Songs Ohia – Farewell transmission
20. Face à face
Les choses ne sont pas toujours ce qu’elles semblent être, donc on se laisse tromper par les apparences. Rares sont ceux qui ont l’intelligence de voir ce qui se cache derrière le masque. Phaedre
Peter inspira à fond l’air marin et serra la main de Jenny, chaude et douce contre la sienne. Les deux amis vadrouillaient pieds nus et bas de jeans retroussés au bord de la plage, leurs doigts entrelacés.
Cette balade impromptue était une idée de Jenny et il ne pouvait que l’en féliciter. Après tout ce temps cloîtrés dans leur chambre d’hôtel, ils avaient grand besoin de prendre l’air, dans tous les sens du terme.
— A quoi tu penses ? lui demanda-t-il.
— A tante Sally.
— Oh.
Il resta silencieux, se sentant un peu bête. Il était persuadé qu’elle pensait à sa fille biologique, dont le souvenir avait été si longtemps relégué aux tréfonds de sa mémoire.
— Je pense à tout ce qui s’est passé dans sa vie avant sa mort, tout ce qu’elle ne m’a pas dit. Je veux dire … on n’a jamais été proches mais je suis … J’étais sa seule famille de sang. Merde quoi ! Je sais pas, finit-elle par dire. J’aurais juste aimé qu’elle m’en parle. On s’est vus à peine quelques semaines avant sa mort, tu sais.
Il hocha la tête.
— Le week-end que Ned et elle sont venus passer à New York ?
— Oui, confirma la jeune femme. Elle était là, sous mon toit, juste sous mon nez pendant tout un week-end et elle a fait comme si de rien n’était. Elle n’a rien dit. Rien sur ses problèmes financiers, rien sur le chantage, rien sur son passé à Save Children, rien de rien !
— Elle ne voulait sans doute pas t’accabler et puis, parler d’une de ses choses, c’aurait été comme ouvrir la boîte de Pandore. Elle aurait été obligée de tout déballer – trafic de bébés, adoptions frauduleuses, la mort de cette jeune femme lors de l’accouchement.
— Je sais bien mais quand même. Je réalise que c’est ridicule. Comme je l’ai dit, on n’a jamais été proches tante Sally et moi. Faire semblant plutôt que de parler franchement des problèmes, ç’a toujours été notre truc mais là …
Il se tourna vers elle et la prit gentiment par les épaules.
— Jenny, ce n’est pas ridicule. Ta réaction est naturelle. C’est l’inverse qui …
— Peter, l’interrompit-elle, je crois qu’il y a quelqu’un qui te fait signe.
Il se retourna vers l’endroit que lui indiquait Jenny. En effet, à quelques mètres d’eux, un jeune homme agitait la main en sa direction. Au fur et au mesure qu’il s’approchait, Peter reconnut dans les traits affables le visage d’une vieille connaissance. Il plissa les yeux.
— Jake ? demanda-t-il, non sans surprise.
— Monsieur Westerfield, vous vous souvenez de moi ?
Et comment ! Quatre ans plus tôt, à New York, Peter avait enquêté sur le meurtre de la petite amie de Jake. Un peu mal à l’aise, il se rappela qu’à l’époque il n’avait pas hésité à le malmener et même à l’accuser d’être mêlé à l’assassinat. Il ne l’avait jamais vraiment cru coupable mais l’affaire avait été difficile pour lui sur le plan émotionnel et pas uniquement parce qu’elle était survenue au moment de sa séparation avec son ex-femme. Cette affaire demeurait l’une de ses plus marquantes à n’en pas douter, avec des ramifications liées à des banquiers d’affaires dont la propre mère de Jake, Linda Thompson.
Il présenta Jake Thompson à Jenny. Les sourcils de la jeune femme se levèrent brusquement lorsqu’elle entendit son nom de famille et elle se tourna vers Peter pour confirmation du lien de parenté entre le nouveau venu et la vice-présidente de l’ancienne banque de sa tante. Il lui répondit d’un discret hochement de tête.
— Ça alors, Peter Westerfield ! s’exclama Jake. Je ne pensais pas vous revoir un jour. Qu’est-ce que vous faites ici, à Charlestown ?
Ravi et quelque peu surpris par son ton chaleureux, Peter préféra lui retourner la question.
— Oh pas grand-chose. Sally-Ann et moi on profite des vacances pour se retrouver. On a la maison de vacances de ma mère pour nous tous seuls.
— Ta mère a une résidence secondaire à Charlestown ? demanda Jenny.
— Oui, c’est à quelques mètres d’ici.
Peter et Jenny échangèrent un rapide coup d’œil.
— Ça fait longtemps qu’elle possède cette maison ? Et ta mère, est-ce qu’elle y vient souvent ?
— La maison est dans la famille depuis que je suis gosse. Et ma mère y passe plus de temps que moi à vrai dire. Surtout l’été, elle dit que les Hamptons sont trop bondés pour elle.
Cette fois, Peter et Jenny n’eurent même pas besoin de se regarder.
