L'homme s'appelle Ézéchiel, il a vingt-trois ans, et c'est un meurtrier. Cela résume bien les choses, du point de vue du principal intéressé. Il ouvre les yeux sur une lumière striée, décomposée et sinueuse, qui court le long des murs en tôle ondulée. Les velux la laissent transpercer son sommeil. Ils n'ont de velux que le nom : quelques verrières crasseuses constellées d'insectes.
Ézéchiel se redresse dans son lit et s'accorde quelques secondes pour trouver une raison de se lever ce matin. Son premier réflexe est pour la boîte de comprimés qui étale ses plaquettes à même le sol, le second pour une cigarette qu'il allume à l'ancienne, une allumette entre les doigts. Cela devrait suffire.
Les vêtements de la veille gisent encore au pied du lit comme un tas de chiffons sales. Il les attrape sans même y penser et sort par la porte arrière du hangar, dans l'espèce de décharge automobile qui leur sert de cour. Il y a là un vieil incinérateur pourri, calciné jusqu'à la moelle, et qui a sans doute vu bien pire qu'une paire de jeans et un sweat noir imbibé de sang. Ézéchiel brûle les vêtements sans regret. Il en a d'autres, et les moyens de s'en procurer des meilleurs. Il accorde un vague intérêt à la chaleur de la trappe avant d'écraser son mégot dans la poussière.
Il y a des voix dans le hangar : trois hommes, peut-être quatre. Encore des rebuts... Ézéchiel attrape des vêtements propres dans un casier métallique, à côté de ce qui lui fait office de lit. Rien qu'un matelas sans sommier et des draps défaits. Il s'habille dans la semi-obscurité, sachant que les autres ne s'intéresseront pas à lui. Bien trop occupés à reluquer il ne sait quel match à la télé. Il est prêt à parier qu'ils tournent le dos à l'entrée...
Que faire de cette matinée ? Que faire pour ne pas penser ? Il ouvre les stores rouillés les uns après les autres dans un grincement de poulie. Le hangar n'a pas beaucoup de fenêtres ; c'est un vaste rectangle fracturé de coins d'ombre, mais c'est le seul endroit qui lui procure un sentiment d'appartenance. Peut-être parce que personne d'autre n'en voudrait...
Les hommes savent qu'il est réveillé à présent. Ils se taisent, et la voix surexcitée du commentateur télé comble le silence. Ézéchiel se verse une tasse de café immonde et bien noir. L'espace qu'il occupe servait autrefois de dépôt pour des palettes de stockage. Cela plairait sûrement beaucoup à un artiste contemporain : immense et vide, gris, impersonnel. Cela aurait pu avoir de la valeur, si l'on n'avait pas vue sur les immeubles désaffectés et les poubelles de la ville. À la limite des parkings déserts, des cimetières de métal et des parcelles gangrenées de la cité dont personne ne veut entendre parler. L'hiver, le chauffage au poêle et le simple vitrage qui oscille dans ses joints ne suffisent pas à se préserver du froid. L'été, la tôle chauffe et l'air devient irrespirable, concentré sous les verrières qui l'ensoleillent encore plus. Ézéchiel a réussi à en faire quelque chose sans vraiment le vouloir. Plus par nécessité. Il y a l'espace ouvert où n'importe qui peut entrer n'importe quand, comme les squatteurs de ce matin qui considèrent le hangar comme leur QG. Et, par une étrange hiérarchie dans le lugubre, plus on s'enfonce dans le dépôt, plus on se rapproche de lui. Quoique les visiteurs se fassent rares à ce stade.
Ézéchiel ne possède pas grand-chose : sa vie s'étale au fond de ce hangar comme il l'y a lui-même jetée. En contemplant la fumée des aciéries au loin, il éprouve pour la première fois depuis longtemps une profonde indifférence. Quelques jours auparavant, les questions auraient déchiré son esprit. Est-il arrivé ici par choix ? Y a-t-il été contraint dès le départ, n'y avait-il aucune autre option ? Sa décision de rester jour après jour relève-t-elle vraiment de sa propre volonté ?
