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au 31 Mai 21 :
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Ezéchiel [Sous contrat d'édition]
Par Natalea
Originales  -  Fantastique  -  fr
16 chapitres - Complète - Rating : K+ (10ans et plus) Télécharger en PDF Exporter la fiction
    Chapitre 4     Les chapitres     7 Reviews    
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3. L'Eveil

Ézéchiel Calbot perdit la mémoire à 10 h 41 du matin, très exactement. Il ouvrit les yeux, sortit un pied de sous sa couverture, et les souvenirs de la nuit se diluèrent dans son esprit. Comme une goutte d'encre tombée dans l'eau qui se déploie, se déploie, se déploie...

Il lui restait bien une impression étrange, aux frontières de sa conscience, mais il était déjà trop tard. Les rêves perdus ne reviennent jamais. En temps normal. 

Seulement, ce n'était pas un temps normal. Cal aurait pu le deviner rien qu'à l'atmosphère de sa chambre. L'air n'avait pas d'odeur. Ses draps n'avaient pas d'odeur. La pièce semblait soudain prisonnière d'une immense page blanche olfactive, et l'oxygène qui rentrait dans ses poumons, traversait son cœur avant d'imprégner ses cellules, tout ce mécanisme complexe lui paraissait brusquement artificiel, fade et froid comme les pistons d'une machine.

Cal frissonna. Son œil accrocha un rectangle de lumière éclatant sur sa droite : la fenêtre au bout de son lit. Le ciel arborait la teinte orange de l'aurore. Comme si la grande horloge du temps avait oublié de se remettre en route, ce matin.

Les pensées les plus absurdes défilèrent dans son esprit, mais cette vision ne dura qu'un instant. Un instant hors du temps. Sous ses yeux, Cal vit le ciel bleuir, les oreilles assaillies par les cris des oiseaux, et l'odeur de la glycine surchargea sa chambre. Ce fut tellement soudain, tellement violent, qu'il aurait juré entendre le cliquetis des engrenages du monde se remettre en route.

Puis son propre corps se rappela à lui. Tout à coup, il eut chaud ; une piqûre de moustique l'irritait au niveau de l'épaule, et il avait une envie pressante. Que s'était-il passé trois secondes plus tôt ? Son corps était-il mort ?

Incapable de comprendre quoi que ce soit à ces anomalies, Cal battit en retraite dans la salle de bains. Il se passa de l'eau sur le visage, longtemps. Une eau froide et mordante. Attrapant distraitement une serviette, il rencontra son reflet dans le miroir, un peu hagard, les joues rougies, torse nu. Au niveau de son iris, une minuscule traînée brunâtre semblait avoir suinté de la surface vitrifiée.

Cal se pencha, intrigué. Il fit mine de gratter la substance du bout d'un ongle, mais celle-ci tomba aussitôt en poussière. Impossible de l'identifier. Une sorte de moisissure, peut-être. Il ignorait que les miroirs pouvaient moisir.

Ézéchiel Calbot retrouva la mémoire à 10 h 45 du matin, très exactement. Alors qu'il se contemplait dans la glace comme un parfait étranger, l'index imprégné de cette matière inconnue.

La lumière qui filtrait de l'extérieur devint soudain un éclair éblouissant, et Cal se plia en deux, à genoux sur le sol, le cerveau traversé par une onde de douleur glaciale. Ça griffait, ça mordait, ça rognait à l'intérieur de son crâne comme un animal en furie, comme un foret creusant la pierre pour la réduire en morceaux. La tête entre les mains, Cal gémit entre ses dents serrées. Il s'allongea sur le sol en espérant que la fraîcheur du carrelage le soulagerait.

Ariane entra à cet instant, un tube d'aspirine à la main, et ce détail aurait peut-être pu marquer le début de tout.

S'il n'avait pas eu l'impression qu'on lui transperçait le crâne avec un pic à glace, Cal aurait peut-être remarqué que sa mère était entrée avec le tube d'aspirine. Qu'elle lui en avait tout de suite donné deux comprimés, et que la déchirure dans son cerveau, juste au niveau de son front, s'était aussitôt résorbée. En d'autres termes, elle lui avait donné exactement ce qu'il lui fallait. Elle-même, ce matin-là, n'avait souffert d'aucune douleur particulière. Pourtant, elle était entrée avec l'aspirine à la main. Elle ne l'avait pas prise devant le miroir, ou dans l'armoire à pharmacie — seuls endroits de la maison susceptibles de contenir de l'aspirine. Non, elle était entrée avec. Comme si elle avait su, en un sens.

S'il n'avait pas souffert le calvaire, obnubilé par les visions de meurtre qui défilaient par bribes devant ses yeux, Cal aurait remarqué tout cela. Ce minuscule gravillon d'étrange qui aurait pu déclencher l'avalanche beaucoup plus vite. Mais il s'inscrivit quelque part dans son esprit, dans un recoin obscur et inusité au fond de sa mémoire, comme chaque image sur laquelle se pose notre regard. Et un jour ou l'autre, il faudrait bien qu'il s'en souvienne.

— Ça va mieux, mon chéri ?

Cal releva la tête et sentit le parfum de sa mère, un mélange de fleurs et de pain grillé :

— Je ne sais pas ce qui s'est passé, balbutia-t-il. Je crois que j'ai eu une mauvaise nuit.

