Toujours sanglée dans son aquarium miniature, nous procédons à un examen méticuleux de la créature. Les écailles et les lambeaux de peau déposés sur ma main sont passés au microscope. Ils révèlent une desquamation avancée : soixante-dix pourcents du corps sont déjà atteints. Les paillettes se dessèchent et tombent d’elles-mêmes, tandis qu’une étrange forme de nécrose détruit les cellules de l’épiderme. Cela nous empêche de la nourrir par intraveineuse comme je l’avais suggéré : ses vaisseaux sont devenus poreux, annihilant toute tentative de lui injecter quoi que ce soit. Depuis sa première pesée, la créature a perdu six kilos. Elle n’a toujours pas repris connaissance, bien que les effets du sédatif aient dû se dissiper depuis longtemps. Ses symptômes ne trouvent aucune explication aux yeux de l’équipe : mis à part le dépérissement et la baisse de poids, ce ne sont pas ceux d’un animal captif en souffrance. Le seul autre parallèle qui me vienne à l’esprit n’a tout simplement pas lieu d’être. On dirait qu’elle a le mal des rayons. Cette affection terrible qui frappe les malheureux exposés à une très forte dose de radiations nucléaires. Les conséquences qui s’ensuivent sont aussi atroces qu’inévitables : fatigue, céphalées, nausées, érythèmes cutanés, puis hémorragies incontrôlées, mort chronique des tissus, déshydratation, détresse respiratoire, douleurs intenses que rien ne peut endiguer, absolument rien, si ce n’est la délivrance finale. Mais dans quel contexte notre créature aurait-elle pu être irradiée ? Et pourquoi serait-elle la seule à manifester ces symptômes ? C’est absurde. Dans le doute, je demande malgré tout à l’un des hommes de mon père de retourner l’intégralité des deux bateaux à la recherche d’un dosimètre ou d’un compteur Geiger, mais les mesures sont toutes bénignes. Nous n’avons rien d’autre à faire que de remettre la créature dans son bassin et de la laisser tranquille, dans l’espoir que ce répit la ramènera à elle.
Luzarche ordonne à l’ensemble des deux équipes de quitter le laboratoire. Debout devant l’un des tableaux de commande, j’éteins toutes les lumières de l’aquarium, afin de rendre à la créature l’obscurité d’une nuit artificielle dont nous l’avons privée depuis son arrivée. Je m’assois alors en tailleur sur le sol. Je ne peux plus la voir, mais je sais qu’elle est là, et je ne veux pas la laisser seule. Peu importe ce que Luzarche en dira :
— Je reste ici, je déclare sans lui demander son avis.
Adam et Ophélie m’attendent sur le seuil du laboratoire. Mais ils doivent pressentir la confrontation, car ils reviennent sur leurs pas tandis que mon père me considère de son éternel air désapprobateur :
— Ta présence ne lui apportera rien de plus, me dit-il. Sinon du stress supplémentaire.
— Depuis quand est-ce que ça te préoccupe ?
— Je ne veux pas qu’elle meure, tu le sais très bien. Nous allons stopper les tests quelques jours et tout ira mieux.
— Comment ? Nous ne pouvons plus la nourrir. Si elle se laisse dépérir, il n’y a littéralement plus rien que nous puissions y faire.
— Nous pourrions diffuser des substances nutritives dans l’aquarium.
Devant cette proposition aussi ridicule que dérisoire, je ne peux retenir un rictus :
— Et comment espères-tu qu’elle les absorbe ? En respirant ? Tu as déjà essayé de t’alimenter en respirant l’odeur de tes plats ?
— Quand elle mourra suffisamment de faim, fais-moi confiance, elle acceptera à nouveau la nourriture qu’on lui donne.
— Et pourquoi ça ? Pourquoi le ferait-elle ?
Les mains tremblantes, je me remets debout face à Luzarche. J’enrage de tout mon corps. Plus aucune digue ne se dresse entre moi et ma colère :
— Quelle sorte d’orgueil peut bien te pousser à croire qu’elle veut rester en vie ? À sa place, est-ce que tu le voudrais ? Demeurer un rat de laboratoire à la merci de bourreaux sans cœur jusqu’à la fin de tes jours ?
— Encore faudrait-il qu’elle ait conscience de son sort.
— Tu passes ton temps à nous rappeler à quel point elle est dangereuse ! À quel point elle et ses semblables sont responsables de la disparition des habitants de l’île Blackney ! Si elle est capable d’ourdir de telles machinations, pourquoi n’aurait-elle pas conscience du sort qui l’attend ? Hein, pourquoi ?
Je m’approche, irisé d’une fureur incontrôlable :
— Tu ne peux pas prêter de l’intelligence à cette créature pour prouver tes théories, et la lui reprendre lorsque ça ne t’arrange plus. Tu as vu les mesures du sonomètre ?
Je brandis le boîtier juste sous ses yeux :
— Elle émet toujours des infrasons, plus fort. Même si elle est plongée dans l’inconscience. Tu as une idée de ce que ça pourrait être ? Ce sont des cris. Des cris, tu entends ? Elle hurle !
— Tu n’en as aucune preuve !
— Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ?
— Absolument n’importe quoi ! Et tu le sais parfaitement.
En nage, je jette un coup d’œil à Ophélie et Adam, qui restent silencieux. Je suis malade de toute cette couardise :
— Alors, il ne dit rien, le grand défenseur de la vie ? j’interpelle Adam, acerbe.
