, ses fringues sont bon marché, peut-être d'occasion ; elle ne porte pas de bijoux et il ne décèle aucun parfum sur elle. Il peut voir qu'elle est tendue. Plutôt normal, mais vu l'animosité qu'elle témoigne... elle doit être difficile à atteindre. Le genre de personne qui ne se confie jamais à quiconque, pas même sur son lit de mort.
Ses yeux sont verts, purs et clairs, sans aucun bleu pour les troubler. Cela lui va bien. Ryu l'imagine déjà plus sous les traits d'un félin que d'une femme.
Plusieurs questions lui viennent à l'esprit : qu'a-t-il bien pu lui arriver pour qu'elle rejette ainsi tout contact social avec autant de violence ? C'est vrai qu'ils ne se sont pas rencontrés dans les meilleures circonstances, mais... pourquoi repousser à ce point quelqu'un qui l'a aidée ? Elle lui fait vraiment l'effet d'un animal sauvage : elle sort les griffes devant tout ce qui lui semble être un danger.
De longues minutes s'écoulent, durant lesquelles ils ne se disent rien. Elle finit par relever la tête. Ryu soutient son regard. C'est elle qui va parler, enfin :
— Tu m'as fait venir ici pour ça ? lance-t-elle. Tu ne voulais pas discuter ?
— Puisque tu le proposes si gentiment.
— L'heure passera plus vite, c'est tout.
Il sourit :
— Je m'appelle Ryu.
Devant son absence de réponse, il se croit obligé de préciser :
— C'est là que tu me donnes ton prénom.
— Brenda.
— Brenda ?
Il éclate de rire :
— Ça ne te va pas du tout. Excuse-moi. Pour moi, Brenda, c'est l'archétype du prénom de pute.
— Je t'emmerde.
— Toujours aussi polie.
Ils s'observent, sur la défensive. Elle a vraiment des yeux de tigre quand elle est en colère.
— Je m'appelle Éloïse, finit-elle par avouer.
— Ah. Voilà qui est beaucoup mieux. Classique, sophistiqué.
Il la dévisage en se répétant ce prénom : Éloïse. Surprenant de voir à quel point cela lui fait plaisir. Il sait qui elle est...
C'est elle qui reprend la parole :
— Qu'est-il arrivé aux hommes qui m'ont agressée ? demande-t-elle.
— Ils sont morts.
Ryu n'a pas hésité une seconde. Il veut jouer la franchise avec elle. Quelque chose lui dit que c'est le seul moyen de l'atteindre. Il observe sa réaction : elle ne se démonte pas, n'exprime ni horreur ni surprise. Elle croit encore qu'il plaisante :
— Tu te prends pour qui ? raille-t-elle. Le parrain de la mafia ? Tu fais quoi, exactement ?
— Je te l'ai dit : je suis le propriétaire de cet hôtel. Tu peux demander à David, si tu veux.
Il désigne le serveur d'un signe de tête.
— Mais en fait, je dirige un réseau de contrebande, poursuit-il. Ça fait quelques mois maintenant.
— De contrebande ?
— Drogues, médicaments, armes, contrefaçons...
— ... Putes ?
Il lui oppose son sourire le plus charmeur :
— Non. Je ne fais pas dans le trafic d'êtres humains. Beaucoup trop difficile, risqué, et ça ne rapporte quasiment rien par rapport aux moyens investis. Sans compter que c'est... très cruel.
— Bien sûr, ce critère arrive à la fin de ta liste.
— Je ne veux pas te mentir. Je ne vais pas prétendre être quelqu'un que je ne suis pas. Tu peux me poser n'importe quelle question, je te répondrai franchement.
— D'accord.
Elle plisse les yeux :
— Pourquoi tu t'intéresses à moi, Al Capone ?
Ryu joint ses mains sur la table. Ce n'est pas le moment de l'effrayer :
— Quand on travaille pour moi, il y a un code, explique-t-il. Le viol est prohibé. Ces trois hommes travaillaient pour moi ; ils ont essayé d'enfreindre le code, alors ils ont été tués. Ils ne pourront plus jamais te faire de mal.
Quelques secondes de silence. Pourquoi le fixe-t-elle comme si elle allait se foutre de lui d'un instant à l'autre ? Évidemment, ça ne rate pas :
— Regarde-toi : cette fois, c'est le noble et preux chevalier sur son blanc destrier, se moque-t-elle. Pourquoi tu interdis le viol ? Tes mecs ne doivent pas beaucoup apprécier : je croyais que les tocards dans votre genre adoraient ce genre de pratiques.
— Parce que c'est de la barbarie gratuite. Je prends toujours ce que je veux quand c'est nécessaire, je n'ai aucun état d'âme. Mais j'ai horreur des gens qui commettent des crimes pour le plaisir.
— Maintenant, on dirait un politicien.
— Je suis aussi menteur qu'eux.
— Voilà qui est rassurant.
Elle esquisse un sourire méfiant, mais c'est un début. C'est le moment de forcer la touche sentimentale :
— En plus, j'ai un ami très proche qui a vu sa mère se faire agresser de cette façon sous ses yeux. Alors, ne serait-ce que par respect pour lui, je me dois d'éradiquer cette pratique.
— Tu rêves. Tu es beaucoup trop naïf pour diriger un réseau de mafieux.
— Pas si naïf que ça. Bref. Je voulais te revoir pour te dire que tu n'avais plus rien à craindre. Et aussi parce que je ne m'attendais pas à être insulté pour une de mes rares actions de bonté... Je t'ai trouvée intéressante.
— C'est pour ça que tu m'as suivie comme un sale pervers ?
