Ézéchiel Calbot ne connaissait pas grand-chose aux rêves. Quand on a dix-sept ans et une petite-amie, on a d'autres choses à penser. Certes, comme toute personne ayant un jour échoué sur les chaînes documentaires à trois heures du matin, il savait que les rêves pouvaient contenir des symboles, une foule de symboles. Voler, perdre une dent, évoquaient la sexualité. Bien qu'il ait du mal à y voir un lien. En fait, à cet instant précis, alors qu'il remontait à vélo la rue principale de sa ville natale, Ézéchiel était plus préoccupé par ses examens de fin d'année que par la psychologie de son subconscient. Pourtant, bientôt, la nuit ne tarderait pas à prendre pour lui un tout autre sens.
Ézéchiel était fils unique et il estimait que — dans un moment de folie — ses parents lui avaient donné le prénom le plus ignoble de la Création. Enfant, il refusait d'y répondre. Il serrait les poings, gonflait les joues, devenait tout rouge, et souvent, cela se terminait par une sévère crise de larmes. Après trois années de bataille acharnée, ses parents s'étaient résignés. Il était vrai qu'un rejet si violent de la part de l'enfant les avait amenés à regretter leur originalité. Ils avaient alors cherché une alternative, un surnom, un diminutif, et Ézéchiel était devenu « Cal ».
Diminutif de nom de famille, donc. En apparence assez froid, un peu étrange. Mais la mère d'Ézéchiel avait rejeté l'un après l'autre « Zec », « Zecky » et autres « Zec-suffixes ». Et puis l'enfant avait tout de suite bien réagi. C'était l'essentiel.
Si les membres de la famille et leur entourage s'en étaient étonnés, chacun s'y était fait. Désormais pour tout le monde en ville, Ézéchiel Calbot était simplement « Cal ». Même ses professeurs de lycée avaient pris le pli.
S'il devait en parler, Cal affirmerait sans doute qu'il détestait son patronyme. Qu'il ne s'était jamais vraiment expliqué pourquoi, peut-être une histoire de sonorité. Rien de plus. Mais il y avait bien une raison, enfouie au fond de lui, une pensée qu'il évitait de réveiller. Cela, il ne l'aurait confié à personne, jamais, à aucun prix. Car lorsqu'il entendait s'égrener les syllabes de son prénom : « É — ZÉ — CHIEL »... Il ressentait un accès de fureur bref, mais brutal. Quelque chose de noir, de brûlant, visqueux, montait par vagues jusque dans sa poitrine, engluait son cœur et pulsait au rythme de ses battements spongieux.
Cal ne détestait pas son prénom : il le haïssait. C'était fou et irrationnel, mais il lui évoquait une secte perpétrant un rite satanique, un oiseau mort embourbé dans une nappe de pétrole, une trace de sang sous un ongle qui refuse de partir et s'agrippe. Il avait l'impression qu'il appelait en lui une autre personne, une entité profonde, oubliée des temps anciens, un être sans conscience et sans forme, endormi, mais jamais totalement. Le prononcer revenait à l'invoquer. Cal ignorait pourquoi, mais son instinct lui criait qu'il fallait enterrer ce nom, creuser dans la mémoire de tous une fosse dont il ne pourrait jamais s'échapper, et faire comme s'il n'avait jamais existé.
℘
À vélo, Cal tourna à l'angle du carrefour désert et obliqua vers sa rue. Leur maison était située tout au bout d'une impasse où la nature reprenait ses droits sur le bitume. La route était creusée de nids de poule, caillouteuse, peu fréquentée. Pas de voisins directs, pas même un vis-à-vis, rien que des champs à perte de vue. L'endroit tenait plus du village isolé que de la petite ville de province.
Une volée de marches menait à la maison, entourée par une promenade. Cal l'avait toujours trouvée un peu grande pour trois. Mais il s'en dégageait quelque chose de... paisible. Les planchers craquaient, la poussière entamait sa danse dorée dans la lumière du soleil, et lorsqu'il était seul, Cal ressentait ce sentiment de chaleur qu'inspire le lieu où l'on a grandi.