Il recule, surpris d’être soudain l’objet de ma colère :
— Je suis d’accord avec toi, Sam, balbutie-t-il sans retenir de petites œillades vers Luzarche. J’ai déjà conseillé à ton père d’adoucir ses méthodes et de ralentir sur les sédatifs. Un peu de répit devrait être bénéfique à la créature, c’est tout ce que nous pouvons faire pour elle pour l’instant.
— À vrai dire, nous pourrions faire autre chose, intervient Ophélie de sa voix timide.
Tous les regards se tournent vers elle. Je pressens ce qu’elle a en tête, et ses paroles s’échappent comme l’incarnation même de ma conscience :
— Nous pourrions la relâcher.
Luzarche abandonne aussitôt toute retenue :
— La relâcher ? Mais vous êtes encore plus folle que ce que je croyais ?
— Qu’est-ce que ça aurait d’aussi invraisemblable ? rétorque-t-elle. Avec les technologies d’aujourd’hui, nous avons les moyens de lui implanter un traceur GPS qui nous informera en temps et en heure de sa localisation, de sa vitesse, des distances qu’elle parcourt… Avec une caméra intégrée, nous pourrions même surveiller son alimentation, et apercevoir d’autres de ses semblables !
— Et si elle redescend tout au fond de la fosse ? Cette pensée a-t-elle seulement effleuré votre si brillant esprit ? Nous n’avons pas de traceurs suffisamment solides pour résister à onze mille mètres de profondeur, sans la moindre protection !
— Qu’est-ce qui nous empêche d’en mettre un au point ? Nous sommes des scientifiques, bon sang !
— Des scientifiques, oui, pas des magiciens. Quel délai exactement nous donneriez-vous pour accomplir un tel prodige, dans l’état où elle se trouve ? Deux jours ? Trois ? Une semaine, pour produire ce que nos ingénieurs échouent à concevoir depuis des années ?
— C’est un risque à courir ! Si nous la gardons ici, elle va mourir. Si nous la relâchons avec un capteur, oui, nous pourrions la perdre, mais au moins, elle existera toujours ! Nous pourrons la retrouver, elle ou un nouveau spécimen !
— Vous seriez prête à prendre ce risque ?
— Je ne vois pas d’autre choix.
Luzarche secoue la tête, avec son insupportable sourire de requin :
— Demandez à votre cher et tendre. Je ne suis pas sûr qu’il soit du même avis que vous.
Cette fois, c’est vers moi que l’attention se concentre aussitôt. Je suis dos au mur, placé face à mes propres contradictions. Ophélie me supplie du regard. Chacun de ses arguments a frappé juste en moi, trouvé un écho plus que révélateur, et pourtant, je ne peux me résoudre à lui donner raison. Mon père le sait, et c’est encore pire. Même soumis à la plus intense des pressions, au poids de ma conscience et à la culpabilité qui étreint chaque fibre de mon corps, je suis incapable de renoncer à la créature. Si nous la perdons… Si nous la perdons, plus rien n’aura de sens. Je ne peux pas abandonner une telle découverte après y avoir goûté. Après avoir tenu sa main dans la mienne, touché du doigt un rêve que je pensais impossible…
Luzarche a bel et bien raison, après tout. À quoi cela servirait-il de le nier ? Je suis un homme de science avant tout. Plus que de cet aquarium aux parois de plexiglas, c’est de mon obsession que la créature est prisonnière. Comme Adam, je peux seulement me cacher derrière mon hypocrisie, monter des écrans de fumée sous lesquels se dissimuleront mes véritables intentions. Je m’insurge du traitement que subit la créature, mais je ne fais rien pour y remédier. Pire, je l’encourage. J’y participe. Je refuse de prendre l’unique décision qui pourrait la sauver. Je suis enchaîné à elle, au moins autant qu’elle l’est à moi, et je maintiendrai ce lien jusqu’aux profondeurs les plus noires de mon âme humaine, même si cela doit nous coûter la vie à tous les deux.
Submergé par cette vérité affreuse, ma fureur retombe d’un seul coup. Finalement, de quel droit puis-je me révolter contre Adam, ma mère, ou même Luzarche ? De quel droit puis-je leur en vouloir et mépriser leurs actes, quand je suis aussi coupable qu’eux des mêmes crimes ? Je ne vaux pas mieux qu’eux. Adam se cache derrière son gin, son Xanax, ses bracelets de force et ses paroles creuses. Moi, je me cache derrière ma fausse bonne conscience. La nécessité de faire avancer la science : un discours nauséabond qui ressemble beaucoup trop à celui de mon père. La vérité, c’est que je refuse tout simplement de lâcher prise. J’ai besoin de cette créature. Par pur égoïsme, je suis prêt à aspirer la moindre parcelle de vie en dehors de son corps, si cela peut me permettre de la garder auprès de moi un tout petit peu plus longtemps. Mais la contempler s’éloigner… S’enfuir à tout jamais hors d’atteinte, pendant qu’il me faudrait continuer à vivre, avec la conscience qu’un être comme elle existe, au-delà de ma portée… Je crois que je deviendrais fou. Dès l’instant où j’ai croisé son regard sous la coque de l’Orpheus, ma vie ne s’est plus résumée qu’à elle seule. Jusqu’à présent, j’étais en quête de sens. Je sondais les océans sans avoir aucune idée de ce que j’y recherchais. Avec elle, j’ai su. Elle a posé un corps, une image et des mots sur ce que je désirais depuis l’enfance, sans jamais oser le concevoir. Si je renonçais à elle, tout redeviendrait poussière…
— Sam… ? murmure Ophélie.