— Je ne t'ai pas suivie. Je voulais juste vérifier si tu allais bien. Et puis tu m'as... Encore aujourd'hui, tu as le don de me surprendre. Ça n'arrive pas tous les jours, tu peux me croire. D'habitude, les gens sont faciles à cerner pour moi. C'est utile, mais horriblement ennuyeux. C'est presque devenu un art d'être imprévisible.
Éloïse ne répond pas. Il sait que ce qu'il dit est étrange, mais elle a l'air du genre à aimer les déclarations grandiloquentes.
— Je n'ai pas envie d'être ton jouet de distraction quand tu t'ennuies, déclare-t-elle finalement.
— Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire.
— Et tu sais qu'une fois que ton heure sera finie, je m'en irai.
— Exact. Comme une vraie Brenda.
Elle éclate de rire. Mais elle ne changera pas d'avis :
— J'ai peur que tu sois déçu à propos de moi, assure-t-elle. Je ne suis qu'une affreuse petite garce.
Ça, c'est intéressant...
— De quel genre ?
— Du genre qui hurle au visage de sa sœur qu'elle veut la voir morte le plus vite possible. Et le plus ironique dans l'histoire, c'est que ma sœur est morte une semaine plus tard.
Ryu hausse les sourcils :
— Tu es en train de me dire que tu l'as tuée ?
— Bien sûr que non !
Ça la fait rire, d'un rire doux-amer qui sert à cacher ce qu'elle ressent, sans aucun doute. C'est étrange. Elle n'hésite pas à parler de cela à un parfait inconnu. Elle doit vraiment avoir assez peu d'estime pour elle-même.
— Tu sais, moi aussi j'ai souhaité la mort de plein de gens, lui confie-t-il. Et ils sont morts, tous, sans la moindre exception. Bon, peut-être pas de façon très naturelle, je te l'accorde. Mais ça nous fait un point commun.
Elle le fixe avec beaucoup de sérieux, comme si, pour la première fois, elle se trouvait vraiment embarquée dans leur conversation :
— Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne chose, murmure-t-elle.
— Je n'ai jamais tué personne, si tu veux tout savoir.
Elle ignore toujours si elle doit le prendre au sérieux ou non. Tant pis, elle s'en rendra compte bien assez tôt. Si jamais ils se revoient. C'est le moment pour Ryu de sortir son dernier atout :
— Bon, il me reste quinze minutes, déclare-t-il. J'avais une bonne raison de vouloir te retrouver en fait.
Il ramasse le sac de sport, qu'il pose en équilibre sur ses genoux :
— Mes hommes ont fait de toi une victime inutile ; ils m'ont désobéi et ils ont cassé ton instrument. Alors voilà : en tant que leur employeur, il faut que je te dédommage.
Il tire la fermeture et en sort un étui qu'il pose sur la table, sous ses yeux médusés :
— Je t'ai racheté un violon.
Il fait claquer les serrures :
— Je n'y connais rien en musique, alors j'ai pris le plus cher qu'il y avait. Je t'ai noté l'adresse du luthier, en cas de besoin.
Éloïse ne le regarde plus, ne l'écoute plus. Elle fixe l'instrument :
— Ce violon coûte au moins dix mille...
— Je sais.
Une personne normale aurait rejeté son offre dans la seconde. Personne ne pourrait accepter un tel cadeau. Mais Éloïse, elle, ne fait rien comme tout le monde. Elle sort l'instrument de son étui comme un enfant le matin de Noël et le serre très fort contre son cœur ; elle examine chacune de ses pièces une par une du bout des doigts ; caresse la surface lisse et glacée de son épiderme verni. Elle a l'air émue au bord des larmes, et Ryu observe sa réaction avec fascination.
C'est la première fois qu'il décèle une émotion aussi forte et sincère sur le visage de quelqu'un. Il est entouré de gens qui s'emploient à lui dissimuler ce qu'ils ressentent constamment. Des gens qui mentent, comme lui.
À cet instant, il regarde Éloïse comme une incarnation de la vérité sur Terre, dans sa plus belle et terrible clarté. Il éprouve un sentiment de confiance, plus que cela : il place sa foi en elle, un espoir fou ; celui qu'elle restera à jamais telle qu'il la voit en ce moment, une jeune fille assise dans le salon d'un hôtel, un violon pressé tout contre son cœur, plus touchante, plus pure et plus vraie que tout ce qu'il n'a jamais rencontré.
Ryu ne tire aucune satisfaction de l'avantage qu'il vient de se donner. Il est simplement heureux d'avoir pu provoquer toutes ces choses en elle.
Mais elle revient très vite à la réalité. Parfait. Artiste, mais pragmatique. Elle le surprend de plus en plus. Voilà qu'elle capture son regard ; ses yeux s'éclaircissent sous la lumière des lustres, et, comme l'autre soir, elle ne pleure pas :
— Cette fois, tu m'as vraiment sauvée, dit-elle.
Il comprend ce que cela signifie pour elle. C'est sa manière de lui accorder sa reconnaissance... Mais d'où lui vient ce don de l'atteindre si facilement ? Chaque phrase qu'elle prononce est totalement à contre-pied de ce qu'il l'imaginait dire.
— C'est drôle, s'entend-il murmurer. On dirait que tu aimes ce violon plus que ta propre vie.
— C'est ma vie.
Il n'a rien à répliquer à cela. Il ne la connaît pas encore assez. Elle regarde l'instrument puis s'en arrache à contrecœur :
— Je suppose qu'il y a un prix, hasarde-t-elle.
— Comment ça ?
— Les mecs dans ton genre ne sont pas aussi généreux d'habitude. Tu vas me demander quelque chose en échange. Un moyen de profiter de moi, peut-être.
Ryu se mordille la lèvre, mais il finit par se lancer, impitoyable :
— Je veux un dîner.
— Un quoi ?
