Beaucoup de personnes avaient participé à l'élaboration de ce qu'Ézéchiel finirait par devenir à l'âge adulte.
Tout d'abord sa mère, Ariane Calbot, pour être morte sous ses yeux quand il avait cinq ans.
Charles et Caroline Lépervier, ensuite, pour lui avoir donné un aperçu de ce que pouvait être une famille unie.
Anna Lépervier, pour avoir brillé au ciel de sa vie un si bref instant qu'elle n'avait rien laissé derrière elle qui puisse lui survivre.
Son père, Victor Calbot, pour l'avoir abandonné, puis arraché à ceux qu'il avait appris à aimer.
Et enfin Ryu. Ryu qui l'avait sauvé et condamné de toutes les façons possibles.
La dernière personne à jouer un rôle dans cette histoire s'appelle Éloïse Feuray. Elle a vingt-deux ans. Elle traîne derrière elle son propre passé, mais elle a décidé de s'en relever. Peut-être ouvre-t-elle ainsi, sans le savoir, une voie qu'Ézéchiel n'avait encore jamais discernée.
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Ézéchiel marche le long d'un grand boulevard dans le centre-ville. La circulation reste fluide ; pas de chaos assourdissant aujourd'hui. L'air dégage cette essence particulière de gaz d'échappement et de conglomérat humain. Certains pourraient s'en plaindre, mais Ézéchiel a presque toujours été un enfant des villes. Et puis, ce genre de choses ne l'atteint plus vraiment désormais.
Il défile le long des rues qu'il connaît par cœur. Il ne voit pas les enseignes, les gens qu'il croise, l'activité vibrante autour de lui. Il ne retient rien de ce qui l'entoure ; il pourrait heurter un passant si tous ne s'écartaient pas déjà devant lui. Il y a longtemps qu'il n'identifie plus son reflet dans un miroir, mais le résultat ne doit pas être très engageant.
Il poursuit un but à la fois vague et précis ; il n'y pense même pas. Il doit se rendre à l'hôtel de Ryu pour une histoire dont il ne se rappelle déjà plus. Il ne voit plus aussi loin désormais, que ce soit dans le passé ou l'avenir.
Un vendeur ambulant agite sous ses yeux ses breloques bariolées. Cela fait un bruit de métal bon marché, évoque des images dont il ne peut plus se souvenir. Des gens discutent à la terrasse des cafés. C'est une rue animée ; il y a des restaurants partout, des salles ouvertes aux concerts de jazz, des boutiques qui exposent des paires de chaussures comme des œuvres d'art sans en indiquer le prix. Difficile d'imaginer que l'un des hôtels de Ryu se trouve juste au bout de l'avenue, au milieu de tous ces gens si merveilleusement normaux, du moins est-ce ce qu'ils veulent bien faire croire.
Ézéchiel perçoit tous ces détails par la force de l'habitude, sans les retenir. Son cerveau reste enserré dans une gangue de brume laiteuse, où le moindre bruit lui parvient avec une résonance sourde, où chaque action se dépouille de son intérêt, de ses conséquences, de sa raison d'exister. Ézéchiel a replongé dans cette étrange cacophonie silencieuse qu'il a ressentie la toute première fois qu'il a goûté aux pilules de Ryu, la fois où il a tué cet adolescent dans une ruelle. Sauf que sa transe enivrante dure depuis maintenant plus de trois ans.
Dans sa tête, il n'entend que la pulsation profonde de son cœur. La chose horrible qui ne vivait en lui que pour le torturer semble avoir cédé sous le coup des molécules chimiques. Il a toujours cette sensation étrange que l'on a rempli sa poitrine, comblé le vide avec il ne sait quelle substance apaisante. Un concentré d'aplomb, un antidote contre la conscience mortifère.
Il traverse le boulevard et remonte une rue interminable jusqu'au carrefour suivant. Il intercepte des bribes de conversation. Des gens sont au téléphone, d'autres fument à l'extérieur. Un serveur emporte sur un plateau une cruche à moitié remplie de sirop de menthe. L'odeur chatouille ses narines ; cela lui rappelle les pharmacies, les médicaments pour le rhume. Il se souvient maintenant de pourquoi il est là. D'habitude, il ne se rend jamais dans le centre-ville quand ses missions ne l'exigent pas, et certainement pas de si bon matin, mais Ryu a insisté. Il va lui demander de tuer cet homme qui refuse de leur céder la clinique. Ézéchiel voit défiler un visage et des informations dans son esprit, comme une machine recracherait sur commande sa fiche technique. Il sait déjà où l'éliminer et comment. Cela ralentira leurs projets, mais son successeur se montrera sans doute plus conciliant avec eux. Ryu désire acquérir un hôpital, car outre l'accès à certaines drogues difficiles à obtenir, il a flairé l'opportunité qui se terre dans le domaine médical. Il ne tardera pas à se lancer en bourse, tel qu'Ézéchiel le connaît.