Elle s’approche et me prend la main :
— Il ne faut pas détruire ce que nous étudions. C’est toi-même qui me l’as dit. Laisse-la partir. Libère-la avant qu’il ne soit trop tard. C’est le seul moyen de la préserver du sort qui l’attend, tu le sais très bien : mourir ici, ou vivre le restant de ses jours à la merci de chercheurs comme nous, guère plus qu’un sujet d’expériences… Ce n’est pas ce que tu souhaites pour elle. Je suis sûre que cela te révulse autant que moi. Je t’en prie. Il y aura d’autres découvertes. D’autres créatures, peut-être. Avec toutes les données que nous avons récoltées, toutes les vidéos, les prélèvements, nous avons suffisamment de preuves pour la faire entrer dans l’Histoire, elle et toi avec ! Nous n’avons pas besoin de plus. Nous n’avons pas besoin de la garder.
Le visage de mon père se crispe à mesure que les paroles d’Ophélie font sens. Elle a raison. Indubitablement et mathématiquement raison. Adam, lui, laisse apparaître une lueur d’espoir. Je ne suis que dégoût et consternation. Envers moi-même. Envers cette décision que je suis incapable de prendre, même confronté à la logique la plus rigoureuse.
Sans oser regarder Ophélie, je déclare :
— Attendons encore un peu. D’ici quelques jours, elle ira peut-être mieux. Nous aviserons dans ce cas.
Je n’ai pas besoin de consulter la jeune femme pour deviner la déception sur son visage. Ouvre-t-elle enfin les yeux, désormais ? Se rend-elle compte que je ne suis pas le modèle de perfection qu’elle adulait ? Que je ne vaux pas mieux que mon père, cet homme hautain qui l’a insultée de la plus grossière des manières, sans aucun respect pour les mystères de la vie ? Ou que le professeur Adam Redouté, rempli d’idéaux et de bonnes intentions, jusqu’à ce qu’il s’agisse de les mettre en pratique ? Ophélie est décidément la meilleure d’entre nous. Comment peut-elle s’imaginer une seule seconde que je sois digne d’elle ? Ou qu’elle soit indigne de moi…
À mes côtés, un sourire triomphal illumine le visage de mon père. Nauséeux, je m’en détourne. Je refuse de rester là à assister à sa victoire. J’écarte Adam d’un coup d’épaule et retourne m’enfermer dans ma cabine ; libre à eux de s’entre-déchirer à mort sur mon sort.
Quelques heures plus tard, mon cerveau a bien dû résoudre la même boucle de raisonnement au moins une douzaine de fois. Je tente de me convaincre que je suis sincère. Que la situation n’est pas suffisamment critique pour libérer la créature, qu’il est rationnel d’attendre quelques jours avec l’espoir qu’elle se rétablisse. Puis la voix de ma conscience, la voix d’Ophélie, me susurre que tout ceci n’est rien de plus qu’un tissu d’excuses pour repousser encore un peu l’échéance, éviter de reconnaître ce qui me motive vraiment, et quel genre d’homme cela fait de moi. Je ne m’étais jamais demandé quel genre d’homme j’étais jusqu’à présent. Peut-être aurais-je dû. Car la réponse qui me vient aujourd’hui est une torture. Je suis comme mon père. Prêt à sacrifier la vie d’innocents pour parvenir à mes fins. Qu’a dit Luzarche, déjà ? Seuls les hommes comme nous connaissent véritablement le prix à payer. Ce prix, justement, peut-être que personne ne devrait avoir à le connaître. Peut-être que les hommes comme nous ne devraient pas exister.
Quelqu’un frappe à ma porte, interrompant net mon autoflagellation :
— Sam ? appelle la voix d’Adam. Tu es là-dedans ?
Je n’ai aucune envie d’ouvrir, surtout depuis la discussion que j’ai surprise la veille entre mon père et lui. Mais il insiste :
— Sam ? Est-ce qu’on peut parler ? Il n’est pas trop tard, je t’en prie !
Allongé sur mon lit, je ferme les yeux, comme si cela pouvait suffire à le faire disparaître de la surface de la Terre. Je n’ai pas besoin d’entendre Adam me répéter ce que ma conscience martèle depuis des heures. Une partie de moi-même est déjà en guerre avec l’autre pour me convaincre de changer d’avis.
— Sam, si tu continues dans cette voie, tu le regretteras toute ta vie ! Je t’en prie ! Tu es persuadé de pouvoir le supporter maintenant, mais dans dix, quinze, vingt ans, crois-moi, tu repenseras sans cesse à ce moment, et tu supplieras pour avoir une chance de revenir en arrière ! Pour avoir fait un choix différent ! Tu réaliseras que ça n’en valait pas la peine ! Sacrifier ta conscience aujourd’hui, ça équivaut à tout perdre ! À quoi cela sert-il de vivre quand on n’estime plus le mériter ? Quand le seul avenir qui se déploie sous tes yeux, c’est une culpabilité sans fin ?