— Un dîner, et le violon est à toi. Avoue que ce n'est pas cher payé.
— Je...
Ça y est, la fureur revient :
— Tu avais dit qu'une fois l'heure terminée, tu me laisserais tranquille ! Qu'on serait quittes !
— Je sais, et si tu ne veux pas, ce n'est pas grave. Ce violon, c'est moi qui te le dois. Je me ferai une joie de te le donner. Mais si tu pars sans m'accorder le pauvre dîner que je te demande... Tu t'en voudras. Je le sais.
— Toi, je...
Elle ferme les yeux, serre les poings. Deux petites touches de couleur viennent rosir ses joues : c'est absolument charmant. Il voit qu'elle passe en revue tout ce qu'il lui a dit, tente d'évaluer s'il a raison. Elle essaye aussi, accessoirement, de ne pas exploser. Il décide de battre le fer tant qu'il est chaud :
— Je t'ai déjà entendue jouer, tu sais, une ou deux fois. Tu te débrouilles pas mal.
Elle inspire un grand coup avant de fixer son regard de prédateur sur le sien :
— Oui, je sais.
— Et elle est modeste avec ça !
— Je sais ce que je vaux. Alors je ne vois pas l'intérêt de faire de la fausse modestie.
Ses yeux passent de lui au violon, très rapidement :
— Je ne veux pas m'endetter à nouveau auprès de toi ! s'exclame-t-elle. Je connais trop bien les magouilles de ce genre, c'est un cycle sans fin !
— Mais c'est juste un dîner.
— Et ça, c'était censé être juste une tasse de thé, et un adieu. On est quittes maintenant, je n'ai aucune envie de dîner avec toi ni de te revoir.
— Mais tu veux le violon. Et une bonne conscience.
Elle soupire un grand coup et ne dit rien pendant presque une minute. Ryu sent son cœur s'accélérer. C'est la première fois depuis longtemps qu'il n'est pas sûr d'une victoire ; la première fois qu'il risque de perdre véritablement un enjeu. Ce qu'il lit dans ses yeux le réconforte, néanmoins. Elle est déjà tombée amoureuse. Du violon, cela va de soi. Il compte les secondes dans sa tête : cinq — quatre — trois — deux, jusqu'à ce que... :
— Tu es un malin, toi.
Il lui sourit avec condescendance :
— Je sais ce que je vaux.
Il se penche sur elle, peut-être un moyen de lui prouver qu'il est sincère :
— Je voudrais que tu me fasses cette faveur, Éloïse. Après, c'est promis, je ne te demanderai plus rien.
— Imbécile. Tu as déjà gagné.
— Je me disais bien qu'il me manquait une insulte.
Ils s'observent en chiens de faïence, et Ryu trouve cela étonnamment agréable. Il a réussi à la convaincre. Il l'a même fait rire, réagir. Il connaît son prénom. Et cette expression sur son visage, lorsqu'elle tenait le violon dans ses bras... Rien que pour cela, il sait qu'il a eu raison. Il se demande si un jour, elle pourrait avoir cette expression pour lui. Il s'avance peut-être un peu, mais... quelque chose lui dit que ce serait bien.
David s'approche alors d'eux avec un plateau à la main :
— Une note, Monsieur.
Ryu s'empare du papier : un message pas vraiment urgent, mais au moins, cela lui permet de s'éclipser avec panache. Il se lève, jette un coup d'œil à l'horloge :
— Éloïse, ton heure est expirée de deux minutes, l'informe-t-il. Nous nous verrons donc demain soir. Même endroit ?
Elle hoche la tête sans rien répondre. Elle est contrariée de s'être fait voler deux minutes sans s'en rendre compte. Il l'abandonne au milieu du salon, l'étui à violon ouvert devant elle, avec la promesse d'un nouveau rendez-vous.
℘
Le lendemain soir, la jeune Éloïse traverse la rue pour se rendre au Renaissance. Les hommes qui se tiennent en costard à l'entrée, derrière un long comptoir, lui jettent un regard méfiant. Elle-même se demande encore ce qu'elle vient faire là :
— Vous désirez, Mademoiselle ?
— J'ai rendez-vous avec... le directeur de cet hôtel.
Elle sent à leur désapprobation qu'ils ne vont pas tarder à la reconduire à la porte :
— Je suis désolée, je sais qu'il s'appelle Ryu, mais je ne connais pas son nom de famille.
— Mademoiselle, je doute que monsieur Hinata souhaite vous recevoir.
— Pensez ce que vous voulez : ce n'est pas moi qui lui rendrai des comptes si jamais vous ne me laissez pas entrer.
Sa remarque a l'air de faire mouche. Ryu ne doit pas être un patron très souple :
— Écoutez, vous n'avez qu'à vérifier, insiste-t-elle. Appelez-le, prévenez-le, faites ce que vous voulez.
Dans le doute, l'un des hommes s'esquive vers les escaliers.
— Dites-lui que c'est de la part de Brenda ! s'écrie-t-elle avant qu'il ne disparaisse.
Elle rit toute seule de son trait d'humour, sous le regard profondément critique des autres agents d'accueil. Mais quelques minutes plus tard, le maître des lieux en personne lui donne raison : Ryu dévale les escaliers, fait signe aux hommes que tout va bien, et s'immobilise devant elle.
Éloïse n'a pas voulu lui rendre la tâche facile. Elle a débarqué vêtue d'un vieux T-shirt trop large pour elle et d'un jean qu'elle utilise d'habitude pour le bricolage. La vérité, c'est qu'il l'exaspère tellement qu'elle a souhaité le mettre dans l'embarras, lui qui prétend posséder un hôtel — avec raison, apparemment. S'il veut l'impressionner avec son aura de luxe scandaleux, elle va lui montrer qu'on ne l'achète pas si facilement, parce qu'elle y est indifférente.