Des notions d'économie viennent compléter son raisonnement. Il ne se rappelle pas où il les a apprises, ni avec qui ou dans quelles circonstances, mais cela ne provoque plus aucun écho en lui. Les comprimés n'effacent pas sa mémoire ; ils sélectionnent simplement ce qui est utile et repoussent le reste, tout ce que sa conscience l'empêchait de fuir depuis trop longtemps.
Comment s'échapper d'une prison où tous les pensionnaires cherchent à vous tuer, si cette prison n'est autre que votre esprit et les pensionnaires vos propres souvenirs ? La réponse est simple : enfermer tous les détenus ensemble et jeter la clé.
Ézéchiel arrive en vue de l'hôtel Renaissance où Ryu habite la plupart du temps. Un étage est réservé à son usage personnel ; le reste est dédié à une clientèle du haut de la classe moyenne. Ce n'est pas sa résidence la plus prestigieuse, mais c'est celle qu'il préfère. Peut-être parce que l'hôtel domine ce monde auquel il a toujours voulu accéder.
Ancien, né des influences grecques et latines mêlées, c'est un trésor d'architecture, impossible à oublier. Ryu finit immanquablement par y revenir en dépit de ses nombreux déplacements. Le nom dont il l'a rebaptisé trois ans plus tôt, le « Renaissance », est un clin d'œil autant au style architectural du monument qu'à la première pierre de son nouvel empire.
En face se tient un très grand bistrot qui fait l'angle, ouvert sur la rue, dans des tons noirs et lambrissé, comme un cabaret à l'ancienne. C'est là qu'Ézéchiel entend la musique.
Il marche comme d'habitude dans sa brume perpétuelle, et soudain quelque chose pénètre son monde de force, sans préavis ni décision. C'est un violon. Concerto pour violon de Félix Mendelssohn. Réadapté pour le jouer sans orchestre, bien sûr, mais impossible de s'y tromper...
Ézéchiel ne lève pas les yeux tout de suite. Il s'arrête au beau milieu du trottoir, aussi sonné que si on lui avait donné un coup de poing en pleine poitrine. Il a du mal à respirer ; de la sueur coule le long de son dos ; son cœur s'accélère comme lorsque sa vieille tachycardie se réveille et le remplit d'air et d'angoisse. Le timbre clair du violon perce la bulle de son univers isolé, celui qu'il s'est inventé afin d'en exclure tout le reste, tous les stimuli de la réalité affrontée. Il est en train de vivre l'un de ces instants rares et précieux, de ceux qui nous capturent parfois, un instant suspendu comme à la pointe d'une lame et d'une inexprimable perfection. Peu de gens peuvent se vanter d'avoir saisi la grâce l'espace d'un soupir, d'avoir été possédés par elle, en fait, ou même par un fragment de son essence.
Ézéchiel lève les yeux sur le violon, mais c'est son âme tout entière qui se déploie vers lui. Il se sent comme un voyageur assoiffé après une longue marche dans un désert d'émotions, poignardé en traître par un éclat de pure beauté. Il a soudain le cœur au bord des lèvres, comme si un flot de paroles voulait s'en déverser, et il ressent le monde autour de lui comme il ne l'a plus ressenti depuis des mois. C'est comme arriver au terme d'une très longue nuit ; se jeter dans le vide depuis un ciel vertigineux. Il sent le poids écrasant des immeubles qui l'entourent, des êtres, des choses. Il perçoit la douceur de l'air, l'éclat du soleil, les regards posés sur lui, les dizaines de consciences qui le contemplent, et la mélodie, par-dessus tout. Ézéchiel renaît à l'existence, contre sa volonté, comme si trois années de sa vie venaient de disparaître, et le voilà transpercé sur l'autel de la grâce.
La musique a ce pouvoir, parfois. À partir du moment où les premières notes s'élèvent dans les airs, elle impose son atmosphère ; nos sens ne peuvent plus y échapper. C'est une véritable invasion émotionnelle. La musique transporte dans ses envolées lyriques ; elle nous emmène vers les horizons qu'elle a elle-même décidés ; c'est une traversée vers l'inconnu dont elle est le seul maître et nous le navire ballotté par les flots.
Ézéchiel est submergé par toutes ces sensations à la fois. La vivacité de Mendelssohn le conduit de force vers une bataille d'émotions qu'il ne peut pas contrôler. Il ne veut pas partir. Il est même incapable d'y songer. Il s'assoit à la terrasse du café juste en face de l'hôtel, sans une seule pensée pour Ryu, son existence tout entière perdue dans cet unique instant. Il met plusieurs secondes à se rendre compte que le serveur veut prendre sa commande, et il le renvoie d'un geste agacé en ne commandant que du thé. Son premier réflexe aurait été l'alcool. Mais pas cette fois. Il est d'une lucidité effrayante, et elle est totalement dévouée à la mélodie.
Il remarque que c'est une toute jeune femme qui joue. Elle ne regarde pas son auditoire qui s'amasse pourtant autour d'elle au milieu de la rue. Ézéchiel bénéficie d'une place de choix : en retrait, mais vue dégagée.