A présent, il comprenait comment Sally avait pu obtenir l’enregistrement de Linda Thompson et son courtier. La jeune serveuse du Quinn’s avait planqué une caméra dans les toilettes pour dames pour son projet de fin d’études. Linda passait l’été dans le coin et fréquentait probablement l’établissement de la tante de Jenny. Peter était prêt à parier tout ce qu’il possédait (enfin, disons la moitié) que c’était depuis le Quinn’s que, quatre ans plus tôt, la banquière avait passé l’appel durant lequel elle avait revendu toute ses actions, juste avant la faillite.
Peter n’avait aucun mal à imaginer la suite des évènements. Linda Thompson ne pensait sans doute plus à cet appel fatidique mais lorsqu’elle avait eu vent par son oncle d’une possibilité de recours collectif intenté par le couple Quinn et de la preuve que Sally disait détenir, elle avait dû se renseigner sur eux et découvrir qu’ils possédaient le bar.
Elle s’était ensuite remémoré son appel à son courtier avant la faillite dans ce même bar et compris que la preuve que promettait d’apporter Sally y était liée. Une fois la boîte électronique de l’avocat Jack Kerrigan piratée, elle avait su qu’il s’agissait d’un enregistrement et avait décidé de le récupérer ou de le détruire. D’où le cambriolage puis l’incendie commandité par son garde du corps.
Il prit rapidement congé de Jack, non sans que le jeune homme ne lui propose de venir le voir avant de rentrer à New York.
— Qu’est-ce qu’on fait ? lui demanda Jenny dès qu’ils furent seuls.
OooO
Linda Thompson : banquière prête à tout pour éviter de verser des centaines de millions de dollars en dommages et intérêts à ses anciens clients.
Barbara et Mark Simmons : couple qui, sous ses airs de bons samaritains, avait organisé et dissimulé un trafic de bébés et la mort d’une jeune femme.
Sean Vogel : jeune homme en colère, accro, qui avait fait chanter Sally et la tenait pour personnellement responsable de sa misérable vie.
Andre Gold : enfant adopté par une famille aimante, ardent défenseur des Simmons. Imposteur.
Ces noms tournaient en boucle dans la tête de Peter alors qu’il conduisait, les mains crispées sur le volant. Son cœur battait la chamade quand une fois rentré à l’hôtel, il composa le numéro de madame Simmons.
Il n’entendit presque pas Jenny lui dire au revoir avant de ressortir mais il pensait prendre la bonne décision. Il savait que si elle était restée, elle aurait tenté de le convaincre d’aller confronter Linda Thompson ou au moins, de creuser cette piste. Mais il n’en ferait rien.
Comme il l’avait déjà dit à plusieurs reprises à Jenny, il pensait Linda Thompson capable de tuer ou de faire tuer mais dans ce cas précis, ça ne collait pas. L’ex-banquière n’aurait sans doute pas fait exécuter le couple après avoir demandé à son garde du corps d’incendier leur bar et leur appartement.
Personne ne lui répondit chez les Simmons aussi laissa-t-il un message.
— Madame Simmons, ici Peter Westerfield, l’ami détective de Jennifer Brian. J’aurais besoin d’information sur une adoption datant de 1997 et supervisée par votre organisation. Merci de me rappeler dès que vous aurez eu ce message. Au revoir.
Il préféra ne pas mentionner son mystérieux secrétaire Andre. Autant attendre d’être face à face.
Peter raccrocha, un peu désorienté. Que Barbara Simmons ne réponde pas (même un jour de semaine), il pouvait le comprendre. Elle venait de perdre son mari et sortait tout juste de l’hôpital, après avoir échappé de justesse aux balles d’un assassin devant la tombe dudit mari. Elle avait toutes les raisons du monde de ne pas aller au travail. Mais il trouvait étrange qu’elle ne réponde pas sur son téléphone personnel.
Le téléphone toujours à la main, il regarda sans le voir le lit vide.
Il avait bien envie de se rendre aux bureaux de Save Children pour voir ce qu’il s’y passait et éventuellement confronter le jeune Andre, à défaut de pouvoir parler avec sa patronne, mais il avait promis à Jenny qu’ils iraient ensemble.
Le problème, c’était que la jeune femme venait de partir rejoindre dans un café son ancien petit ami Jerry Silkwood pour lui parler de ses craintes quant à l’adoption de leur fille. Leur fille.
Il secoua la tête, encore incrédule. Il avait beau faire de rien devant Jenny, il savait qu’il lui faudrait du temps, beaucoup de temps pour se remettre du choc provoqué par cette annonce.
A vrai dire, c’était aussi pour cela qu’il désirait parler à Barbara Simmons. Ainsi, il pourrait également l’interroger au sujet de l’adoption de la fille de Jenny.
N’y tenant plus, il griffonna à la va-vite un mot à l’intention de son amie et quitta l’hôtel, décidé à découvrir le fin mot de cette histoire. Maintenant. Jenny comprendrait
Arrivé au siège de Save Children, Peter se présenta à l’accueil.