Mais voilà, elle se rend compte de son erreur à la seconde où elle pose les yeux sur lui. Il réussit à la surprendre, avant même d'ouvrir la bouche. Et cela l'exaspère encore plus.
— Bonjour, Éloïse, dit-il en souriant calmement.
Il porte un jean large qui retombe sur d'épaisses rangers noires. Un simple T-shirt blanc souligne une musculature travaillée : au moins, il n'a pas pu résister à ce détail... Ses cheveux frôlent ses épaules, mais dégagent son front en un lacet serré. Il a l'air de tout sauf d'un directeur d'hôtel : la dernière fois qu'elle l'a vu, il portait une chemise et un pantalon ajusté.
— Où est-ce qu'on va ? lui demande-t-elle à défaut d'autre chose.
— Oh, pas très loin.
En fait, il ne la conduit même pas hors de l'hôtel : ils remontent simplement le hall et s'engouffrent dans une enfilade de petits couloirs aux murs lambrissés. C'est intelligent de sa part, et probablement planifié. Il doit savoir qu'elle n'est pas du genre à fréquenter les palaces étoilés du centre-ville. Et il a ainsi plus de chances de la surprendre, tout en dévoilant subtilement l'étendue de son empire...
Éloïse lui jette un regard en coin tandis qu'il marche à côté d'elle sans parler. Quelle étrange personnalité... Elle doit reconnaître qu'elle l'a sous-estimé. Elle commence à prendre la pleine mesure de l'homme qui l'accompagne : il a prévu sa réticence et a réagi en conséquence, il la devine mieux que personne d'autre... Et à présent, il l'emmène dans un restaurant minuscule, sombre et chaud, éclairé par des chandeliers électriques, où ils peuvent suivre le cours de la rue sans y être vus.
Il la surprend. Encore. Elle s'est fait une montagne de préjugés de cette soirée, et il les dénoue les uns après les autres avec un naturel désarmant.
— J'ai pensé que tu aimerais ce genre d'endroit, déclare-t-il sans se départir de son sourire.
— Oui, c'est... chaleureux.
Le mot qui lui est d'abord venu en tête est « intimiste ». Mais hors de question qu'elle le prononce devant lui. Il y a très peu de monde autour d'eux ; un vieil homme prend leur commande puis s'efface avec discrétion. Éloïse se demande ce qu'ils vont bien pouvoir se raconter pendant toute cette soirée...
— J'ai vu que tu t'étais remise à jouer devant l'hôtel ce matin, commence-t-il, sans doute pour la mettre à l'aise.
— Oui. En général, je joue une petite heure le matin, et un peu plus longtemps le soir.
— Et entre les deux ?
— Je suis des cours.
— Tu es encore au lycée ?
— Je suis en retard. J'essaye d'avoir mon diplôme, histoire de commencer quelque part.
Ryu ne dit rien, mais médite ses paroles avec attention, alors qu'il n'y a pourtant pas grand-chose à en retirer.
— J'aime bien t'entendre depuis mon bureau, lui avoue-t-il alors. Tu sais, je n'ai jamais... comment dire... Je n'ai jamais eu beaucoup de temps pour tout ce qui touche à l'art. Ça ne m'a jamais vraiment intéressé, la musique classique ou quoi que ce soit d'autre. Mais ce que tu fais, c'est joli.
— Merci.
— Tu te produis dans la rue depuis longtemps ?
— Non, un peu moins de deux mois.
— Tu joues pour l'argent ?
— Pas vraiment.
Il hausse un sourcil, ce qui l'encourage à continuer :
— Bien sûr, j'ai besoin d'argent, mais... je joue surtout pour moi, je crois. Je loue une chambre de bonne à quelques pas d'ici. Je peux difficilement imposer mes crises de violon à mes voisins, c'est pour ça que j'ai commencé à pratiquer dans la rue. J'en avais envie, personne ne pouvait rien me dire, ça me rapportait même un peu d'argent... Et aujourd'hui, ça m'a servi à rencontrer un parrain de la pègre !
— Tu en parles comme si on t'avait interdit de jouer.
— Je me suis interdit de jouer. Pendant longtemps.
— Pourquoi ?
Il a l'air sincèrement curieux, ce qu'Éloïse a du mal à comprendre. Mais elle n'hésite pas un instant à lui répondre. Elle est comme ça : son passé n'est un tabou pour personne, surtout pas pour un inconnu. Il y verra sans doute une marque de sa désaffection pour elle-même, et il aura sans doute raison :
— Tu n'es pas le seul à avoir des faits d'armes surprenants, énonce-t-elle, énigmatique.
Il la regarde sans comprendre, alors elle se lance :
— J'étais joueuse professionnelle avant. Premier violon, pour le meilleur philharmonique du pays. Mes parents m'ont offert mon premier violon quand j'avais cinq ans. J'ai été repérée à huit, et à dix ans, j'étais la bête de foire préférée des plus célèbres orchestres internationaux.
Elle se tait quelques instants. Elle pense qu'il va dire quelque chose, mais il respecte son silence : un bon point pour lui.
— Avec le temps, ma carrière a commencé à devenir plus sérieuse, poursuit-elle. Je n'étais plus seulement un phénomène, j'étais reconnue. À seize ans, le philharmonique m'a engagée pour une longue tournée de concerts à travers le monde entier. Et j'étais incroyablement fière de ma réussite. J'étais fière, tout simplement.