Aujourd'hui, les produits qu'il ingère dès le matin répondent à ces questions pour lui : de choix, il n'y en a plus aucun. Il s'est fait une raison depuis longtemps, mais l'esprit humain, lui, ne renonce pas à se torturer. Alors il a tué son esprit, comme il a tué ce gamin dans la ruelle la veille. Ézéchiel avale deux autres comprimés et abdique devant l'Éternel, devant la lueur crue de l'aube sur les entrepôts, parce que tout sera bien plus facile de cette manière. Il n'a pas honte de le dire : il jette tout aux oubliettes, et advienne ce qu'il adviendra.
— Je comprends rien à cet engin...
— Montre voir.
— Pas moyen d'entrer les cartouches.
Des rires, et le cliquetis d'une arme qu'on manipule :
— T'es con, mec, elles sont trois fois trop grosses !
De nouveaux rires gras, sans intelligence. Ézéchiel se tourne vers les hommes assemblés autour d'une table à tréteaux, dans la lumière du hangar ouvert. Il s'approche et s'assoit avec eux. À la télé, deux équipes de football quelconques s'affrontent. Ézéchiel regarde ces joueurs courir après leur ballon comme s'ils n'avaient pas d'autre but dans l'existence, et, après un instant de silence hésitant, les commentaires des hommes du hangar reprennent :
— C'est les seules que j'ai !
— T'as pas les cartouches qui vont avec le flingue ?
Soupir.
— Je l'ai volé... C'est celui du flic de l'autre fois. Il s'est rendu compte de rien.
— Mais qu'est-ce que t'avais besoin de le prendre ?
— J'étais dans le feu de l'action ! Je l'ai déchargé sur toute leur bande et je me suis barré.
— T'en as eu un ?
— Non... Je touche pas aux armes à feu d'habitude.
— On comprend pourquoi.
Ézéchiel prend le pistolet des mains de l'imbécile qui le fait tourner à côté de lui. Les deux hommes se taisent aussitôt. Les deux autres qui regardaient le match les fixent, sur la défensive. Ils sont tous plus âgés que lui. La quarantaine bien passée. Pourtant, aucun n'ose dire un mot.
— C'est un Sig Sauer, énonce Ézéchiel calmement. Semi-automatique.
Il lève les yeux sur la table et fouille distraitement dans un amoncellement de cigarettes, d'emballages de fast-food tâchés de graisse, de canettes vides. Il y a des paquets de chips, des sachets de substances moins recommandables entreposés là en pleine lumière, et, bien sûr, des cartouches. Un cran d'arrêt fait de l'œil à la télé sur le bord de la table. Ézéchiel attrape une boîte nue sans distinction et recueille un chargeur dans le creux de sa main :
— Il lui faut du neuf millimètres, au mieux. Du trois cent cinquante-sept s'il n'y a rien d'autre.
L'arme cliquette entre ses doigts lorsqu'il la charge ; c'est presque mélodieux. Il sait que les regards des hommes sont fixés sur son annulaire amputé, détail qui ne manque jamais d'angoisser ses collaborateurs.
Il tend le pistolet à son nouveau propriétaire, qui a une seconde de doute avant de s'en saisir :
— Et maintenant, vous allez me faire le plaisir de débarrasser ce foutoir, enchaîne Ézéchiel sans changer d'inflexion. Si un flic débarque ici et voit ça, vous êtes tous fichus.
Les quatre hommes se lèvent comme montés sur ressorts. Ce serait presque comique s'il ne les trouvait pas déjà pitoyables. Il sait ce qu'ils pensent. Il n'est qu'un gamin qui se permet de leur donner des ordres. Ils ne le connaissent pas vraiment ; ils ont surtout entendu parler de lui, mais le fait est là : ce ne sont que de petits revendeurs, des dealers, consommateurs eux-mêmes, mais lui est leur tueur. Alors ils la ferment et ils obéissent.
— Pas toi. Rassieds-toi.
L'homme qui tient l'arme reprend place sur la chaise en face de lui. Il est neuf heures du matin, mais il sent déjà l'alcool. Ézéchiel serait mal avisé de le critiquer.
— Tu vas retirer les cartouches de cette arme et la nettoyer, ordonne-t-il. Convenablement. Ensuite, tu iras la jeter dans le canal.
— Mais...
