REM - Losing my religion
13
Derrière la façade
L'enfer est pavé de bonnes intentions.
Accoudée contre le rebord de la baignoire, le corps presque entièrement immergé dans l’eau, Jenny poussa un profond soupir de bien-être.
C'était la première fois qu'elle se retrouvait seule depuis l'annonce du décès de tante Sally et Ned. Une semaine plus tôt. Elle n'avait pas vu le temps passer.
Et maintenant, elle était toute seule dans cette chambre d'hôtel bon marché. Dans cette ville qu'elle avait tant voulu quitter des années plus tôt.
Elle n'avait plus qu'une envie : regagner New York et mettre le plus de distance possible entre Charlestown et elle, avant que les souvenirs ne la submergent.
Mais elle était obligée de rester. Elle devait bien ça à sa tante, non ? C'était sa seule famille après tout. Et puis, regagner New York pour quoi faire ? Peter n'y était même pas et ce, jusqu'à la fin de la semaine.
Elle regrettait presque de lui avoir conseillé d'aller à Richmond prendre soin de son fils. Elle savait qu'avec le récent remariage de son ex-femme, l'idée de perdre l'affection de Thomas au profit du nouveau beau-père de ce dernier constituait sa plus grande crainte, mais il lui manquait affreusement. Plus qu'elle ne l'aurait imaginé à vrai dire, plus qu'elle n'osait se l'avouer aussi.
Résistant à la tentation de l'appeler sur le champ, Jenny se laissa encore un peu plus glisser dans la baignoire.
Elle se remémora son entrevue avec Gail Sanchez quelques heures plus tôt.
Peter devant se rendre à Richmond le soir même, ils s’étaient séparés après leur rendez-vous avec les responsables de l’association Save Children. Il avait pris la route vers la Virginie tandis que Jenny rentrait seule à l’hôtel.
Mme Sanchez, l’amie de tante Sally, l’attendait à la réception et s’était précipitée vers elle avec un tel allant que Jenny avait craint qu’un nouveau drame ait frappé la petite communauté de Charlestown.
Mais il n’en était rien.
— Mme Sanchez ? s’exclama-t-elle en l’apercevant. En quoi puis-je vous aider ?
— Jennifer, je voulais vous parler alors je suis venue ici mais la réceptionniste m’a dit que vous étiez déjà partie.
— Oui, j’étais sortie.
— Et vous ne répondiez pas à votre portable alors j’ai décidé de vous attendre ici, poursuivit Gail.
Jenny plongea la main dans son sac à main et en ressortit son téléphone portable. Elle grimaça.
— Désolée, j’ai oublié de le recharger avant de sortir. Mais que vouliez-me dire de si urgent ? demanda-t-elle.
Les deux femmes s’éloignèrent de l’entrée, à la recherche d’un peu d’intimité.
— En fait, je ne sais pas si c’est vraiment urgent, commença Mme Sanchez en évitant son regard. Je veux dire, ça me paraissait important mais maintenant que je vous ai devant moi, je me demande si je n’ai pas fait une montagne d’un rien … C’est ce que mon mari ne cesse de me répéter, que ce n’est pas si grave …
Jenny lui sourit gentiment.
— Peu importe. Vous vous rappelez ce que j’ai dit à votre fille l’autre jour ? Tout peut avoir de l’importance, même les détails qui semblent les plus insignifiants. Alors si vous vous rappelez de quelque chose d’étrange ou d’inhabituel, il ne faut pas hésiter, Madame Sanchez.
Le regard de celle-ci sembla se perdre un instant quelque part derrière l’épaule de Jenny avant de revenir sur elle. Elle hocha la tête.
— Ça s’est passé quelques semaines avant la mort de Ned et Sally. Un jour, elle est venue me voir en me disant qu’elle avait une drôle d’impression …
— Une drôle d’impression ? répéta Jenny, un sourcil arqué. C’est-à-dire ?
— C’est difficile à expliquer mais d’après elle, quelqu’un avait cambriolé leur appartement. Enfin …. Je ne sais pas si le mot « cambriolé » est le plus approprié, étant donné que rien n’avait été volé.
Jenny était de plus en plus perplexe.
— Dans ce cas, comment tante Sally savait-elle que quelqu’un était venu ?
— Je vous l’ai dit, c’est un peu nébuleux. C’était une sensation qu’elle avait eu en rentrant chez elle. Et ensuite, c’est devenu une conviction, une certitude. Quelqu’un s’était introduit chez eux en leur absence et avait fouillé leur appartement.
— Elle a porté plainte ?