Elle fait une pause, le temps de trouver ses mots :
— Tu comprends, j'ai grandi dans ce milieu. J'ai été élevée entourée de gens qui m'ont félicitée toute ma vie, qui m'ont dit et répété que j'étais la meilleure, un génie, un prodige, que personne ne valait mieux que moi. J'étais devenue une affreuse petite garce. J'avais une telle confiance en moi... C'est un sentiment enivrant, tu ne peux pas savoir. Mais je traitais tous les autres comme des inférieurs. J'étais quelqu'un et je le savais, je prenais plaisir à apparaître sur le devant de la scène et à écraser mes semblables, j'étais bouffie d'orgueil. Extérieurement, j'avais tout de la jeune violoniste charmante, souriante, talentueuse. Mais pour tous ceux qui me connaissaient, je n'étais qu'une insupportable starlette, pourrie jusqu'à la moelle. Et je l'étais, c'est vrai. À tel point qu'un jour, tous les musiciens de l'orchestre se sont ligués contre moi. Ils ne voulaient plus travailler avec moi, aucun d'entre eux. Et moi, je les ai traités avec mon indifférence habituelle. Je ne les ai pas pris au sérieux. Au concert suivant, j'ai commencé mon solo. Et l'orchestre ne m'a pas suivie. J'ai continué à jouer, dans le doute, pendant quelques minutes. Il y avait un silence de mort dans la salle. Jamais je n'avais été aussi mortifiée de toute ma vie. Je me suis arrêtée, je me suis tournée vers eux, et... l'un des musiciens a dit au chef d'orchestre qu'ils ne se lanceraient pas tant que je serais là. Le chef d'orchestre m'a regardée sans rien dire, mais j'ai su qu'au fond de lui, il voulait que je parte. Je suis restée plantée là cinq minutes entières, sans oser comprendre, sans me rendre à l'évidence, en les suppliant de démarrer, alors que toute la salle se mettait à bruisser. Pendant un moment, j'ai envisagé de continuer toute seule. J'aurais pu le faire : ça aurait été magnifique, et ça leur aurait coupé l'herbe sous le pied, à tous. Et puis j'ai vu tous leurs regards posés sur moi. Pas ceux du public, non : ceux de l'orchestre... Des gens que j'avais côtoyés depuis mon enfance. Des gens que j'avais aimés, et dont je croyais qu'ils m'aimaient, eux aussi... Toute ma colère, toute ma fierté se sont effacées d'un seul coup. C'est là que j'ai aperçu ce gouffre immense au fond de moi... Je me suis rendu compte que j'étais vide à l'intérieur, moi tout entière. Je venais d'être trahie de la pire des manières, mais... je n'avais plus envie de rendre les coups. Je n'ai jamais été plus désespérée qu'à cet instant. C'était comme me voir à travers d'autres yeux, et prendre conscience que j'étais quelqu'un de lamentable... Si lamentable que plus personne ne voulait de moi. Que tous les miens s'unissaient pour me trahir. Mais surtout, j'ai vu ce jour-là que j'avais perdu tout le goût que j'avais pu avoir un jour pour la musique. Je n'avais plus pris le moindre plaisir à jouer depuis mes premiers succès vers l'âge de dix ans. Tout était devenu trop grand trop vite : la célébrité, les voyages, la publicité, les concerts par dizaines sans rien d'autre à penser... J'ai songé quelques secondes à me battre, et quelque chose de nouveau en moi s'est demandé : « À quoi bon... ? » J'ai quitté la scène et je suis retournée en coulisse. Le deuxième violon a joué ma partie, sa remplaçante est montée sur scène pour jouer la sienne. L'orchestre a démarré en douceur, et le concert a été une réussite. J'étais déjà morte et enterrée.
Le serveur vient ponctuer ses paroles en apportant les plats. Ryu ne lui accorde pas une seconde d'attention. Ce qu'elle lui raconte le captive trop et il ne cherche pas à le cacher :
— Je suis rentrée chez moi tout de suite après ça, enchaîne-t-elle. Quand j'ai vu que dans ma famille, le résultat était le même, j'ai plié bagage et je suis partie. Tout ce qui s'est passé m'a fait prendre conscience... qu'il fallait absolument que je change. Je ne veux pas rester la personne que je suis devenue. J'ai laissé tomber la musique, la scène, tout... Je suis venue ici en me promettant de me bâtir une vie saine. Ça commence par mon diplôme. Seulement voilà, je n'avais pas prévu au programme que mon envie de jouer reviendrait, plus forte que tout... Je crois qu'on ne peut pas se séparer totalement de son ancienne vie. C'est tout ce qu'il me reste.
Elle lui sourit, parce qu'elle ne veut pas avoir l'air de s'apitoyer sur son sort :
— Voilà, et maintenant tu sais tout de moi.
Ryu secoue la tête :
— Non, je ne crois pas... Mais ce que j'ai découvert est déjà bien intéressant. Tu te rends compte que tu te livres facilement ?
— C'est parce que ça m'est égal.
— Tu penses que tu as si peu de valeur que tu ne mérites aucune compassion, aucune considération ?
— Bravo. Tu lis toujours aussi clair dans l'esprit des gens ?
— J'ai plus de mal avec toi. Mais plus tu me parles, plus j'apprends.
Elle détourne les yeux en se concentrant sur ses couverts. La façon dont il la regarde est dérangeante ; cela lui rappelle l'intensité de ceux qui prônaient son talent et, par conséquent, de mauvais souvenirs.
— Je ne te comprends pas, déclare-t-elle quand même, ce à quoi il éclate de rire.
Il oriente très vite la conversation sur des sujets différents. Ils parlent de tout et de rien : le temps, la ville, les études, la musique...
Éloïse est surprise de l'agilité avec laquelle Ryu la guide. Il la met à l'aise, elle est forcée de l'avouer. Tous ses doutes sur l'ennui qu'elle aurait pu ressentir disparaissent. Elle se laisse prendre à son jeu, petit à petit. Elle en a conscience et lui aussi, mais c'est agréable.