— Parce que j'ai cru comprendre que tu n'avais pas besoin d'une arme à feu, et aucun d'entre nous n'a besoin d'une arme de flic. Si tu descends quelqu'un avec une arme de flic, Ryu te lâchera, le ramassis d'abrutis que tu prends pour tes potes te lâchera, et ce sera à moi de t'éliminer, parce que tu seras devenu un boulet, un cadavre dans un placard, appelle ça comme tu veux.
Il voit le regard de l'homme s'écarquiller. Lui-même n'a pas élevé la voix, jamais.
— Je dis ça pour toi. Alors fais-le.
Différentes émotions passent dans les yeux de son interlocuteur : de la peur bien sûr, mais aussi une étrange forme de reconnaissance. La reconnaissance des rebuts.
Ézéchiel envoie ça aux ordures avec tout le reste. Il sort faire un tour dehors, fumer encore un peu, peut-être. Il ne pense pas à ce qu'il a fait ni à ce qu'il fera plus tard. Il se sent comme un étranger dans son propre corps.
Lorsqu'une main se pose sur son épaule, il se retourne et agrippe instinctivement le coupable par le devant de sa chemise :
— Lâche-moi, espèce de cinglé ! s'exclame l'homme au pistolet.
Ézéchiel voit s'évaporer l'étincelle de confiance dans son regard, comme une bulle de savon dans l'air. Il n'y a plus que la peur. Et Ézéchiel ressent comme une sorte de soulagement. Il sait qu'il n'a pas réagi par réflexe, mais à dessein : parce qu'il faut que ces hommes le craignent, parce que c'est le rôle qu'ils attendent tous de lui qu'il joue, parce qu'il n'y a pas de place pour l'attachement quand on fait ce qu'il fait.
— Le patron est au téléphone : il veut te voir, reprend l'homme, haletant. Il est à...
— Au Renaissance, je sais. Dis-lui qu'il vienne.
— Mais il est au beau milieu d'une négociation, il dit qu'il a besoin de toi tout de suite.
Ézéchiel l'écarte d'un coup d'épaule et retourne dans le hangar. Il prend le téléphone mural qui pend au bout de son fil dénudé :
— Si tu veux me voir, ramène-toi, lâche-t-il, laconique.
Une voix stupidement joviale lui répond :
— Ézéchiel ? Comment tu v...
Il raccroche et supporte les regards lourds de ses squatteurs matinaux. Il vient de faire ce qu'aucun d'eux ne pourra jamais se permettre. Il retourne dans les ombres, sa tanière, son antre. C'est précaire, mais entretenu : les vieilles habitudes sont tenaces. Il a monté la cloison qui délimite une salle de bains de ses propres mains. Du bon travail, évidemment. Quoi qu'il fasse, c'est toujours du bon travail.
Au bout de quelques minutes, il se met à tourner en rond comme un tigre en cage. Incroyable. S'il a désormais l'esprit aussi vide qu'un atome, c'est pour mieux se complaire dans l'ennui. Il rit de son propre trait d'humour.
Seigneur, voilà qu'il commence à rire... Dans quelle mesure ces pilules sont-elles en train de le transformer, exactement ?
Il pousse le panneau de contreplaqué qui sert de porte à la salle de bains et s'asperge d'eau au lavabo, une eau glaciale qui sent les conduites de plomb et la vase. Le miroir lui jette un bref regard qu'il ne retient même pas. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, il n'a jamais eu de problème avec les miroirs.
Au final, Ézéchiel attrape son livre de chevet, repousse une bouteille de scotch dont il n'a de toute évidence plus besoin, et se jette sur son lit en attendant le claquement des portières de voiture qui ne manqueront pas de se manifester bientôt. Si l'un des hommes à l'entrée lui avait glissé un coup d'œil à cet instant, il aurait vu entre ses doigts la couverture de L'Apologie de Socrate. En grec ancien.
℘
— Tu sais que tu auras ma peau, un de ces jours.
Une heure et demie s'est écoulée, peut-être deux. Ézéchiel n'a pas à lever les yeux de son livre : son visiteur le lui arrache des mains et se laisse rebondir sur le matelas :
— J'étais avec la version féminine de Jack l'Éventreur...
— Je ne veux pas entendre la suite.
— Ne sois pas si rabat-joie. Non, sérieusement, j'étais avec Mariaquer.
— Et il ne t'a pas tué ?
— Il faut croire que non. Mais c'était tout juste, Ézéchiel. Une prochaine entrevue pourrait s'avérer... fatale.