Il traîna le vélo jusqu'au garage et rentra par la porte côté jardin, qui donnait sur la cuisine. Sa mère, Ariane Calbot, s'efforçait de nettoyer une poêle en fonte à grand renfort de produit vaisselle :
— Déjà de retour ? s'enquit-elle en le voyant arriver.
— Je déteste le vélo, maugréa Cal pour toute réponse.
Ariane ne releva pas :
— Qu'est-ce que tu comptes faire maintenant ?
— Réviser, je pense.
Elle s'arrêta de savonner pour se tourner vers lui :
— Mais il fait tellement beau dehors...
— Alors je réviserai dehors.
La jeune femme sourit. Cela transformait son visage d'une façon extraordinaire. Cal s'en émerveillait toujours. Debout, adossée à l'évier de la cuisine, elle rabattit une mèche de cheveux derrière son oreille avec une coquetterie toute féminine :
— Tu as une de ces façons de regarder les gens parfois...
— Alors quoi, je n'ai plus le droit de te regarder ?
— Bien sûr que si. Je suis fière de te voir si studieux alors qu'il fait si beau dehors, c'est tout. J'ai beaucoup de chance.
Cal haussa les épaules :
— Ce n'est pas comme si j'avais le choix. Les examens arrivent bientôt.
Ariane fit le tour du plan de travail et posa les mains sur les épaules de son fils, levant la tête pour le dévisager :
— Ne t'en fais pas trop pour ces examens, chéri.
— Les mères ne sont pas censées dire exactement le contraire de ce que tu me conseilles ? la nargua-t-il de toute sa hauteur.
Même si Ariane se dressait sur la pointe des pieds, il la dépassait de deux bonnes têtes.
— Tu sais bien que c'est toi qui prends soin de moi, Cal chéri.
Elle éclata de rire et s'écarta de lui, débarrassant la vaisselle du petit déjeuner dans l'évier. Cal resta quelques secondes à l'observer.
Elle avait raison, il faisait un temps magnifique. Un rayon de soleil frappait la baie vitrée et venait se perdre contre sa jambe, nue et fragile.
Ariane ne portait qu'un court peignoir beige noué sur une nuisette de soie blanche. Ses cheveux châtains ondulaient en mèches éparses le long de son dos. De là où il était, Cal distinguait ses mains s'acharner sur la poêle négligée la veille.
Comme toujours à la regarder ainsi, il mesura à quel point il serait facile de s'emparer d'elle et de la briser en mille morceaux. Étrange réflexion qui pourtant l'assaillait tout le temps. À ses yeux, sa mère était une petite chose douce et turbulente, un fruit gorgé de vie qu'il protégeait par-dessus tout. Mais de quoi la protégeait-il ? Il n'y avait pas le moindre danger à l'horizon. Aucune raison de s'inquiéter, pas même un voisin violent ou des ivrognes échoués au volant d'une voiture. Pourtant, Cal ne voyait que la finesse des membres de sa mère, sa silhouette fragile, éthérée, comme un papillon éphémère si parfait qu'il ne pouvait survivre à la nuit.
Cal nourrissait pour sa mère une angoisse qui égalait son amour. Il n'en était pas entièrement conscient lui-même, juste un remous sous la surface de l'eau, une habitude si profondément ancrée en lui qu'elle en était devenue instinctive. Il ne voyait pas la façon dont ses mouvements anticipaient les siens, ni ses yeux qui balayaient la pièce à sa recherche comme on surveille un enfant capricieux. Cal vivait avec la crainte irrépressible qu'un jour, sa mère basculerait au-delà de son champ de vision et qu'alors, il la perdrait.
Comme si elle avait pu lire ses pensées, Ariane ferma l'arrivée d'eau et se tourna vers lui en attrapant un torchon propre :
— Allez file, tout va bien ici. C'est inhumain de rester à l'intérieur par un temps pareil.
— Tu oses dire ça alors que tu viens à peine de te lever ?
— Ne discute pas avec ta mère.