Elle l'embrassa sur le front, lui toujours assis sur le carrelage de la salle de bains :

— Allez, descends vite, l'enjoignit-elle. Le petit déjeuner est prêt.

De nouveau seul, Cal demeura un instant appuyé contre le pied du lavabo. Il se sentait plus groggy qu'un boxeur étalé sur le ring. Son esprit marchait au ralenti, englué dans la purée mentale qu'avait laissé le mal de crâne derrière lui. Et puis, il y avait ce rêve.

Cal s'en souvenait à présent. Il était aussi limpide que l'eau du robinet resté ouvert. La trame se déroulait par fragments, mais des fragments d'un réalisme horrifiant. C'était comme saisir les restes de véritables souvenirs, ses souvenirs, après une nuit un peu trop arrosée.

Il lui fallut encore quelques minutes pour que toute l'histoire se remette en place. Il se retrouvait dans la peau de cet homme, dans une ville inconnue, mais de toute évidence, un grand centre urbain. Il voyait à travers les yeux de cet homme ; il pensait ce qu'il pensait, vivait ce qu'il vivait, mais le pire de tout : il percevait ses émotions comme si c'était les siennes. Il avait saisi la fureur dans ses veines, l'immobilisme glacé de son cœur ; il avait éprouvé une assurance noire comme il n'en avait encore jamais ressenti.

Et puis les sensations. Le crachin sur son corps. Le froid qui dévorait ses mains ; le contact du tissu qui adhérait à sa peau. Cal pouvait se les remémorer encore, les sentir encore. C'était comme ces rêves qui semblent si réels qu'on s'en retrouve presque prisonniers. On se réveille le matin en pleurant, persuadés que le drame que l'on vient de vivre s'est réellement déroulé, ou alors déçus, car la réalité ne rattrape pas nos attentes. Ces rêves qui nous paraissent interminables et dont le résidu s'étire, miroite au loin comme un trou noir psychique.

Son souvenir poursuivit Cal jusqu'à la table du petit déjeuner, où il fut incapable d'avaler quoi que ce soit. Le simple fait de presser une orange sanguine lui rappelait le visage du garçon massacré en pleine rue. Il devait falloir une de ces forces pour tuer quelqu'un à mains nues... Rien que d'y penser, il en frémissait de dégoût. Parce qu'il avait été le meurtrier. Il avait éprouvé l'envie d'assassiner ce garçon, il l'avait souhaité, de toutes ses forces, et il avait jubilé en passant à l'acte. Ce rêve laissait une empreinte amère sur sa langue : celle de la culpabilité. Ce n'était peut-être que le fruit de son imagination, mais... il ne comprenait pas ce qu'il avait ressenti.

Sa mère dut percevoir son trouble, car elle débarrassa les oranges presque aussitôt. Elle faisait la conversation, enjouée, comme à son habitude. Victor Calbot disparaissait derrière son journal sans leur prêter attention, comme à son habitude également. C'était un matin normal, dans une vie normale, mais Cal se noyait dans ses songes.

— Jeune homme, secoue-toi un peu !

Cal sursauta si fort qu'il faillit tomber de sa chaise. Il n'y avait qu'Ariane pour lui parler comme cela :

— On va au barbecue chez Charlie tout à l'heure, tu le sais. Alors prépare-toi et arrête de rêvasser : il est déjà onze heures et quart.

— Oui, Maman.

Ariane se fendit d'un sourire amusé, mais toujours tendre :

— J'adore quand tu fais cette petite moue. Allez, file.

Cal se prépara rapidement. Une douche froide, un bermuda en jean et une chemisette blanche, et il s'estima présentable. Il ne faisait jamais très attention à ce qu'il portait, mais devant Charlie... il se devait de faire un effort.

La fin de la matinée, il la passa à attendre Ariane sur un transat devant la piscine. Il s'était mis en plein soleil et la chaleur le brûlait cruellement, mais il avait d'autres soucis en tête. Alors qu'il restait là à patienter, certains éléments commencèrent à éclater dans son esprit pour compléter son rêve, comme autant de petites bulles d'oxygène crevant la surface de l'eau.

Par exemple, il savait désormais que l'homme qu'il avait incarné était aussi grand que lui, qu'il avait les cheveux noirs, comme lui, mais qu'il les portait plus longs. Le tatouage sur l'avant-bras droit, il l'avait aperçu dans sa vision, mais il y avait à présent plus choquant : Cal savait que l'homme avait perdu un doigt. L'annulaire gauche : le doigt du mariage. Et il avait la quasi-certitude que son double était un peu plus âgé que lui : vingt-trois ans.

Toutes ces choses, Cal ne les avait pas vues dans son sommeil, mais il avait l'impression de les connaître. C'était comme une extension de son rêve, qui s'opérait là alors qu'il était pleinement conscient, et c'était complètement absurde. Comment pouvait-il en savoir plus sur un personnage imaginaire qui lui était apparu en plein cauchemar ? Pourquoi ce flux d'informations, envers un individu purement fictif ?

Et puis, il y avait cette chose que Cal avait entendue de la bouche du gamin assassiné. Cette chose qui à elle seule suffisait à lui glacer le sang... L'homme de son rêve s'appelait Ézéchiel.

 

 
 
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