— Qu'est-ce qu'il t'a dit ?
— Le baratin habituel, sauf qu'il y avait deux gros bras avec lui. Il ne veut pas de petits joueurs qui se tapent l'incruste dans son arène. Le vieux croit encore que la ville lui appartient ; il ferme les yeux alors que même ses gorilles savent que c'est nous qui contrôlons le marché des basses terres et les docks. Il a pris son air paternaliste, du genre : « Vous êtes jeunes et cons, mais vous avez du potentiel, vous aurez droit aux miettes du gâteau si vous écoutez ce que papi vous dit ». J'ai horreur de ces mecs qui se donnent l'air respectable alors qu'ils ont bâti leur vie entière sur le marché noir.
— Ce que précisément tu as l'intention de faire.
— Oui, mais je n'ai jamais prétendu que j'étais respectable.
Ézéchiel hésite quelques instants, puis se ravise. Ça ne mérite même pas une réponse.
— Enfin bref, reprend son interlocuteur. Le fait est qu'il ne veut pas lâcher le morceau. Le vieux s'accroche à son orgueil comme une moule à son rocher, et j'ai bien cru qu'il allait me faire ma fête ce coup-là. Un rendez-vous imposé, imprévu, dans mon hôtel.
— Après tu t'étonnes que je ne veuille pas vivre dans le centre-ville.
— La ferme. Il aurait pu me tuer, mais il ne l'a pas fait. Il a encore assez de confiance en lui pour croire qu'il va m'intimider et que je vais me rallier à lui la queue entre les jambes. Il nous sous-estime, et c'est ça qui va le perdre, je peux te l'assurer.
— Qu'est-ce que tu lui as dit, toi ? Je suppose que tu n'as pas pu t'empêcher d'ouvrir ta grande gueule, même en mauvaise posture.
— Je lui ai dit que le quartier nord était à nous, et que s'il n'était pas décidé à se faire une raison, je me ferais un plaisir de l'y aider. Je lui ai dit que nous étions autre chose qu'une bande de gamins avec une poussée d'ambition, et que s'il ne nous cédait pas le quartier nord, s'il ne laissait pas nos gars bosser comme il faut, ce serait toute la ville que je lui prendrais, avec un bonus.
— Un bonus ?
— Je lui ai donné un ultimatum de quatre heures pour répondre.
Un des nôtres attendra à la cabine du Coxbomb, l'endroit est assez neutre. Après quoi, en cas de réponse négative... j'ai bien peur d'avoir recours à tes services.
— Je suis déjà étonné qu'il t'ait laissé en vie après ce que tu lui as balancé.
— Moi aussi. Mais tu me connais : je force ma chance. Je ne peux pas m'écraser devant un type pareil, surtout si ce n'est qu'un sale con.
— Un vieux con.
— On s'est compris. Il croit qu'il m'a fait une faveur en m'épargnant.
Sérieusement : je suis trop merdeux pour lui voler son business, mais je suis assez bon pour qu'il m'engage et se fasse un pécule sur mes revenus.
— Il ne perd pas le nord. Il a le sens des affaires.
— Tu parles. C'est le moment, Ézéchiel. Si on abat Mariaquer, ce sera un véritable coup de tonnerre dans cette ville. C'est le moment de montrer qui nous sommes, et ce que nous sommes vraiment capables de faire.
— Arrête de tourner autour du pot. Dis-moi ce que tu veux.
— Pour tout te dire, j'espère sincèrement que le vieux va décliner.
— Comme ça tu auras un prétexte pour que je le tue.
— Pas lui. Quand tu coupes la tête d'une mauvaise herbe, elle repousse. Il faut frapper le cœur, et je veux voir le vieux se retirer tout seul de l'arène.
Ézéchiel fixe l'homme qui lui parle, un gamin à peine plus âgé que lui, et un mauvais pressentiment lui vient à l'esprit. Ce n'est pas pour rien s'il fait tous ces tours et ces détours pour lui dire ce qu'il attend de lui... Quoi que ce soit, c'est délicat, cela le met mal à l'aise. Ça ne va pas lui plaire... Mais cela n'a pas d'importance : à présent Ézéchiel ne s'inquiète plus de rien.