— Non, vous pensez bien. Elle aurait eu l’air ridicule avec une histoire pareille et un appartement où rien ne semblait avoir disparu. Les policiers ne l’auraient pas prise au sérieux. Mais elle était convaincue qu’elle avait raison et que quelqu’un était venu.
Jenny revint au moment présent.
Elle avait eu le temps de réfléchir depuis sa rencontre avec Gail Sanchez. Tante Sally était une femme en pleine possession de ses moyens, pas paranoïaque pour deux sous. Si elle disait que quelqu’un s’était introduit chez elle, c’était nécessairement, fatalement vrai. Qui avait pu faire une chose pareille ? Et pourquoi ce quelqu’un n’avait-il rien pris ?
Était-ce parce que ce qu’il cherchait avait déjà été mis à l’abri ailleurs ? Dans le box par exemple ? Mais surtout, qu’est-ce qu’il cherchait ? Qu’est-ce que sa tante avait caché ?
Légèrement somnolente et fatiguée par ces incessantes interrogations, la jeune femme était sur le point de s'assoupir quand on toqua à la porte.
Elle sortit de son bain en maugréant et s’enroula dans un peignoir.
— Mme Simmons ? fit Jenny, surprise de trouver la vieille femme, co-fondatrice de Save Children, sur le pas de sa porte. Que faites-vous ici ?
— Je suis venue vous parler, mademoiselle Brian. C'est extrêmement important, annonça-t-elle d’un ton grave.
— Très bien. Euh ... Entrez dans ce cas, dit Jenny qui se décala d'un pas.
Les deux femmes s'installèrent sur le lit double-place. Emmitouflée dans son peignoir, les cheveux encore mouillés, elle se sentait singulièrement négligée mais elle ne voulait pas risquer de perdre l'attention de Mme Simmons, même quelques minutes, le temps de se changer.
— Alors ? De quoi désirez-vous me parler ? demanda-t-elle en ayant l’impression de se répéter.
— De Save Children. Aujourd'hui, vous êtes venue nous voir, en compagnie de votre ami, et nous vous avons parlé de l'association et de notre travail en son sein. Tout semblait idyllique, n'est-ce-pas ?
Jenny sourit.
— Plutôt oui, confirma-t-elle.
— Eh bien, je veux vous parler de l'envers du décor, sans passer certaines … pratiques peu reluisantes sous silence.
— Quelle genre de pratiques ?
— Les sommes d'argent que doivent nous verser les familles adoptives avant et pendant la procédure par exemple.
— Ce sont des sommes importantes ? devina la jeune femme.
— Très.
— Et je suppose qu'il y a une corrélation entre le montant de ces sommes et la probabilité d'adopter un enfant.
Elle avait fait de son mieux pour adopter un ton aussi neutre que possible mais Mme Simmons se crispa. Son silence était éloquent.
— S'il vous plaît, insista Jenny. Parlez-moi. C’est vous qui êtes venue vers moi et j’ai besoin de savoir.
— Le pire, voyez-vous, ce n'est pas l'argent que les parents candidats à l'adoption doivent nous verser.
— Quel est le pire alors ?
— Toutes les adoptions ne sont – enfin n'étaient – pas aux normes. Mais laissez-moi commencer par le début sinon vous risquez de ne pas comprendre.
Elle prit une profonde inspiration et se lança.
— Nos filles viennent de tout la côte est du pays, pas seulement de Charlestown. Nous envoyions des membres les chercher dans les quartiers dits sensibles, à New York ou même à Boston. Dans les lieux connus pour les activités de prostitution ou près de cliniques pratiquant l'avortement. Nous leur parlons, nous les convainquons de nous suivre en leur promettant qu'elles auront accès à un suivi médical, un logement pour plusieurs mois et une famille aimante pour leur bébé, expliqua-t-elle.
— Tour ça moyennant rétribution ?
— Oui, nous les payons.
— C'est un peu comme si elles étaient des mères porteuses, dans ce cas, déclara Jenny, qui se sentit soulagée de voir que sa tante n’avait pas participé à quelque activité glauque et illégale.
— Oui, sauf que dans notre cas, les mères adoptives deviennent les mères biologiques aux yeux de la loi. Et ça, dans une société qui montre encore du doigt les femmes qui ne peuvent tomber enceinte et où l'infertilité est un secret honteux, c'est un sacré atout. En fait, comparé à d'autres associations, c'est même l'attrait principal de Save Children.
OooOo
Le soir même, Peter dormait dans son ancienne maison, à Richmond.
Son fils Thomas était déjà couché. Le jeune détective se leva et parcourut à pas de loups les pièces de son ancien logement.