Elle ouvrit la baie vitrée et le poussa dehors d'une claque dans le dos. Cal ne ressentit rien, mais fit mine de grimacer, se penchant pour ramasser son sac à l'intérieur. Il laissa échapper un petit soupir silencieux et fit quelques pas sur la terrasse, surélevée de façon à surplomber les champs alentour.
Au final, il n'était pas mécontent de se retrouver seul. Bien sûr, il n'aurait jamais osé dire cela à sa mère, mais... Le silence, le calme. Ces concepts lui étaient étrangers.
La terrasse n'était qu'une avancée de la promenade qui enserrait la maison. Elle mordait sur les champs de blé et les terres en friche abandonnées aux hautes herbes et aux coquelicots. Une clôture ceinturait l'ensemble, garde-fou de cet étrange navire qui flottait au milieu d'un océan de fleurs. Cal n'aimait pas cette barrière ; elle restreignait son horizon. Il aurait préféré laisser les champs venir à lui, pouvoir s'agenouiller et toucher du doigt la soie des pétales, en observant le ballet incessant des bourdons mariés aux abeilles. Il aurait même pu plonger au milieu des fleurs, dans un nuage de pollen, si la perspective d'une mauvaise chute ne l'avait pas retenu.
Ariane avait préféré faire les choses simplement. Il n'y avait presque rien sur la terrasse : deux chaises longues, une table de jardin sous un grand parasol. À l'arrière de la maison, une volée d'escaliers descendait jusqu'à la piscine. Une fois encore, Cal pouvait sentir l'harmonie entre les goûts de sa mère et les siens. Aucun élément extérieur ne venait polluer le panorama qui s'offrait à lui. Le serpent glacé de la rivière au loin ondoyait paresseusement jusqu'à la lisière des arbres, et les bois plus denses au-delà. Le soleil jouait avec le moindre reflet d'eau, transformant chaque ride du ruisseau en une traînée de diamants. La forêt, très sombre, tempérait cette surenchère de couleurs qui submergeait les sens. Il y avait trop de beauté pour la mesurer entièrement.
Cal jeta son sac par terre entre deux chaises et régla le parasol pour se mettre à l'ombre. Puis il s'assit et déballa ses affaires : une trousse à moitié vide, un livre de biologie, un paquet de feuilles blanches sur une pochette plastifiée. Le temps était doux ; un petit vent chatouillait sa peau. Suffisamment pour lui permettre de rester concentré.
Cal entama sa lecture et, dans l'heure qui suivit, s'attela à démêler les mystères de l'hérédité chez les mouches drosophiles.
Petit à petit, le soleil amorça sa lente escalade jusqu'au zénith. La chaleur commença à exhaler de la terre, déployant les fleurs à leur maximum. La lumière pourchassait l'ombre jusque dans ses moindres recoins.
La tête inclinée sur ses bras croisés, Cal contemplait sa trousse lui sourire de sa gueule édentée. Il sentait une odeur de crêpes monter de la cuisine, mais même l'appel du ventre n'aurait pu le faire bouger. Une goutte de sueur roulait le long de son dos, le faisant frissonner alors que la chaleur le clouait à la table comme un insecte. N'y tenant plus, il se redressa lentement et étira ses membres un par un. Puis il se leva, retira son T-shirt en pleine lumière, le bermuda dans la foulée, et il se jeta tête la première dans la piscine.
La fraîcheur de l'eau lui fit l'effet d'un électrochoc. Ses muscles se contractèrent, et il refit surface en inspirant bruyamment. Le soleil n'était plus qu'un pinceau de chaleur pâle sur son visage. Il se sentait de nouveau vif, alerte, la froideur de l'eau se diluant déjà pour faire place à une agréable torpeur. Cal s'allongea sur le dos, juste sous la surface, et se laissa dériver. L'eau balayait ses cheveux et formait une couronne de fraîcheur autour de son front. Il aurait voulu regarder le ciel, mais la lumière était bien trop éclatante, alors il ferma les yeux et se perdit dans l'univers étouffé des sons aquatiques.