Il parle bien. Avec aisance et assurance, deux qualités qu'Éloïse a toujours appréciées. Il ne la force pas, ne s'écoute pas discourir et, s'il a de toute évidence assez peu de culture personnelle, son humour démontre une grande vivacité d'esprit.
Ils n'abordent plus de questions sérieuses. Ryu reste un mystère pour Éloïse, mais il parvient à le lui faire oublier. En fin de compte, la soirée passe doucement, délicatement, et Éloïse apprécie chaque seconde de cette discussion, la première depuis bien longtemps. Lorsque le serveur vient débarrasser leur table, il n'apporte aucune addition, et Éloïse est forcée d'admettre que Ryu disait vrai : il est bel et bien celui qui dirige, ici...
Tous deux se dévisagent alors quelques instants, unis par cette interrogation silencieuse : « Et maintenant ? »
Éloïse ne sait pas. Elle devrait partir : elle s'est acquittée de sa dette, elle peut l'effacer de sa vie. Cela vaudrait mieux, si ce qu'il a raconté sur son travail est vrai. Mais un seul mot de lui et elle pourrait rester sur sa chaise à l'écouter encore un peu plus. Elle se sent faible, craintive et stupide. Qu'il soit à l'origine de ces émotions la fait se méfier d'autant plus.
— Je crois que notre dîner est terminé, dit-il enfin.
— Oui, acquiesce Éloïse. Et je vais partir comme une vraie petite Brenda.
Il pose sur elle un regard très doux. Empreint de gravité, ce qui lui donne un air inquiétant. Éloïse a remarqué une chose au cours du repas : c'est que Ryu, derrière une insouciance déconcertante, dissimule un caractère dur d'obsidienne. Un caractère qu'il lui révèle à cet instant lorsqu'il glisse un papier vers elle :
— Je ne veux pas te forcer la main, énonce-t-il. J'ai promis que je te laisserai tranquille et je le ferai. On ne s'est pas rencontrés dans les meilleures circonstances et je te rappelle peut-être une mauvaise expérience. Je comprends que tu te méfies de moi, et que tu ne m'apprécies pas forcément. Mais si, malgré tout cela, tu veux bien... rester en contact avec moi... je te donne mon numéro.
Éloïse saisit le papier qu'il lui tend et l'étudie quelques instants, plus pour éviter de croiser son regard qu'autre chose. Ryu Hinata... En fait, c'est ce numéro qui la décide à partir. Si elle a des regrets, elle aura toujours un moyen de le recontacter.
— J'ai passé une très bonne soirée, le remercie-t-elle. Étonnamment.
Il retrouve son sourire perpétuel :
— Ça te dirait que je te montre quelque chose ? risque-t-il. Avant que tu partes.
Elle hésite. La phrase a des allures de piège : il la retient, il trouve encore une excuse pour s'accrocher à elle. Il perçoit sa réticence, immédiatement :
— C'est juste pour te faire comprendre quelque chose, précise-t-il. Sur moi. Après, tu pourras t'en aller si tu veux, tu pourras porter tous les jugements que tu voudras. Mais pour ça, il faut au moins que tu me connaisses.
— C'est d'accord, le coupe-t-elle aussitôt.
Ils quittent le restaurant pour retourner dans le hall de l'hôtel. L'atmosphère bruyante et les allées et venues des clients transpercent le cocon dans lequel ils s'étaient isolés.
— Ne t'inquiète pas, on monte juste sur le toit, indique-t-il en lui tenant la porte de l'ascenseur.
Éloïse sourit de cette attention nouvelle. Elle distingue dans ses manières quelque chose de plus empressé, de moins assuré, une certaine réserve : il a peur de ses réactions. Au moins, cela veut dire qu'elle ne lui est pas encore totalement prévisible...
Ils prennent l'ascenseur sans qu'il lui adresse un seul mot. Enfin, ils gravissent un dernier escalier bétonné qui les conduit sur le toit du Renaissance. La vue d'ici n'est pas spectaculaire, mais suffisamment élevée pour offrir un panorama complet des lieux. Des immeubles par dizaines, à perte de vue, éclairés à tel point que la lumière des fenêtres vient presque remplacer celle des étoiles.
— Qu'est-ce qu'on fait là ? demande Éloïse tandis que Ryu la dirige vers la balustrade.
Il reste silencieux quelques instants. Puis il fait soudain un grand geste de la main qui la surprend, qui englobe tout le paysage, avant de se concentrer sur elle :
— Tout cela n'a pas d'importance, déclare-t-il. Ce que je veux te montrer, c'est l'autre côté de la ville. Là d'où je viens.
Éloïse se retourne. Elle sait déjà ce qui l'attend : c'est là-bas qu'elle vit.
— Je te l'ai dit, reprend Ryu, je ne veux pas te mentir. Et je ne veux pas essayer d'être quelqu'un que je ne suis pas. Tu as dû le remarquer : je suis un peu trop franc pour mon propre bien.
— C'est vrai...
— Je t'ai amenée ici parce que cet endroit... c'est ce qui permet le mieux de me comprendre, je crois. Et je veux que tu saches qui je suis.
— Mais pourquoi...
— S'il te plaît. On réglera ces questions plus tard.