Depuis son départ, presque quatre ans plus tôt, rien n'avait changé, ni l’agencement des meubles, ni la couleur du papier peint, ni même le parquet du salon.
Il s'arrêta dans le vestibule. En réalité, une chose n'était plus à sa place : quelqu'un, Claudia sans doute, avait enlevé leur photo de mariage du mur près de l'entrée. Et bientôt, elle serait remplacée par une autre de Claudia et son nouveau mari.
Il soupira et revint sur ses pas. Cela ne servait à rien de se lamenter sur son mariage raté et les secondes noces de son ex. C’était du passé. Oui, cela avait une sale période, morose et déprimante, mais il s’en était remis. Il n’était pas triste, ni même amer. Enfin un peu quand même, pour être honnête.
Plutôt que de geindre sur son sort, il avait tout intérêt à profiter de la semaine qu'il allait passer ici pour profiter de son fils.
Pris par l'enquête sur la mort des Quinn, il avait failli annuler sa venue, ou du moins la reporter, mais Jenny l'avait convaincue de ne rien en faire. « Thomas a besoin de te voir et le reste peut attendre », lui avait-elle dit. Inutile de dire qu'il ne regrettait pas sa décision.
Après s'être assuré que le garçon dormait toujours à poings fermés dans sa chambre, Peter redescendit et s'installa dans le salon.
Il alluma son ordinateur et entreprit de faire quelques recherches sur l'association Save Children.
L'organisation, fondée au début des années quatre-vingt, était principalement financée par les dons de (riches) particuliers. Spécialement appréciée de certains hommes politiques anti-avortement, SC comme on l’appelait, était connue pour ses liens avec les représentants locaux du parti républicain et quelques hommes d’Église influents de la côte est.
En se baladant sur leur site internet, Peter put constater l'ampleur et l'importance de l'association. Outre les locaux situés dans le centre-ville de Charlestown et dotés d'une vue imprenable sur le fleuve Hudson, elle jouissait de plusieurs vastes résidences dans tout l’État de New York.
Celles-ci permettaient aux jeunes femmes désirant faire adopter leur bébé de vivre en toute quiétude leur grossesse. Les accouchements se déroulaient dans ces mêmes demeures. En plus de gynécologues et sages-femmes, l'équipe de Save Children comprenait un bataillon d'avocats et de psychologues chargés d'évaluer les parents candidats à l'adoption. Ceux qui ne satisfaisaient pas aux exigences de l'association pouvaient plier bagages.
Peter quitta la page web et s'étira.
C'était bien joli tout ça mais il n'avait rien appris de nouveau. Rien d'utile à son enquête en tout cas. Selon toutes les apparences, Sally Quinn avait travaillé pour une association qui avait le cœur sur la main.
— Voyons voir ce que nous avons pour Mark Simmons, murmura-t-il en laissant courir ses doigts sur le clavier.
Mais là encore, il fit chou blanc.
D'après les articles qui lui étaient consacrés, M. Simmons était un ancien pasteur. Avant de fonder Save Children, il avait été le fer de lance de l'Eglise de la Nouvelle Promesse, présente dans le Mississippi, l'Alabama et la Géorgie. Il avait depuis passé les rênes à son frère cadet et se consacrait entièrement au bien-être de Save Children.
A court d'idée, Peter décida de changer d’angle d’attaque. Il envoya un e-mail à son père, lui demandant de trouver le numéro et l’adresse d’un certain John J. Kerrigan, avocat d’Allen & Roth.
C’était lui qui avait reçu Sally Quinn lorsqu’elle était venue se renseigner auprès du prestigieux cabinet pour un éventuel procès contre la vice-présidente de son ancienne banque. Peter désirait entendre sa version des faits sur cette rencontre. Il n’était en outre pas certain que celui-ci fut réellement en voyage d’affaires. Aussi, préférait-il s’en assurer lui-même.
Puis, décidant qu’il en avait assez fait pour la journée, il éteignit son ordinateur portable et monta se coucher – dans la chambre d'amis, bien entendu.
OooOo
— Comment est-il possible que les mères adoptives deviennent les mères biologiques aux yeux de la loi ? demanda Jenny au bout d’un long moment de silence. N'y-a-t-il aucune trace de l'adoption ?
— En réalité, c'est très simple, beaucoup plus simple que ce qu'on pourrait croire. Les mères adoptives se rendent à la mairie de leur lieu de résidence où elles font part de leur intention d'accoucher à domicile.
— Sauf qu'elles ne sont pas enceintes, lui rappela Jenny, sur le ton de l’évidence.