— Bonjour, pourrais-je parler à Madame Simmons, s’il vous plaît ?
La jeune femme derrière le comptoir afficha une mine contrite.
— Je suis vraiment navrée mais madame Simmons n’est pas là pour le moment.
Peter remarqua qu’elle se gardait bien de préciser les raisons de cette absence, à savoir la mort de Mark Simmons. Visiblement, on préférait ne pas trop s’appesantir sur le meurtre de l’emblématique fondateur et dirigeant de Save Children. D’autant plus que les circonstances de son décès demeuraient floues.
— Aviez-vous rendez-vous ? lui demanda-t-elle.
Peter secoua lentement la tête.
— Non. Une dernière question, mademoiselle. Est-ce qu’Andre Gold est là ?
— Malheureusement, il est également absent.
Il s’y attendait mais s’éloigna sans rien laisser paraître.
Grâce à Jenny, il connaissait l’adresse des Simmons, dans le quartier le plus cossu de Charlestown, et s’y rendit sur-le-champ.
Même dans un endroit aussi chic que Silver Lake, l’élégante demeure du couple en imposait. Tout comme l’étincelante voiture garée devant.
Il sonna.
Au bout d’un long moment, Barbara Simmons vint lui ouvrir mais d’elle, il ne voyait qu’une partie de son visage. Même son maquillage ne pouvait masquer son teint cireux, comme si l’on avait privée de la lumière du jour un peu trop longtemps.
— Ah, monsieur Westerfield, murmura-t-elle.
— J’ai essayé de vous appeler à votre travail mais vous ne répondiez pas alors je suis venu.
— Je ne me sentais pas très bien. Avec tout ce qui s’est passé dernièrement … J’ai préféré rester chez moi pour me reposer.
Et pourtant, nota Peter, elle était habillée de pied en cape et soigneusement maquillée malgré sa mauvaise mine. Un peu comme si elle s’apprêtait à sortir et avait brusquement changé d’avis.
— C’est important, insista néanmoins Peter.
— Le moment est mal choisi, vraiment. Je suis navrée, il vaudrait mieux que vous reveniez un autre jour.
Elle tenta de refermer la porte mais il la bloqua avec son pied.
— Il faut que je vous voie maintenant. C’est urgent.
Comme elle ne bougeait pas d’un pouce, il poursuivit d’un ton déterminé :
— Vous devriez vraiment me laisser entrer.
En observant plus attentivement la partie de son visage visible, le jeune détective remarqua qu’elle paraissait plus nerveuse que fatiguée. Des gouttes de sueur coulaient le long de son visage et mouillaient le col de son chemisier. Il ne faisait pourtant pas si chaud en ce début de mois de juin à Charlestown. En tout cas, certainement pas au point de transpirer à grosses gouttes…
Il crut voir un mouvement derrière elle. Il eut alors la conviction que quelque chose n’allait pas. Mais avant qu’il n’ait pu esquisser le moindre geste, la porte s’ouvrit en grand. Andre Gold se tenait face à lui. Et pointait une arme sur la tempe de la vieille dame.
— Andre, murmura faiblement Peter, incapable de détacher ses yeux du pistolet.
—Vous devriez entrer en fin de compte, monsieur Westerfield, proposa le jeune homme blond d’une voix suave.
Il savait que si jamais il s’exécutait et entrait dans cette maison, ni lui ni Barbara Simmons n’en ressortiraient. Pas vivant en tout cas. Alors quelle solution lui restait-il ? Et dire qu’il n’avait même pas dit à Jenny qu’il venait ici. Elle devait le croire au siège de Save Children, en sécurité. Le temps qu’elle rentre à l’hôtel et ne découvre son message, il serait peut-être déjà mort.
— Ah Barbara ! lança une voix derrière eux.
Il se retourna. Une femme, sans doute du même âge que Mme Simmons, traversait la rue au pas de course. Elle marchait avec une étonnante vivacité, étant donné qu’elle devait avoir une bonne soixantaine d’années.
Avec une certaine appréhension teintée d’horreur, Peter réalisa que de l’endroit où elle se trouvait, elle ne devait voir que Mme Simmons et lui-même de dos. Andre Gold – et son arme – demeurait dans l’ombre. Il n’avait aucun moyen de l’avertir du danger.
Barbara blêmit un peu mais réussit à afficher un faible sourire alors que sa voisine se rapprochait.
C’était sa chance, peut-être la seule et unique chance qu’ils avaient de sortir de toute cette histoire vivants.
Profitant de la courte diversion, Peter se jeta sur Andre.
Il réagit mais trop tard. Sans doute surpris par son geste, courageux mais quelque peu stupide, il pensa trop tard à reculer. Déjà, Peter avait l’arme à portée de main.
Les deux hommes tombèrent au sol. Il entendit un hurlement derrière lui. Ou plusieurs, il ne savait vraiment pas. Un coup de feu partit. Un autre cri. Une douleur intense, insupportable. Il roula sur le côté. Et enfin, un grand trou noir.
FIN PARTIE II
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