— C'est pour ça que je t'ai appelé, tu comprends ? insiste son associé. Si tu avais été là, mes paroles auraient eu plus de poids.
— Tu avais surtout peur pour ta précieuse petite personne. Tu voulais que je te sauve la mise si jamais ça tournait mal.
— Oui, mais tu vois, je m'en suis tiré tout seul. Tu t'en doutais, hein ? C'est pour ça que tu n'es pas venu.
— J'ai une entière confiance en toi.
Le gamin le regarde sans savoir s'il faut déceler de l'ironie dans ses paroles ou non. Ses yeux se posent sur les plaquettes de comprimés, qu'il attrape en s'appuyant de tout son poids sur Ézéchiel, en travers du lit :
— Nom de Dieu, t'en as pris combien ? s'exclame-t-il.
— Quatre.
— Depuis ce matin ? Mais t'es...
— La ferme, Ryu. Pour la première fois de ma vie, je ne ressens absolument rien.
— Ça m'étonne que tu puisses encore penser.
Le dénommé Ryu se met à genoux sur le lit, et toute sa fausse innocence disparaît. Le garçon désinvolte s'efface, révélant son véritable visage : celui d'un homme grave, implacable en affaires, et prêt à tout pour survivre :
— Tu m'as l'air d'aller mieux, déclare-t-il sévèrement. Remarquablement mieux par rapport à ces derniers jours : tu es quelqu'un d'autre, vraiment. Et ça me rassure. Si ces pilules te permettent de t'accepter, tant mieux, je t'encourage à les prendre. Mais ce ne sont pas des bonbons.
— Alors quoi, ça pourrait me tuer ?
— Bien sûr que oui ! Tu...
— Tu t'es ramené avant-hier soir la bouche en cœur et tu m'as dit : « Tiens mec, prends ça, ce n'est pas de la drogue, ça va t'aider à aller mieux ! »
— Ce n'est pas de la drogue. Tu me connais, non ?
Ézéchiel est forcé de lui concéder ce point-là. Si ses dix années d'amitié avec Ryu lui ont bien appris une chose, c'est que ce dernier ne toucherait à la drogue à aucun prix. La vendre, oui. Mais en devenir l'esclave... Il laisse cela à ceux qu'il désire exploiter :
— C'est un médicament expérimental, reprend Ryu comme en écho à ses pensées. Un antidépresseur, une connerie comme ça. Sauf qu'il ne sera probablement jamais commercialisé.
— Pourquoi, il fait quoi exactement ?
— Il n'y a que toi pour poser des questions pareilles après t'en être tapé quatre en deux heures...
— Trois heures.
— Peu importe. Il n'y a pas d'accoutumance, pas d'altération de tes facultés intellectuelles. Par contre, ça réduit sérieusement ta capacité émotionnelle. Je crois que le brevet a été racheté par l'armée, tu te doutes bien pourquoi : il y a de quoi créer de parfaits petits soldats.
Ézéchiel récupère la boîte et rentre une à une les plaquettes à l'intérieur :
— Eh bien je t'assure que ça marche. Hier soir, j'ai connu ma première nuit paisible depuis plus de deux ans.
— Plus de cauchemars ?
— Aucun. Et quand j'augmente la dose, c'est comme si plus rien... n'existait. C'est comme si les choses autour de moi perdaient tout leur poids.
— Vas-y doucement quand même...
— Où tu l'as trouvée, cette cochonnerie ?
— Gardener les vend dix cents la boîte. Tu y crois ça ? Il en a récupéré tout un stock je ne sais pas comment, mais personne n'en veut parce que ce n'est pas de la drogue.
— Mais toi, tu l'as acheté.
— Oui. Trois cents billets que j'ai payés, tu te rends compte ? Faut dire que les tueurs de Mariaquer n'ont pas tellement besoin d'un effaceur de conscience en général. Je suis le seul à employer une chochotte.
— Ça te perdra.
— J'espère bien que non.
Ryu ajoute en le fixant intensément :
— J'espère que toi, ça ne te perdra pas. Ne me fais pas regretter de te les avoir données.
Ézéchiel balaye sa remarque d'un revers de la main :
— À ce propos, tu engages des mecs de plus en plus minables, élude-t-il. L'un d'eux ne savait même pas se servir d'une arme tout à l'heure. Si c'est avec ça que tu veux monter ton affaire...