Excédé, je descends de mon lit pour ouvrir le battant à la volée :
— C’est ça que vous ressentez ? je crie sans me soucier que ma voix se réverbère dans les coursives en métal. C’est ça que vous essayez de me dire : « ne fais pas comme moi » ? Parce que vous avez pris une décision que vous n’arrivez pas à vous pardonner, c’est ça ?
Interloqué, Adam garde le silence. D’un geste, je lui intime d’entrer avant de refermer la porte sur nous :
— Je sais déjà tout ce que vous vous apprêtez à me dire, je le coupe avant qu’il n’ouvre la bouche. Ophélie a raison. J’en ai parfaitement conscience. Mais je ne peux pas libérer la créature. Je ne peux pas, c’est tout. Sans elle, je ne suis plus rien.
Les traits d’Adam reflètent une pitié qui me répugne :
— C’est faux, Sam, murmure-t-il. Comment peux-tu encore dire une chose pareille ? Après toutes ces années ?
— Parce qu’aujourd’hui, tout est clair. On dit que personne ne peut jamais savoir de quel bois il est réellement fait, pas vrai, avant d’être confronté à des choix impossibles ? Eh bien, mon choix est arrêté. Tant qu’il reste un espoir que cette créature se rétablisse, je la garderai auprès de moi.
— Mais enfin, pourquoi ? Ophélie l’a prouvé : tu as déjà tout ce qu’il te faut, et même encore plus ! Les données que nous avons recueillies suffiraient à alimenter les recherches de dizaines de biologistes pendant des générations !
— Ce serait un crime de la laisser partir. S’il s’agit vraiment d’une espèce intelligente, vous imaginez ce qu’elle représente ? Comment la communauté scientifique réagira-t-elle si elle apprend que nous l’avons libérée volontairement ?
— Et si elle apprend que tu l’as tuée ?
C’est à mon tour d’être à court de réponses. Adam tente sa chance :
— Sam, m’implore-t-il. Arrête cette folie. Tu as fait la plus extraordinaire découverte qui soit, celle que tout chercheur rêverait d’accomplir ne serait-ce qu’une fois dans sa vie. Ne gâche pas tout. Ne perds pas ton âme en chemin.
— Comme vous avez perdu la vôtre ?
Adam se trouble à nouveau :
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
Je réfléchis à toute allure. Je ne peux pas lui révéler la discussion que j’ai surprise avec Luzarche, ce serait trop risqué. Adam m’a prouvé plus d’une fois maintenant qu’il n’était pas digne de confiance. Il pourrait tout répéter à mon père. Non, je dois jouer la partie plus finement :
— Ophélie a vu les cicatrices sur vos poignets, je dénonce alors, avec un regard pour ses bracelets de force. Elle m’a tout raconté. Tous vos beaux discours sur la nécessité d’encaisser, de se raccrocher à la vie et de se relever, parce que chaque individu compte… C’était du vent, pas vrai ?
— Sam…
— Vous avez essayé de vous tuer avant ou après que ma mère réussisse son coup ? Dites-le-moi, pour voir…
— Sam…
— Est-ce que vous m’auriez abandonné comme elle-même l’a fait, parce que je n’avais décidément aucune valeur à vos yeux ?
— Sam, écoute-moi…
Adam m’agrippe par les épaules, mais je me dégage brusquement. Il tend les mains devant lui, et je revis en un éclair mon face-à-face avec la créature dans le bassin. Moi aussi, j’avais eu ce même geste d’apaisement envers elle. La même réaction instinctive.
— Je suis sincèrement désolé de ne jamais t’en avoir parlé, Sam…, livre alors Adam, désespéré d’obtenir mon attention. Tu sais très bien pourquoi je ne l’ai pas fait. Après la mort de Mareve, ça aurait été…
— Donc vous avez essayé avant ?
— J’ai essayé avant, oui. Je me suis ouvert les veines le 21 septembre 1991, cinq ans avant que ta mère ne nous quitte.
— Le 21 septembre 1991… Deux ans jour pour jour après la disparition des habitants de l’île Blackney.
Adam ne cherche pas à le nier :
— Oui, dit-il d’un air solennel qui me déstabilise complètement.
La question m’échappe d’elle-même, inévitable :
— Pourquoi ? Que s’est-il passé sur cette île pour que mon père en reste obsédé, que ma mère se suicide, et que vous tentiez d’en faire autant ? Quel est cet acte impardonnable que vous me suppliez de ne pas commettre ?
Adam soupire longuement. Il se frotte les yeux, puis détache l’un de ses bracelets de force. Une cicatrice blanchâtre, irrégulière, déforme la chair de son poignet. Il glisse un doigt dessus et frémit, comme si elle possédait encore le pouvoir de le blesser aujourd’hui.
— Je te demande, reprend-il, son regard plongé dans le mien, de ne pas céder aux mêmes sirènes que moi. Je te demande de ne pas sacrifier ton humanité. De ne jamais perpétrer un acte qui te donne envie de planter une lame dans ta propre chair. Parce que tu vaux mieux que ça, Sam. Tu peux encore t’épargner ce destin.
Je fais non de la tête :
— Vous ne comprenez pas. Si je la perds, je n’aurai plus rien.
— Et si tu la tues ?
— Ce sera la même chose. Mais en la gardant auprès de moi, au moins, il me reste une chance.
