Par un bel après-midi d'été, Cal claqua la porte de sa toute dernière séance de psychothérapie avec le docteur Véies. Dans la salle d'attente, illuminée par un beau rayon de soleil, Anna haussa un sourcil surpris :
— Tu as déjà fini ?
Il lui prit les mains pour la relever et l'embrassa :
— Je suis libre !
— C'est vrai ?
— Plus de rendez-vous sordides le mercredi après-midi : Véies a dit que je m'en sortais très bien et que je pouvais me débrouiller tout seul !
— Mais c'est super !
Folle d'enthousiasme, Anna le dirigea vers la sortie sans cesser de l'interroger :
— Tu es d'accord avec lui alors ? Ça va aller ?
— Anna, ça fait des mois que j'en ai ma claque de ces séances. Je vais bien ! Regarde autour de toi : il fait beau, le soleil est magnifique, tu es avec moi... Je ne veux plus discuter d'autre chose. C'est ridicule : je fais des rêves qui débloquent, c'est tout, personne ne passe sa vie à en parler.
Anna l'embrassa à son tour :
— Je suis contente, sourit-elle. On y va ? Tu me dois une glace et un soda.
— Depuis quand ?
— Depuis que j'ai perdu une heure de mon temps dans la salle d'attente surchauffée d'un psychiatre pour toi.
Il la prit par la taille :
— Argument imparable.
Cal avait beaucoup consulté le docteur Véies au cours de ces derniers mois. Pendant leurs premières séances, il était passé par plusieurs phases difficiles, allant d'une colère sourde contre lui-même à une angoisse impossible à refouler. La sensation de ne pas être celui qu'il croyait être, mais d'abriter un monstre, de se mentir continuellement. Une culpabilité sans fondement, pour toutes les pensées meurtrières qui l'habitaient. D'autant plus que les visions n'avaient cessé d'augmenter.
Toutes les nuits, impitoyablement, Cal redevenait Ézéchiel, ce prénom qu'il avait refusé de porter. Les rêves lucides avaient été un échec. Tout comme les somnifères, l'hypnose. Il était passé par une période où il voulait se sentir seul en permanence. C'était Anna qui lui avait fait réaliser son erreur.
Elle était venue le voir un week-end où il s'était barricadé dans sa chambre, tous les volets fermés, recroquevillé dans son lit en refusant de se lever ou de manger. La nuit d'avant, Ézéchiel avait dû assassiner Adrien Weltz, qui ne voulait plus travailler pour eux plus longtemps. Il était entré chez lui par effraction, mais sa sœur de dix ans l'avait aperçu et avait crié tout l'air de ses poumons. Ézéchiel avait dû exécuter toute la famille.
— Cal, il faut que tu te reprennes, lui avait dit Anna ce jour-là. Tout cela n'est pas réel.
Il avait laissé entrer la jeune fille dans sa chambre, et le simple fait de la voir avait provoqué en lui une sorte de réaction en chaîne. Elle était inquiète. Il ne lui avait jamais vu un visage aussi apeuré que celui qu'elle lui avait présenté, aussi triste, aussi malade. Elle souffrait au moins autant que lui, si ce n'était plus, et il avait soudain eu la sensation de s'observer à travers le regard d'un autre. Il s'était vu prostré dans ses couvertures comme un fou dans un asile, affamé, les yeux rougis par la peur de les fermer, insensible aux paroles de la fille qu'il aimait. C'était ça, le véritable monstre.
Cette brusque vision l'avait changé du tout au tout : il s'était levé, avait ouvert les fenêtres en grand, ébloui par la lumière du jour, et il s'était tourné vers Anna qui pleurait au bord du lit :
— Je suis désolé pour tout ce que je t'ai fait, avait-il déclaré. Ça n'arrivera plus, je te le promets... Je ne m'apitoierai plus jamais sur mon sort comme ça.
Elle l'avait dévisagé, remplie de doutes, sans oser espérer, se demandant probablement s'il avait les épaules pour assumer sa promesse. Après tout, il devait avoir l'air sur le point de se briser au moindre souffle...
En gage de bonne volonté, Cal avait alors ouvert sa porte et était sorti dans le couloir. Il n'avait pas osé approcher Anna. S'il avait tendu la main pour la toucher, elle ne l'aurait peut-être pas laissé faire. Il s'était vraiment senti comme le dernier des idiots, sur le moment. Avec tout le mauvais sang qu'il avait dû lui causer, il n'était pas sûr qu'elle lui pardonne un jour.
Mais elle était restée. Anna avait vu le pire en lui ce jour-là, mais elle avait continué de l'aimer. Et pour la première fois, Cal avait songé qu'il ne méritait pas cet amour. Qu'il avait été le plus chanceux des imbéciles sur cette Terre, et qu'il fallait désormais qu'il s'en montre digne.
Ce soir-là, il était allé à la rencontre du sommeil comme on affronte un vieil ennemi, comme on fixe un cobra dans les yeux juste avant qu'il n'attaque. Il avait vécu une autre nuit dans la vie d'Ézéchiel, mais, le matin au réveil, il l'avait expulsée et effacée de son esprit. À partir de ce jour, il avait repris le droit chemin.
— Que font Ézéchiel et Ryu en ce moment ? le questionna la jeune fille tandis qu'ils prenaient la route de chez lui.
Cela aussi, c'était devenu leur petit rituel. Une fois par semaine, quand il revenait de ses séances chez Véies, Anna lui demandait où en étaient les monstres de sa vie imaginaire. Une façon pour lui de se confier à elle, de ne pas la laisser à l'écart de ses troubles et, surtout, de ne pas avoir à porter tout seul le poids de ses cauchemars.
Cal haussa les épaules :
— Ryu a prêté de l'argent à un type, un chirurgien, directeur d'hôpital : Louis Alverne. Il n'arrive pas à le rembourser, alors Ryu lui met la pression pour qu'il lui cède la clinique.
— Qu'est-ce qu'il a à y gagner ?
— De l'argent, sûrement. Si tu crois que je comprends toutes ses magouilles... Enfin bref, Ézéchiel lui a déjà rendu visite une ou deux fois, mais le type ne craque pas. Ryu a commencé à parler de le tuer... Ézéchiel pense que ce sera pour bientôt. Ce soir, peut-être.
Anna ne répondit rien. Cal espérait qu'avec cette ultime séance chez Véies, ce rituel prendrait fin, lui aussi. Il se sentait enfin prêt à reprendre une vie normale.
Arrivés chez lui, les deux adolescents s'attablèrent à la terrasse pour quelques révisions intensives de mathématiques. Anna gribouilla copieusement sur leurs classeurs respectifs : sa manière à elle de se montrer assidue. Puis vint l'heure du dîner, auquel Anna s'invita sans même y penser. Cal avait déjà mis Ariane au courant pour Véies, alors ce repas fut jour de fête. Il pouvait voir les dernières traces d'inquiétude s'effacer du visage de sa mère.
Cal se coucha ce soir-là en songeant à son après-midi avec Anna, à leurs discussions anodines, au bonheur qui étouffait enfin les peurs en lui. Il ferma les yeux, l'esprit perdu d'avoir résolu trop d'équations. Il voyait des nombres et des symboles se succéder les uns aux autres sans aucune suite logique derrière ses paupières.
Cal était toujours un lycéen de dix-sept ans. Mais dans ses rêves, trois années s'étaient écoulées.
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