— Fais-moi confiance. Depuis quand tu te soucies de ce genre de choses ?
— Tu as raison.
Ils rient doucement, en silence. Les hommes à l'entrée les prennent pour des cinglés, mais quelque part, cela vaut sans doute mieux. Ézéchiel attrape la bouteille de scotch à côté du lit ; il a le temps d'en avaler une gorgée avant que Ryu ne la lui arrache des mains et n'en renverse la moitié sur le sol :
— Pas dès le matin, t'es malade ! Avec les comprimés en plus, tu veux vraiment mourir ?
— Ça va...
— Parfois, j'ai l'impression d'être ta mère.
— Hum, tu pourrais.
Ézéchiel lui fait un clin d'œil :
— Je t'ai toujours trouvé un petit côté féminin.
— T'es con. Je préférais quand tu n'avais pas d'humour.
Ils savent tous les deux que ce n'est pas vrai. Une heure plus tard, le téléphone de Ryu sonne dans le hangar et le couperet tombe :
— Richie s'est fait descendre devant le Coxbomb.
— C'est qui, Richie ?
— Le type que j'avais envoyé pour la réponse à l'ultimatum.
Ryu tend son poing fermé :
— Mariaquer refuse notre offre, mec.
Ézéchiel frappe son poing contre le sien, quelque part fasciné par l'horreur que dissimule un geste aussi anodin. Qui pourrait se douter qu'il vient de signer avec le diable pour un nouveau contrat ? Ryu lui sourit, comme une incarnation de ses démons :
— À toi d'entrer en scène, Ézéchiel.
℘
Anthony Mariaquer possède une villa à la périphérie de la ville. Le genre de grande propriété bien gardée, avec un jardin démesuré déguisé en oasis, et des gardes du corps sous tous les palmiers.
Aujourd'hui, Mariaquer est absent ; il occupe une chambre au Grand Hôtel, dans le centre-ville. Sa famille est laissée seule, loin des intrigues sales du patriarche. Une occasion parfaite pour Ézéchiel. Le conflit entre Ryu et Mariaquer ne date pas d'hier, aussi a-t-il déjà fait quelques petits repérages. Entrer et sortir, il en fait son affaire : c'est le genre de propriété ancienne avec pas mal de brèches dans son mur d'enceinte, et dans les rondes des gardiens.
Mariaquer s'attend à être attaqué sur son propre terrain. Il a tué l'un des hommes de Ryu et sait que les représailles vont venir, mais pas forcément de là où il le pense. Il appartient à la vieille école, avec son code d'honneur ; il n'imagine pas qu'on puisse s'en prendre à sa famille.
C'est pourquoi Ézéchiel pénètre si facilement dans la véranda ce soir-là. Le vieux ne se doute pas que Ryu inaugure une toute nouvelle génération de criminels : qu'il n'a aucun sens moral et qu'il n'hésitera pas une seule seconde à piétiner tout ce en quoi il croit.
Ézéchiel suit un chemin détourné pour éviter le grand hall. Les lumières sont allumées partout, ne laissant aucune place pour l'ombre. Il croise des domestiques par dizaines qui le prennent pour un garde du corps et s'écartent sans poser de questions. Il est vrai qu'il porte un costume noir, une oreillette éteinte : tout ce qu'il y a de plus cliché, mais les gens adorent croire aux clichés. Il finit par monter à l'étage par l'escalier de service, et tout est silencieux. Un coup d'œil par la fenêtre lui permet de s'orienter. Il remonte un long corridor où ses pas s'enfoncent dans un épais tapis bordeaux. Une porte ouverte donne sur la bibliothèque, immense, sur deux étages, comme il en a connu étant enfant. Il ne s'attarde pas trop dans ces parages : ici, qu'il ait l'air d'un garde du corps ou non, il n'est pas le bienvenu. Le son d'un piano lui parvient, étouffé par des dizaines de pièces. Les chambres donnent juste à côté.
Ézéchiel ne choisit pas cette pièce au hasard : il connaît cette maison aussi bien que Mariaquer, si ce n'est mieux. Il est deux heures de l'après-midi, et quand on a cinq ans, à deux heures de l'après-midi, c'est l'heure de la sieste. En tout cas, c'était ce que sa propre mère lui disait.