— Une chance de quoi ? De torturer à mort un être qui te fascine ? C’est ce qui va se passer si nous la gardons, tu le sais très bien !
— Je veillerai à ce qu’elle soit bien traitée.
— C’est une excuse. Une excuse que tu te construis maintenant pour ne pas avoir à affronter tes responsabilités plus tard.
— Et que m’arrivera-t-il une fois que nous l’aurons libérée ? Y avez-vous réfléchi ne serait-ce qu’une seule seconde ? Ou n’y a-t-il donc que le sort de cette créature qui vous préoccupe ?
— Je pense à toi en ce moment même ! J’essaye de t’empêcher de commettre une erreur qui pourrait ruiner ta vie entière !
— Ma vie sera ruinée à la minute où je l’aurai perdue !
— Bien sûr que non ! Sam…
Adam passe une main derrière ma nuque. Un geste d’une proximité rare, qui me conduirait presque à fondre en larmes tel un enfant pris en faute devant son père.
— Tu as exactement le même problème qu’Ophélie, déclare-t-il avec dans la voix un indicible regret. Tu n’as aucune estime pour toi-même. Tu es incapable de voir ta propre valeur, de t’accorder ne serait-ce qu’une once d’indulgence au regard de toutes les choses merveilleuses que tu as déjà accomplies.
— Arrêtez votre baratin. Je n’ai jamais rien eu d’exceptionnel.
— Mais personne ne te demande d’être exceptionnel ! La plupart des gens sont ordinaires : les condamnerais-tu pour autant ? C’est la vie qui est exceptionnelle !
— Quelle vie ? Je ne suis qu’un gamin qui ne s’est jamais senti à sa place ici. Ma mère n’a pas voulu de moi, mon père me hait et je le lui rends bien. Même vous, vous m’avez gavé de mensonges depuis l’enfance. Je n’en ai rien à foutre de tous les autres, comme vous dites. Il n’y a jamais eu que l’océan qui compte. C’est la seule chose qui m’a toujours permis de rêver, de m’échapper de cette vie de merde, de cette famille de merde, de la surface qui ne présente aucun intérêt pour moi, absolument aucun ! Et lorsque je découvre une créature semblable à moi, l’incarnation vivante d’un monde dont j’ai toujours désiré faire partie, vous voudriez que je l’abandonne ? Vous voudriez que je renonce à cette infime parcelle d’espoir qui donne un sens à ma vie absurde, à cette existence merdique qu’il faudrait tant que je chérisse ? Qu’attendez-vous de moi, Adam ? Que je retourne à ma solitude, à la nuit, avec plus rien d’autre que mes yeux pour pleurer, et des souvenirs qui me tortureront jusqu’à la fin de mes jours ?
Durant tout mon discours, Adam ne me lâche pas une seconde. Je peux voir la tristesse creuser son chemin dans le réseau de ses rides, ancrer sa marque dans ses chairs, appuyer sa vieillesse. Lorsque je finis enfin par me taire, épuisé d’avoir avoué au monde ce que je n’avais jamais osé m’avouer à moi-même, il énonce très lentement :
— Tu n’es pas comme elle, Sam. Peu importe à quel point tu le désires, tu ne seras jamais comme elle. Son univers n’est pas le tien. Tu ne pourras jamais la rejoindre, à moins d’en mourir.
— Alors que me reste-t-il ?
Ces mots ont un goût de cendres dans ma bouche. Leur impact me frappe dans le silence qui se glisse entre nous. Je n’ai que trente-deux ans. Une éternité de temps se déroule devant moi ; la perspective d’un avenir immense que l’on me demande de vivre, et dont je ne veux pas. Pas si la créature n’en fait pas partie.
Adam raffermit son étreinte pour rapprocher son front du mien :
— Il te reste ta vie, souffle-t-il. Une existence entière dont toi seul peux décider ce que tu en feras. Tu es tellement brillant, Sam. Tu as tellement à apporter au monde. Tellement de choses à éprouver, à découvrir, si tu acceptais juste de t’ouvrir un peu plus… Même si je t’ai déçu, je t’aime profondément, tu le sais. Comme mon propre fils. Après ma tentative de suicide, c’est ta mère qui m’a aidé à m’en sortir. J’aurais tellement voulu être là pour elle, représenter le soutien qu’elle a été pour moi… Après sa mort, je me suis promis de toujours prendre soin de toi. Tu n’es pas seul. Le monde est rempli de personnes et d’expériences extraordinaires qui n’attendent que toi. Renonce à ces chimères qui te font du mal, mon fils. Les abysses sont un univers merveilleux, mais elles ne seront jamais le tien. Telles que je les imagine, elles et cette créature, elles ne sont qu’un prétexte que tu t’es inventé pour sombrer. Pour fuir cette réalité qui te déplaît. Mais tu dois leur résister, de toutes tes forces. Tu dois trouver en toi-même les ressources nécessaires à ton épanouissement. Ton bonheur ne dépend pas du monde extérieur, ni de tes parents, ni de cette créature, il ne dépend que de toi. J’aimerais tellement que tu mesures ton potentiel. Que tu puisses te voir à travers mes yeux…
Je secoue la tête et je me libère, guère ému par ses paroles :
— Je ne suis pas votre fils, je crache alors que ma volonté se durcit. Tout comme je sais que vos bons sentiments ne cachent que du vide. Il n’y a rien à trouver au fond de moi-même que je ne connaisse déjà depuis longtemps. Mon bonheur est ici, dans cet aquarium. Je ne le quitterai plus.