— ... al... Cal... Cal !
Cal se redressa brusquement. Pas à cause de sa mère, mais parce qu'il avait failli s'endormir au beau milieu de la piscine. Il fut surpris par les premières gouttes de pluie, et leva les yeux vers le ciel. Sans qu'il s'en rende compte, un énorme nuage noir avait dévoré le soleil. La colère couvait déjà au cœur de ce monstre électrique. L'air avait changé ; il était chaud et lourd, le vent plus puissant que jamais.
Cal serra les dents et sortit de la piscine, se précipitant pour attraper une serviette, fermer le parasol et récupérer ses affaires. Les gouttelettes de pluie n'avaient rien à voir avec l'eau de la piscine : c'était autant de petits glaçons piquants qui mordillaient sa peau par dizaines. Ariane ouvrit la porte vitrée, passage vers le salut :
— Allez, dépêche-toi !
Cal se retrouva dans la cuisine, trempé et dégoulinant de froid, mais ses affaires étaient sauves. Un violent éclair lézarda alors la campagne, transperçant l'obscur, et ce fut le coup d'envoi. L'énorme nuage s'entrouvrit et le déluge s'abattit sur la ville.
— Sèche-toi comme il faut avant d'attraper froid, dit sa mère en lui pressant l'épaule. Les crêpes sont prêtes.
Cal obéit sans trop réfléchir, enfilant le premier sweat qui lui tombait sous la main, attiré par l'odeur prometteuse qui embaumait la maison. Le déjeuner combla toutes ses attentes, mais l'orage, lui, fut anormalement long. Comme si le vent rechignait à le pousser vers d'autres horizons. En début de soirée néanmoins, ils eurent droit à une accalmie. Le ciel bleu se fraya un chemin entre les légions noires de la cellule orageuse ; des trouées apparurent ici et là, bientôt gâtées par le crépuscule approchant. Cal fit coulisser la baie vitrée précisément à cet instant. La chaleur s'était dissipée : cette fois, ce furent les odeurs qui vinrent à lui.
Il fit quelques pas sur la terrasse, les pieds nus vite trempés par les résidus de pluie. Il descendit jusqu'à la piscine et emprunta le chemin de terre qui partait du jardin, rejoignant la forêt en contrebas. L'orage avait détruit les champs alentour. Martelé les fleurs ; les pétales des coquelicots gisaient en sang partout dans les hautes herbes. De la terre montait une chaleur sourde et vaporeuse. Cal pouvait presque la voir s'échapper du sol comme le souffle humide de quelque monstre endormi. L'averse avait réveillé l'arôme des champs, mêlé à celui de l'eau, mais aussi l'arôme de l'endroit, tout simplement. S'il avait marché les yeux fermés le long de ce chemin, Cal aurait tout de suite reconnu ce léger relent de mousse en décomposition. Il l'affectionnait. Parce que c'était l'odeur de chez lui, unique et inimitable. Il se demanda soudain si, vingt ans après, trente ans après, il serait toujours capable de la reconnaître. Car il ne resterait probablement pas dans cette maison toute sa vie, pas vrai ?
Cette fragrance dans l'air lui sembla tout à coup bien fragile. Dissipée au moindre souffle de vent. Un jour ou l'autre, il allait perdre tout cela, comme tant d'autres choses. La perspective de quitter ce lieu pour ne jamais y revenir s'imposa brusquement à lui comme une intuition bouleversante, et Cal resta un long moment debout, à dévisager chaque pierre, chaque brin d'herbe, pour les graver dans sa mémoire avec ces odeurs, ces sensations, comme si c'était pour la toute dernière fois.
Enfin, ce fut le crépuscule. Ce moment étrange, impalpable, lorsque le soleil embrasse la terre pour mourir.
Lorsqu'il se coucha cette nuit-là, Cal avait la tête remplie de ces émotions étourdissantes, son cœur sur le point d'exploser comme au seuil d'une réponse qu'il touchait du bout des doigts.
Cette nuit-là, Cal fit son premier rêve.
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