Elle n'est pas nerveuse. Elle ne se demande pas ce que les gens autour d'elle peuvent penser. Ézéchiel perçoit dans la posture de son corps un écho de ce qu'il ressent : elle est tout entière vouée à sa musique. Le violon et elle ne font plus qu'un comme s'il n'était qu'une extension d'elle-même. Elle ferme les yeux quand elle joue et sa musique est si claire, si vive, si terriblement franche, qu'on en dirait presque une voix humaine. C'en devient magique, alchimique ; la musique la transforme et la condamne à part du commun des mortels à tout jamais.
Elle n'est pas qu'une simple joueuse de rue. C'est évident : elle a le talent, la justesse, l'assurance d'une professionnelle, avec son univers et son interprétation propre, au-delà de toute compréhension.
Ézéchiel ignore combien de temps il reste là à l'écouter. Les passants vont et viennent ; certains déposent une pièce dans son étui ouvert sur le sol. Il la fixe presque sans ciller, en suivant le moindre de ses mouvements, qui s'accordent avec chaque variation de note. Il est comme captivé, il n'y a pas d'autre mot. Le don de cette fille exerce sur lui un pouvoir semblable à celui d'un charmeur de serpents. Il est tout simplement incapable de quitter ce minuscule périmètre où la pureté a pris corps en elle. Ce serait comme renoncer au Paradis céleste après en avoir ouvert la porte.
Ézéchiel est lui-même, pour la première fois depuis près de trois ans, et il ne souffre pas.
La fille croise son regard, de loin, une ou deux fois. Comme elle le fait pour tous ceux qui la contemplent. Ézéchiel se sent rempli d'une curiosité pour elle qu'il croyait perdue depuis longtemps. Il n'est qu'une marionnette pendue à son archer, abandonnée à sa virtuosité.
Jusqu'à ce qu'elle dépose la note finale du concerto pour violon en mi mineur, opus soixante-quatre, de Félix Mendelssohn.
Une demi-heure s'est écoulée. Un tonnerre d'applaudissements secoue les badauds qui n'ont sans doute aucune idée du trésor qu'ils viennent d'entrapercevoir. Ézéchiel, lui, l'a vu. Le silence martyrise son esprit en dépit des bruits de la rue. Il reste assis, incapable de bouger, incapable de décider ce qu'il ressent. Des gens s'approchent pour féliciter la jeune fille, qui leur accorde à tous un sourire fatigué.
Elle transpire ; ses longs cheveux raides collés à sa peau, mais ses yeux brillent d'une lueur unique. Celle que doivent éprouver tous les explorateurs, tous les découvreurs de la vie dans ce qu'elle a de plus extrême et de plus abouti.
Ézéchiel essaye d'accrocher son regard une nouvelle fois. Il voudrait se lever lui aussi, lui donner quelque chose pour ce fragment d'étrange qu'elle vient de lui offrir. Il n'arrive pas encore à se remettre de son voyage extatique, mais une pensée surnage pourtant déjà parmi toutes les autres. Il la réalise alors qu'il est en plein milieu de la rue, à mi-chemin pour aller lui parler.
Elle est en train de remballer ses affaires : pas de partition, juste le violon et son étui. Elle claque les serrures dans leurs gonds, et Ézéchiel comprend soudain ce courant froid qui remonte le long de sa gorge, cette douleur ascendante et pointue qui le déchire littéralement.
Il ne veut pas lui parler. Il ne veut pas entrer dans sa vie, de quelque manière que ce soit. Car il a vu quelque chose de si pur aujourd'hui... Il a déjà gâché suffisamment de belles choses sur cette Terre.
Ézéchiel passe donc lentement son chemin ; il remonte la façade de l'hôtel jusqu'au grand hall d'entrée du Renaissance. Éloïse l'aperçoit alors qu'elle se redresse, inconnu vêtu de noir à la silhouette interminable, difficile à oublier. Elle le regarde disparaître au coin de la rue, sans réel intérêt.
Elle ignore à cet instant qu'il ne lui reste que quatre mois à vivre.
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Bonjour amis lecteurs,
Ceci était le dernier chapitre que je publierai. Si vous êtes arrivés jusqu'ici, vous avez désormais lu 16 chapitres sur les 55 qui composent mon roman, et 159 pages sur les 529 qu'il compte au total.
J'espère que cet aperçu vous aura plu, amusés, intrigués, attristés, séduits, et qu'il vous aura donné envie, peut-être, de poursuivre l'aventure ?
Si tel est le cas, je vous remets ici le lien vers les éditions Edelweiss où mon roman a été publié :
https://www.edelweisseditions.com/product-page/ez%C3%A9chiel
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Voilà, je vous remercie infiniment de m'avoir accompagnée jusque-là, et j'espère de tout cœur vous retrouver au bout du chemin avec Ezéchiel, Ryu et Eloïse =)
Natalea
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