— Même si cela doit coûter la vie à cette créature ? Alors que tu dis la chérir par-dessus tout ?
— Mon destin est lié au sien. Qu’elle s’en aille ou qu’elle meure, je perdrais tout. Je ne la laisserai pas partir.
Adam voit la résolution dans mon regard, cette fois-ci. Il comprend enfin que je suis sérieux. Que rien au monde ne pourra me faire changer d’avis. Il perçoit les remords que j’éprouve, mais que je choisis malgré tout d’imprimer dans mon âme. Il retrouve en moi le reflet de Henri Luzarche :
— Que t’avons-nous fait… ? murmure-t-il finalement.
Plus que le chagrin, c’est l’horreur et la déception qui déforment ses traits :
— Tu n’es pas le jeune homme que j’ai élevé… Comment as-tu pu devenir ainsi ? Tu parles de tuer cette créature sans même t’en émouvoir. Tu es prêt à la sacrifier pour tes propres intérêts sans hésiter une minute, exactement comme ton père. Tu n’as plus aucune compassion !
— Envoyez mes remerciements à Luzarche de ma part pour ça, je rétorque sèchement. Maintenant laissez-moi.
Adam me dévisage encore de longues secondes, trop choqué pour répondre. J’ai du mal à mesurer la dévastation qui le bouleverse, tandis que tous les espoirs qu’il avait placés en moi s’effondrent, à l’instar de l’idéal que j’avais de lui. Il tend la main une nouvelle fois pour me toucher, mais renonce. Comme si je lui étais devenu à tout jamais inaccessible. Comme si désormais, mon simple contact le faisait souffrir. Il quitte la cabine sans rien dire.
Les heures passent, interminables. Ophélie tente elle aussi de frapper à ma porte à plusieurs reprises, mais après ma discussion avec Adam, je me sens plus que jamais coupé d’elle, comme de toute préoccupation terrestre. Je ne songe même pas à dormir. Mon esprit est encore bouillonnant des émotions déchaînées, des arguments affrontés, et du mal que nous nous sommes infligé l’un à l’autre. Je pense à la créature, et la culpabilité m’étreint. Qu’arrivera-t-il si elle meurt ? Quel choix me restera-t-il, concrètement, devant la perspective de son aquarium vide ? Pourrai-je supporter l’idée d’avoir provoqué son trépas ? Poursuivrai-je mes recherches, en quête d’un second miracle comme elle, tel Henri Luzarche mû par une obsession sans fin, ou abandonnerai-je toute volonté de vivre ? En silence, je prie pour moi-même : « Pitié, faites qu’elle ne meure pas… Pitié, faites qu’elle se rétablisse et qu’elle puisse demeurer auprès de moi… ».
Je ne crois pas en Dieu. Mes paroles sont pour l’océan, pour les milliers de mystères sous la surface qu’il reste à élucider et qui me fascinent, pour ces forces muettes que je devine partout autour de moi, ancestrales et sans nom. Il doit bien y avoir un sens à tout ceci. L’existence de la créature ne peut se résumer à un point final aussi vain. De notre découverte l’un de l’autre doit forcément résulter une réponse, cette réponse dont j’ai besoin depuis tant d’années, alors même que j’en ignore la question…
Comme toujours lorsqu’elle hante mes pensées, je finis par me lever pour rejoindre la créature dans le laboratoire. J’éprouve l’irrépressible instinct de veiller sur elle. De lui insuffler un peu de mes forces par l’esprit si c’est possible. J’aimerais lui faire comprendre qu’elle n’est pas seule, que je suis désolé du sort qu’on lui inflige, mais que je ne lui veux aucun mal. J’aimerais tellement qu’elle me parle… Qu’elle me révèle là, tout de suite, cette pièce manquante qui saigne depuis toujours au fond de moi. J’aimerais qu’elle m’emmène avec elle au plein cœur de son secret.
À défaut de secret, cependant, c’est un navire endormi et un aquarium allumé que je découvre, alors que l’horloge murale indique quatre heures du matin. Quelqu’un d’autre m’a précédé dans mon insomnie. Sans surprise, il s’agit d’Adam.
Le vieil explorateur se tient assis sur l’un des fauteuils de la console de commande, dos aux ordinateurs, les mains croisées sur les genoux. Il contemple la créature toujours assoupie à même le fond du bassin, et la nuée d’écailles qui scintillent dans les eaux limpides de la cuve. On dirait un essaim de lucioles. Elles veillent sur la Vilaa agonisante, dans l’attente de sa fin. Adam ne paraît pas surpris lorsqu’il m’aperçoit :
— Est-ce que tu as changé d’avis ? me demande-t-il, sans l’ombre d’un espoir.
Je viens m’asseoir auprès de lui :
— Même si nous la relâchions maintenant, elle n’irait pas mieux d’une seconde à l’autre.
— Alors, ça veut dire non.
— Adam…
Il n’ajoute rien. Il replonge dans son observation, et j’ai soudain la désagréable impression de n’être plus qu’une gêne pour lui, un élément étranger dans les pensées qui agitent son esprit. Une donnée éliminée de l’équation. Quelque chose me semble anormal, et je remarque brusquement qu’il a retiré ses deux bracelets de force. Ses cicatrices luisent sous l’éclairage cru des tubes cathodiques.