— Oui, bien entendu. Mais personne n'ira leur imposer un examen gynécologique ou une échographie pour vérifier si elles attendent réellement un enfant. Ce serait considéré comme complètement abusif ainsi qu’une perte d’argent des plus inutiles.
— Et au moment de l'accouchement, comment ça se passe ?
— Il a lieu dans une résidences privée, sous la direction de l'une de nos sages-femmes qui devient alors le témoin oculaire de la naissance.
— Alors, si je comprends bien, résuma Jenny, la sage-femme signe les papiers, la mère biologique disparaît avec un peu d'argent et la mère adoptive devient la mère biologique. Et le tour est joué.
— C'est cela.
Mais elle ne la regardait toujours pas, gardant obstinément les yeux rivés sur le tapis.
— Madame Simmons, il y a quelque chose que vous ne me dites pas.
Elle demeura silencieuse quelques instants avant de brusquement relever la tête.
— Savez-vous ce qui est le pire pour des parents qui espèrent adopter un enfant, spécialement un nourrisson ?
— Les délais d'attente.
L’autre femme hocha la tête et Jenny se demanda si elle en avait elle-même souffert. Les Simmons n’avaient pas d’enfant, d’après les recherches de Peter et peut-être avaient-ils voulu en adopter un par le passé.
— Et savez-vous pourquoi ces délais sont aussi longs si on passe par le circuit … disons traditionnel ?
Comme Jenny secouait la tête, Barbara Simmons reprit :
— Les évaluations psychologiques de la famille adoptante. C'est ça qui prend du temps.
— Mais, à Save Children, les délais sont considérablement réduits. Pourquoi ? Vous ne les faites pas ces évaluations psychologiques ?
— Pas toutes et pas de manière aussi sérieuse que nous aurions dû.
La jeune femme faillit dire quelque chose mais se retint juste à temps. Maintenant que Barbara Simmons était lancée, autant la laisser aller au bout de son récit, si terrible et révoltant soit-il.
— Le problème, c'est que des rumeurs ont commencé à circuler.
— Des rumeurs ? A quel sujet ?
— A propos de … « mauvaises adoptions » si je puis dire, de mauvais parents.
— De la maltraitance ? explicita Jenny
C'était à craindre quand on confiait de pauvres bébés innocents à n'importe quelle personne fortunée, se dit-elle. Avoir de l’argent n’avait jamais fait de quelqu’un un bon parent. Heureusement, elle réussit de nouveau à tenir sa langue.
— Cela faisait des années que ce genre de rumeurs courait mais dernièrement, elles sont devenues difficiles à ignorer. Il y a même une femme, une de nos anciennes filles, qui réalise en ce moment même un documentaire sur Save Children, et d’après ce que je sais, une grande partie portera sur ces rumeurs de maltraitance.
Jenny décida d’en avoir le cœur net.
— Ce sont des rumeurs ou des faits avérés ?
— Je n'en sais rien. Est-ce que certaines familles coupent tout contact avec nous après l'adoption ? Oui, confirma Barbara. Donc, nous n'avons pas de moyens de savoir ce qui se passe dans ces familles-là, c’est vrai, mais ça ne signifie pas pour autant que les enfants sont maltraités.
— Et votre mari ? Ou Daniel Ariyoshi ? Qu'en pensent-ils ?
— Ce très cher monsieur Ariyoshi ne travaillait pas pour nous à cette époque et Mark refuse de m'en parler.
— Ma tante était-elle au courant ?
Elle posa la question du bout des lèvres, dans un souffle à peine audible. Mais il fallait qu’elle sache.
— Sally n'avait pas de certitude non plus mais elle m'a posé des questions. Elle s'interrogeait, ça c'est certain.
Jenny avait encore une question.
— Je suppose que vous regrettez – au moins partiellement – ce que vous avez fait, sinon vous ne seriez pas là. Alors pourquoi Diable n'allez-vous pas voir la police ?
— Il y a tellement de raisons…
Elle haussa les épaules, le regard dans le vague. Puis, elle reprit :
— Choisissez celle qui vous conviendra ou vous parlera le plus : j'aime mon époux, Save Children est l'enfant que nous n'avons jamais pu avoir. Mais surtout, nous avons fait beaucoup de bien, malgré tout.
Son regard revint vers Jenny et se verrouilla dans le sien.
— Rappelez-vous le jeune homme que vous avez brièvement rencontré aujourd'hui, mon jeune secrétaire Andre Gold. Eh bien, il y a eu beaucoup d'Andre. Et je veux qu'il y en ait encore d'autres, ajouta-t-elle d’une voix forte et assurée. |