Éloïse se tait pour le laisser continuer. Après tout, elle lui a longuement parlé d'elle. C'est à son tour de s'exprimer :
— Je ne suis pas né à la capitale, raconte Ryu, mais dans une autre grande ville à six cents kilomètres d'ici, et le résultat est le même. Mes parents étaient deux junkies qui ne savaient rien faire à part se défoncer du matin au soir et fuir leurs dettes. À tous les coups, je n'étais pas l'enfant le plus désiré de la Terre. Mais quand j'étais petit, je ne m'en rendais pas compte. À la naissance, j'étais déjà accro à l'héroïne. Je me demande encore comment j'ai réussi à atteindre l'âge de huit ans. Quoi qu'il en soit, un jour, une femme des services sociaux nous a repérés et elle a cherché à me venir en aide. Elle a rendu visite à ma mère ; elle l'a avertie que si mon père et elle ne se faisaient pas soigner, elle viendrait leur retirer ma garde. Je me rappellerai toujours du visage de ma mère à cet instant. Elle était effondrée sur le canapé. L'appartement n'était qu'une décharge ambulante ; il y avait des seringues partout. Et puis il y avait cette odeur... indéfinissable. Je ne l'ai jamais retrouvée depuis, et je l'ai toujours associée à mes parents. Enfin bref, ma mère a émergé de son trip pendant quelques secondes. Elle a regardé l'assistante sociale, et elle lui a arraché le paquet de seringues qu'elle avait ramassé sur le sol. Elle n'a pas dit un seul mot. Mais c'est à cet instant-là que j'ai compris. J'avais huit ans. Mon enfance m'avait toujours semblé normale jusqu'à présent, puisque je n'avais jamais rien connu d'autre. Je croyais que tout le monde vivait comme cela. Mais la réaction de ma mère à cet instant... J'ai compris qu'elle aimait beaucoup plus la drogue que moi. Que je n'avais jamais eu la moindre importance pour elle.
Ryu dit tout cela avec une gravité sans émotion. Éloïse ignore comment réagir, partagée entre le caractère très personnel de cette confession, l'horreur de ce qu'elle révèle, et son incapacité totale à deviner ce que Ryu ressent.
— Je sais que cela peut paraître terrible de dire ça, continue-t-il, mais ce jour m'a ouvert les yeux. Ce fut la fin de mon enfance : j'ai grandi, j'ai écarté mes parents de ma vie comme eux m'avaient toujours écarté de la leur, et j'ai pu prendre ma première décision sérieuse. J'ai regardé autour de moi, j'ai vu cet appartement miteux... Ma mère étalée dans son vomi au milieu des déchets... Notre quotidien passé à fuir de bordel en taudis. J'ai ressenti de la colère, et en même temps une telle volonté... J'ai décidé que je ne laisserais pas mes parents détruire mon avenir, que jamais je ne finirais comme eux. J'ai décidé que puisque personne ne voulait de moi, j'allais m'imposer quand même. J'ai jeté un défi à l'existence ; j'ai voulu me venger du fait que je n'avais rien reçu dès le départ, et je me suis juré que je me bâtirais une fortune sur ce qui avait détruit mon enfance : la drogue. Cette décision, c'était une véritable prise de conscience. Cela a conditionné tout ce que je suis devenu aujourd'hui. Et si je te raconte tout cela, c'est parce que si nous sommes amenés à nous revoir un jour... tu ne peux pas me connaître sans savoir que j'ai un but. Que tout ce que j'accomplis chaque jour, c'est dans ce seul et unique but. Et que j'ai fait des choses absolument abominables pour y parvenir.
Il inspire à fond et détache son regard du sien :
— À quinze ans, j'ai trouvé mes parents allongés par terre, morts, dans le squat que l'on utilisait à l'époque. Overdose. J'ai ramassé mes affaires et je suis parti. Je me suis installé ici à la capitale. J'ai commencé par dealer pour dix cents pièce. J'ai noué des relations, je me suis fait connaître en douceur. J'avais suffisamment l'expérience de la rue pour ne pas me faire écraser. Une réputation, ça se monte vite, surtout quand tu ne trouves pas une seule personne en ville capable de te mettre à terre. Bref, aujourd'hui j'ai réussi, et je suis en passe de réussir encore plus... Grâce à la drogue, et sans jamais m'être drogué. Mais je ne suis pas quelqu'un de bien. Je détruis la vie de beaucoup de gens.
Il la regarde dans les yeux pour conclure avec dureté :
— Je n'ai aucun remords, et j'ai la ferme intention de continuer. Je crois que c'est nécessaire que tu le saches.
Il n'ajoutera pas un mot de plus, Éloïse le sent. Elle le dévisage sans parvenir à démêler le monstre d'émotions que ses paroles ont provoqué en elle. Elle a peur ; elle se méfie ; elle sait qu'en temps normal, n'importe qui tournerait les talons sur-le-champ... À défaut de cela, elle se raccroche à sa dernière phrase :
— Pourquoi tu me racontes tout ça ? souffle-t-elle.
— Je te l'ai dit : je veux que tu saches qui je suis.
Il la regarde avec une pointe d'impatience.
— Ce n'est pas ce que je veux dire, je...
Consciente qu'elle se perd, Éloïse opte pour la solution la plus simple :
— Pourquoi moi ?
Ce n'est plus de l'appréhension, mais de la surprise qui se peint sur le visage de Ryu. Elle peut suivre sa réaction, pour une fois : tout ce monologue, et elle ne lui demande que ça ?
Il esquisse un sourire perdu, et ses yeux hésitent entre elle et le ciel pendant plusieurs secondes :
— Je ne sais pas, finit-il par admettre en reculant d'un pas. Il faut que ce soit toi, c'est tout. Je ne sais pas pourquoi. C'est vrai que l'on n'a pas passé beaucoup de temps ensemble. On ne se connaît même pas. Mais il y a une chose dont je suis sûr, c'est que dans cinq minutes, tu seras partie, et qu'alors ta présence me manquera. Je ne me l'explique pas, je...