— Il y a vingt-sept ans, déclare subitement Adam, ton père, ta mère et moi avons relevé un détail inhabituel sur l’île que nous surveillions depuis maintenant cinq ans. Nous n’étions pas en poste à ce moment-là, mais les satellites indiquaient une baisse de l’activité humaine. Alors, nous avons dépêché un bateau pour aller voir.
Je retiens mon souffle. Suis-je véritablement en train d’entendre ce que j’entends ? Suis-je sur le point de percer le mystère de l’île Blackney ?
— Une fois sur place, poursuit Adam sans me regarder, nous avons trouvé l’île déserte. Tous les habitants avaient disparu, sans rien emporter derrière eux. Rien ne permettait d’expliquer ce qu’il s’était passé. Si ce n’était les propos du chef du village, Ateo. Durant notre dernière mission, juste avant que nous ne partions, il nous avait confié ses inquiétudes. Depuis l’arrivée des Occidentaux sur l’île, disait-il, les Vilaa avaient cessé de visiter son peuple. Elles ne leur accordaient plus leurs faveurs comme autrefois. En pleurant, car il était notre ami, Ateo nous a dit que lui et les siens pensaient que nous les avions maudits. Que notre venue représentait une trahison envers leurs divinités. Il ne voulait plus de nous sur ses terres.
— Qu’avez-vous répondu ? je demande d’une voix basse.
— Tu dois t’en douter. Ton père s’est empressé de protester. Ta mère et moi avons tempéré. Nous avions de toute façon prévu de nous absenter pour plusieurs mois, le temps pour les indigènes d’apaiser leurs craintes, et de revenir sur leur décision… Ce fut la dernière fois que nous nous sommes parlé. Le 21 septembre 1989, de retour sur l’île, il n’y avait plus personne… À l’exception d’un homme.
Cette fois, mon cœur rate un battement. Un homme ? Aucun article n’en a jamais fait mention. Adam doit probablement lire dans mon esprit :
— Il s’appelait Manaia, explique-t-il. C’était l’un des villageois, âgé d’une vingtaine d’années. Nous l’avons retrouvé étendu à l’intérieur d’une des cases, le crâne fracassé. Par miracle, il était encore conscient. Il a accepté de nous révéler ce qu’il s’était passé deux jours plus tôt, pendant notre absence…
Je reste suspendu aux lèvres d’Adam. Il me prive toujours de son regard, mais sa voix ne me quitte pas :
— Il a dit que malgré notre départ, les Vilaa continuaient de ne pas se montrer. Alors, pris de désespoir, Ateo a incité les villageois à s’enfoncer dans le Pacifique pour les rejoindre. Il affirmait que les Vilaa viendraient à leur rencontre. Qu’elles les recueilleraient, les accepteraient parmi eux, et feraient d’eux leurs semblables. Ateo a réussi à les convaincre tous. Sauf Manaia.
— C’est pour ça qu’il a eu le crâne défoncé ?
— Oui.
— Il ne croyait pas aux légendes du village ?
— Oh si, bien sûr, il y croyait. Mais il avait peur. Il ne pensait pas que les Vilaa viendraient à leur secours. Il ne voyait dans cette marche vers le Pacifique qu’une fin certaine pour lui et tous les siens. Parce qu’il refusait de céder, Ateo l’a frappé et l’a laissé pour mort.
— Jusqu’à ce que vous le découvriez.
— Oui.
— Pourquoi n’en avoir jamais parlé à qui que ce soit ? Ça explique tout ce qui est arrivé, c’est la preuve que mon père recherche depuis tant d’années !
— Parce que le témoignage de Manaia nous mettait directement en cause, ton père, ta mère et moi, objecte Adam. Il impliquait la totalité de la mission dans la mort de plus de cinq-cents personnes. Nous ne pouvions pas nous permettre cela. Nous aurions dû passer devant le comité d’éthique, et nous aurions très probablement fini en prison…
— Qu’avez-vous fait, alors ?
Cette unique question me glace le sang. Je dois la poser malgré tout. Je dois savoir :
— Manaia… Est-ce que vous l’avez...
À cet instant seulement, Adam m’accorde un regard :
— Bien sûr que non, décrète-t-il. Il était déjà mourant lorsque nous l’avons découvert. Nous avons attendu qu’il s’éteigne avant de prévenir les gardes-côtes. Et d’un commun accord, nous avons… Nous avons décidé de faire disparaître son corps. Pour que le mystère demeure intact.
— Qu’en avez-vous fait ?
— Ton père l’a chargé sur son petit bateau de transport. Et il l’a jeté dans la fosse.
Je frissonne :
— C’est ça, le choix que vous n’avez jamais pu vous pardonner ? Avoir caché au monde entier votre implication dans le suicide de tous ces gens ?
Adam ne répond rien. Il se perd à nouveau dans la contemplation de l’aquarium, où la créature ne se manifeste que par quelques sursauts dans le sommeil qui l’absorbe :
— Ton père était persuadé que les Vilaa étaient réelles, reprend-il soudain. Que c’était elles qui avaient entraîné Ateo et son peuple vers la mort. Il était certain de pouvoir le prouver un jour. C’est pour cela que ta mère et moi, nous avons accepté de ne rien dire. Je crois que sur le moment, nous aussi, nous avions besoin d’une échappatoire à cette vérité trop horrible… Mais avec les années, les œillères se sont déchirées. Nous ne pouvions pas reléguer plus longtemps au fond de notre conscience l’explication qui paraissait la plus plausible : Manaia disait vrai. Tous ces gens étaient morts par notre faute. La quête de ton père n’était qu’une illusion, destinée à fuir notre culpabilité dans tout ceci…
— Et ma mère ne l’a pas supporté.