Immobile au milieu du couloir devant une porte close, Ézéchiel perçoit son sang battre à ses tempes tel un compte à rebours surréaliste. Il a l'impression que son cœur est descendu au creux de son ventre et qu'il s'y débat comme une masse spongieuse en ébullition. Tout cela lui donne envie de vomir : ce qu'il est et ce qu'il s'apprête à commettre le dégoûtent. C'est comme d'être prisonnier d'un immonde déjà-vu. Un clin d'œil du destin qui l'enferme dans un cercle d'horreur où les rôles se renversent avec le temps.
Ses doigts fouillent ses poches à la recherche des deux comprimés qu'il a emportés avec lui, en prévision du retour en choc de ses émotions mortifères. Il avait prévu que cela arriverait, lorsqu'il serait sur le pas de la porte. C'est comme d'être au seuil de lui-même. La chose qu'il va affronter dans cette chambre, ce n'est pas le fils de Mariaquer : c'est lui, sa conscience, qu'il s'apprête à assassiner une fois de plus.
Ézéchiel avale les deux comprimés sans une goutte d'eau, les papilles sèches, et il les sent descendre et fondre le long de sa gorge, laissant derrière eux leur traînée de saveur âcre. Il ne peut plus revenir en arrière à présent. Le « médicament » de Ryu bâillonne la voix dans son esprit, libérant toutes brides.
Ézéchiel entre dans la chambre et perçoit tout de suite une présence étrangère. Les stores sont baissés ; la lumière filtre à travers les persiennes, mais il voit un enfant sur le lit et une femme penchée sur lui. Il n'hésite pas : il abat la femme en premier et le recul du silencieux fait vibrer les os de sa main. Son geste tient plus du réflexe que de l'acte conscient. Le petit garçon dressé dans le lit le regarde, immobile, et Ézéchiel rajuste son arme. Ce moment a quelque chose de décisif, il le sait, tout comme il sait que Ryu l'a délibérément envoyé ici. Il n'a encore jamais tué d'enfant.
Cinq secondes s'écoulent, cinq secondes pendant lesquelles le garçon réalise que l'homme debout devant lui vient d'assassiner sa mère. Ézéchiel le voit dans ses yeux ; il peut suivre le cheminement de ses pensées avec la clarté de ses propres souvenirs ; il voit cet enfant devenir lui. Il relève la sécurité du silencieux pour la deuxième fois, sans trembler. Il ne tremble jamais, qu'il soit ivre ou shooté aux antidépresseurs, comme une preuve de plus de son inhumanité.
Plus que jamais, il sent le goût des cachets dans sa bouche, une pourriture de mort qui remonte des entrailles de son corps, mais ses pensées s'insinuent malgré tout en lui comme un flux toxique. L'espace d'un instant, il ne voit plus que la jeunesse de l'enfant, ses yeux grands ouverts qui ne savent pas comment réagir, fixés sur lui, mémorisant son visage. Mais soudain viennent la panique, la terreur et une colère suffocante. Ézéchiel ressent les pensées du garçon comme un écho de ses propres émotions, et ce qu'il voit devant lui n'a plus rien d'un petit de cinq ans : ce n'est qu'une chose terrible qu'il vient juste de créer, un monstre privé de joie et sans innocence, une enveloppe sans âme qui lui ressemble beaucoup trop. C'est cela, sans aucun doute, qui le décide à tirer. Il ne peut pas laisser vivre une telle créature. Sa créature.
L'enfant s'écroule sans bruit dans les couvertures. Ézéchiel ne ressent rien d'autre qu'un immense soulagement. Sa haine envers lui-même enfle et cogne aux portes de son esprit, mais les comprimés les maintiennent fermement closes. Il ressort par le chemin qu'il a pris pour entrer, retrouvant sans difficulté la partie écroulée du mur d'enceinte, dans un coin envahi par les hautes herbes. Il ne fait même pas nuit ; il n'a pas de sang sur lui ; le monde est abominablement normal. Il sait qu'en arrivant au hangar, il prendra deux autres comprimés, peut-être trois, et il finira le scotch dans son lit jusqu'à se noyer dans un sommeil sans rêves. Il n'a qu'une seule chose à laquelle se raccrocher : la certitude d'avoir empêché aujourd'hui la naissance d'un nouvel Ézéchiel.
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