Pour la première fois, Ryu semble ne plus trouver ses mots. Il accroche son regard en désespoir de cause, pour y puiser la source de ce qu'il exprime :
— J'aime être avec toi. J'ai l'impression de pouvoir être moi-même. J'ai envie d'être franc avec toi, je veux que tu me connaisses... Parce que si tu décides de rester en contact, je veux que tu le fasses en toute connaissance de cause. Pour ce que je suis entièrement. Les moments que je passe avec toi me surprennent, comme je ne l'ai plus été depuis... Tu n'as pas idée de la présence que tu as. Je sais que quand tu ne seras plus là, je ne vais pas arrêter de penser à toi. Il faut que ce soit toi.
Il se livre de la façon la plus naturelle qui soit, avec une chaleur surprenante, sans l'approcher. Éloïse peut affirmer que c'est la conversation la plus étrange qu'elle ait jamais vécue. Pourtant, les premiers réflexes craintifs s'effacent déjà de son esprit. Peut-être à cause d'un curieux instinct de contradiction, elle se refuse à entrer les activités criminelles de Ryu dans l'équation. Elle sait que son raisonnement est à moitié fou, mais le bon sens lui inspire un dégoût inimaginable. C'est le bon sens qui a conduit tous les siens à la rejeter.
Éloïse tente d'analyser ce qu'elle ressent, ce qu'elle désire, ce qui la rendrait heureuse, tout simplement, et elle réalise soudain qu'elle ne veut pas avoir peur de l'homme qui se trouve en face d'elle. Elle ne veut pas le fuir, et pour cela, elle ne veut pas réfléchir à tout ce qu'il a fait. Peu importe la part de vérité ou de mensonge dans tout ceci. Là où n'importe qui fuirait, haïrait ou jugerait l'homme qui se trouve en face d'elle, Éloïse écarte ses crimes d'un geste de l'esprit pour ne plus se concentrer que sur une seule chose : la façon dont il la regarde, cet appel au fond de ses iris qui la supplie, presque avec désespoir.
Plusieurs facteurs entrent sans doute en ligne de compte. Des facteurs dont elle a conscience, mais qu'elle se refuse à affronter. Ryu ne peut pas savoir l'avantage que lui procure la cuisante sensation de rejet qu'elle a éprouvée dans son passé, l'impression de s'être trouvée seule, inutile et insignifiante, trahie par son orgueil.
Les mots de Ryu remuent le chagrin d'Éloïse au fond d'elle-même. Depuis des années, toutes les personnes qu'elle a connues l'ont quittée les unes après les autres. Elle a expérimenté l'abandon, le refus, la sensation de valoir moins que le pire des rebuts sur cette Terre, de n'avoir aucun attrait aux yeux de quiconque, de sombrer dans une transparence maladive qui l'effaçait chaque jour un peu plus de la surface du monde.
Ryu, lui, est bien réel ; il se tient là devant elle et il veut d'elle. Dans le désert émotionnel dans lequel Éloïse se trouve, encore blessée par ses souffrances et profondément marquée au cœur d'elle-même, c'est le plus précieux des cadeaux... Le sentiment le plus heureux qu'elle puisse éprouver. C'est pour cela qu'elle n'a pas la force de protester, de renoncer à la joie qu'elle ressent, malgré tous les crimes et les intentions que Ryu lui a décrits.
Il lui apparaît sous un nouveau jour : elle ne voit plus l'homme qui l'a harcelée, effrayée, importunée ; elle ne voit plus que l'homme qu'il est, tout simplement, et le désir qu'il a d'elle-même.
Elle repense les événements en une fraction de seconde. La façon dont elle l'a rencontrée est singulière. Mais il a réussi à la retrouver, et, même s'il le dément, il a dû guetter son apparition jour après jour pendant toute cette semaine... Il lui a racheté un violon, à elle, cette inconnue sortie de nulle part. Qu'a-t-elle bien pu éveiller en lui, elle n'est pas sûre qu'il le comprenne lui-même. C'est le dernier point sur lequel son inquiétude s'arrête ; après cela, elle n'a plus que cette certitude absolue : Ryu veut d'elle. Il l'a remarquée et elle a de la valeur à ses yeux.
C'est pourquoi, sans dévoiler un mot des réflexions qui l'animent, Éloïse lui accorde son premier sourire sincère, et elle dit :
— Merci de m'avoir sauvée, Ryu.
Il reste interloqué par cette réponse. Sans doute est-il surpris qu'elle n'évoque pas davantage tout ce qu'il lui a révélé. Elle lui signifie que c'est inutile :
— Je suis contente que tu aies été franc avec moi. Je comprends ce qui te motive, je comprends ce que tu fais. Mais tout cela n'a aucune importance. Tant que je n'y suis pas impliquée... Je sais que je suis folle et que je ne devrais pas réagir comme ça...
Elle ajoute en riant, plus pour elle-même :
— Tu es sans doute la dernière relation dont j'ai besoin pour me bâtir une vie saine. Mais jusqu'ici, la morale ne m'a jamais servie, alors... Peut-être que je ne suis pas faite pour ça.
Elle peut se féliciter de voir qu'il est médusé par ses réactions. Il finit par combattre sa stupeur pour lui demander :
— Est-ce que ça veut dire que tu vas me revoir ?
— Je ne sais pas exactement ce que tu attends de moi...
Éloïse sort de sa poche le papier qu'il lui a donné avec son numéro de téléphone :
— Mais tu m'as secourue et tu m'as offert un violon.
Alors, sans réfléchir, parce qu'elle n'a plus devant elle qu'un homme excessivement séduisant, elle s'approche très vite de lui et prend le risque de laisser entrevoir sa faiblesse une fois de plus : elle l'embrasse sur les lèvres, légère et furtive, puis elle s'éloigne vers les escaliers sans qu'il puisse réagir :
— Ça vaut bien deux ou trois rendez-vous de plus.
Et Ryu n'a rien à ajouter à cet heureux constat.
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