— Non.
De longues secondes, je reste silencieux. À digérer ce secret que rien ne m’avait préparé à découvrir.
— Et Nasca ? je demande alors, abandonnant toute réserve.
Adam sursaute comme si je venais de l’électrocuter :
— Où as-tu entendu ce nom ? souffle-t-il.
— Qui est-ce ?
Adam me dévisage. Ses yeux hallucinés fouillent en moi, possédés par une horreur dont je ne peux imaginer l’ampleur :
— Nasca était le fils de Manaia, répond-il très lentement. Les indigènes n’avaient pas de notion de parentalité, contrairement à nous. Ils se considéraient tous comme frères et sœurs, et élevaient leurs enfants en commun. Mais Manaia, pourtant, avait toujours témoigné un lien particulier avec Nasca. C’est pourquoi nous étions persuadés qu’il était bien son père biologique.
— Que lui est-il arrivé ?
— Manaia nous a tout raconté. Il a osé se rebeller contre son chef uniquement lorsqu’Ateo a exigé que Nasca se rende aussi dans le Pacifique. Manaia refusait de conduire son propre fils à une mort certaine.
— Et alors, que s’est-il passé ?
Adam avale sa salive. Chaque mot qu’il prononce semble planter des clous dans sa chair :
— Ateo a frappé Manaia et a noyé l’enfant.
Le silence qui s’ensuit alourdit l’atmosphère. Jusqu’à ce qu’Adam reprenne :
— Ton père était persuadé que Manaia disait vrai. Que Nasca était le fils qu’il avait conçu avec une Vilaa. Il comptait sur les traces de son ADN pour le prouver, mais… ça n’a jamais rien donné.
— Comment a-t-il pu croire de telles choses ?
— Tu n’as pas idée de ce dont l’esprit humain est capable de se convaincre pour échapper à la souffrance.
Je songe au bracelet que j’ai ramassé sur l’île Blackney : un bracelet d’enfant, abandonné sur une paillasse au plein cœur de la forêt.
— Est-ce que tu comprends ce que j’essayais de te dire maintenant ? m’interpelle soudain Adam. Sur les choix que nous avons faits, et à quel point ils nous pèsent aujourd’hui ? Sur la nécessité de ne pas sacrifier notre conscience, quel qu’en soit le prix ?
J’admire l’aquarium à mon tour. Dans son sommeil, la créature tourne vers moi son visage si semblable au mien :
— La découverte d’un être comme elle n’en est que plus importante, je rétorque alors. Et les choix que vous avez faits ne sont pas les miens. Je n’ai pas à en endosser la responsabilité.
— Tout comme je n’ai pas à endosser la tienne.
Adam passe une main sur son visage parcheminé, et je réalise soudain qu’il est en larmes :
— Je ne supporterai pas le poids d’une nouvelle erreur, Sam, me supplie-t-il. Je t’en conjure, ne me force pas à l’endurer. Ne me force pas à te voir devenir tout ce que j’ai toujours regretté.
— Je ne suis coupable de rien. Cette créature est trop précieuse pour qu’on la perde, et nous n’avons aucune garantie qu’elle aille mieux si nous la libérons. Le meilleur endroit où elle puisse se trouver pour l’instant, c’est à nos côtés.
L’espoir meurt dans les yeux d’Adam. Une sirène d’alarme s’allume dans mon esprit devant le désarroi flagrant qu’il affiche. Jamais je ne l’ai vu dans un état pareil. Son haleine exhale une légère odeur de gin tandis qu’il se détourne de moi, son œil hagard braqué sur les écrans de contrôle de l’aquarium :
— Ta mère avait raison…, murmure-t-il. L’atrocité n’a jamais de fin. Toutes les atrocités passées engendrent les atrocités futures, comme une sorte d’inceste monstrueux. Nous t’avons détruit. Et désormais, c’est à toi de détruire…
— Adam, je ne comprends rien à ce que vous dites.
— Le passé me regarde aujourd’hui, et il me sourit d’un air ironique. « Voilà ce que tu as fait, Adam », me dit-il. « Voilà ce que tu as provoqué. Tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même, c’est tout ce que tu mérites ».
— Adam…
— J’avais prévu d’être tout seul pour faire ça. Mais finalement, c’est peut-être mieux que tu sois là.
Mon cerveau bute sur ces paroles. L’instinct qui me crie depuis le début que quelque chose est anormal se met à hurler : « Regarde ! ». Alors seulement, je comprends ce qui me paraissait si étrange. Le sas qui conduit à l’aquarium est rempli d’eau, sa porte intérieure grande ouverte. Je réalise trop tard ce qu’Adam s’apprête à faire :
— Pardonne-moi, lance-t-il en me transperçant droit dans les yeux.
Puis il presse de toutes ses forces l’un des boutons du tableau de commande. Les pompes de l’aquarium s’activent en grand. Le panneau extérieur du sas bascule. Le Pacifique se déverse à l’intérieur de l’Achéron. |