Dès le lendemain, l’équipe est informée des nouvelles directives. L’Achéron jette l’ancre une dernière fois dans le port de Guam pour permettre à chacun de se préparer en vue d’un séjour prolongé au large. Je n’emmène que l’Orpheus. Il fera le voyage avec nous, soigneusement amarré à la coque auprès d’Hadès et Perséphone. Ophélie, elle, déménage toute sa collection de plantes.
En début d’après-midi, nous sommes tous prêts. Nous laissons derrière nous les plages paradisiaques de Guam et nos petits pavillons de bois pour la promiscuité de la vie en mer. Les membres d’équipage inclus, nous sommes plus d’une centaine à bord de l’Achéron, véritable fourmilière embarquée sur l’eau pour un temps indéterminé. En plus de mes déductions de la veille, je ressens l’excitation du départ. La mission Challenger Deep prend réellement des allures d’expédition. C’est encore une fois un vieux rêve d’enfant qui se concrétise : je me vois tel le capitaine d’un navire corsaire, prêt à débusquer mille trésors au péril de ma vie jusqu’aux tréfonds des sept mers. J’aimerais brandir un sabre, mais le protocole de sécurité du CNRS n’apprécierait sans doute pas. À défaut, je déploie ma longue-vue vers l’horizon : une antiquité que j’ai marchandée à la brocante de Guam, et qui me renvoie une image étonnamment nette du lointain.
— Tu as oublié ton tricorne ? glisse Ophélie en s’accoudant au bastingage juste à côté de moi.
— Et mon cache-œil. Sans parler de ma jambe de bois.
— Ta bouteille de rhum.
— Mon perroquet.
— Ton crochet !
Nous échangeons un sourire, vivifiés par le vent du large et la pluie légère. Je capture Ophélie par la taille :
— Au moins, je n’ai pas oublié ma prise de guerre.
— Qui est une prise de guerre ? s’exclame-t-elle. Prends garde à toi. Je suis une sirène. Tu as intérêt à ne pas me contrarier si tu ne veux pas que je t’attire vers les récifs.
Je l’embrasse sur la joue. Ses paroles me laissent songeur malgré moi. Je n’ai jamais beaucoup pensé aux sirènes, pas même lorsque j’étais enfant. Les contes de fées ne me passionnaient pas. Je préférais les récits incroyables de Jules Verne, avec ses vingt mille lieues sous les mers. S’il savait… Ses idées les plus folles aujourd’hui, nous les avons réalisées.
Toujours est-il qu’avant d’apercevoir ma créature aux abords de Guam, il ne m’était jamais venu à l’esprit d’associer les histoires de mon père aux sirènes. Bien sûr, en tant qu’ethnologue, c’était un rapprochement que lui-même avait déjà effectué depuis des années, et sur lequel il avait abondamment disserté. Mais dès l’adolescence, j’avais toujours fait tout mon possible pour me tenir éloigné de ses travaux. Je voyais dans sa passion pour la mythologie une tentative de poursuivre les écrits de Joseph Campbell : le monomythe, la circulation des idées dans les civilisations antiques, la conscience collective… Comment une légende apparue dans la Scandinavie médiévale des siècles auparavant pouvait-elle également se retrouver sur une petite île du Pacifique isolée de tout autre peuplement ?
Des questions fascinantes, à n’en pas douter. Mais je laissais cela aux recherches de mon père. À l’époque, je ne rêvais déjà que d’abysses et de mondes cachés. Je n’en avais rien à faire de ces indigènes disparus quand j’avais cinq ans, et auxquels mon paternel avait choisi de consacrer sa vie, plutôt qu’à sa famille. Quelque part, c’était une forme de revanche. J’étais depuis longtemps convaincu que le suicide de ma mère avait quelque chose à voir avec l’obsession de mon père pour l’île Blackney. Je n’aurais su dire exactement pourquoi, une simple intuition. Ma mère faisait partie des trois chercheurs à la tête de la mission Sentinelles, après tout. Mareve Temauri. Historienne renommée, spécialiste de l’Océanie. Dévastée après la disparition des indigènes. Mon père s’était plongé dans le mystère, tandis qu’elle… Je ne sais pas vraiment ce qu’elle avait fait. Elle s’était plongée en elle-même, jusqu’à ne plus jamais pouvoir en remonter.
— Quand est-ce que nous arriverons ? demande soudain Ophélie, inconsciente de mes réflexions.
— Demain en début de matinée.
À sa vitesse de croisière, l’Achéron peut atteindre vingt-sept nœuds, soit cinquante kilomètres-heure. Moins rapide que le capitaine Nemo et son Nautilus. Si je pouvais posséder un engin pareil…
Nous n’effectuerons pas de plongées tout le temps que durera le trajet. Les bathyscaphes ne pourraient pas maintenir une telle allure, et je ne désire pas ralentir notre course. Les eaux sous nos pieds sont d’un noir absolu tandis que les rivages de Guam s’éloignent à l’horizon. Nous remontons le long de la fosse des Mariannes, tels Ulysse et ses marins en équilibre au-dessus de la gueule de Charybde. Apercevrons-nous les sirènes, nous aussi ?
Le long du chemin, nous distinguons l’une après l’autre les différentes îles qui composent les Mariannes du Nord. Tout d’abord Rota, surnommée « l’île paisible », avec ses falaises de forêt tropicale et ses eaux turquoise. Puis Aguijan, une île corallienne inhabitée, auprès de laquelle gravite tel un satellite solitaire le rocher de Naftan Rock. Quelques kilomètres plus au nord viennent les deux plus grandes îles de l’archipel, et également les deux dernières à être peuplées : Tinian et Saipan. Atoll surélevé d’environ cent kilomètres carrés, Tinian s’est rendue célèbre durant la Seconde Guerre mondiale pour avoir servi de base aérienne aux bombardiers chargés des attaques nucléaires d’Hiroshima et de Nagasaki. Elle reste un important avant-poste militaire, même encore aujourd’hui. Saipan, quant à elle, abrite quatre-vingt-dix pourcents de la population totale des Mariannes du Nord, soit quarante-huit-mille habitants. Elle est récemment devenue un haut lieu du tourisme, avec ses plages de sable fin et ses récifs envahis de merveilles aquatiques.
Au-delà, toujours plus au nord, on ne trouve plus qu’un chapelet d’îles éparses, quasiment toutes volcaniques, dont la superficie ne dépasse jamais cinquante kilomètres carrés : Farallon de Medinilla, Anatahan, Sarigan, le banc de Zealandia, Guguan, Alamagan, Pagan, Agrigan, Asuncion, les îles Maug, et enfin, Farallon de Pajaros, à près de huit-cents kilomètres au nord de Guam.
Il faut ensuite patienter pendant plus de deux-cent-cinquante kilomètres, soit une petite nuit de sommeil, avant que ne s’offre finalement à nos regards le relief acéré de l’île Blackney.
Je ne m’en suis jamais approché d’aussi près. Ma carrière de chercheur a eu beau m’emmener aux quatre coins du Pacifique, je n’ai jamais vu de l’île Blackney que des photographies et d’anciens reportages, datés de l’époque où il était encore autorisé de survoler le territoire. Évidemment, mon père possède le plus grand fonds documentaire sur Blackney au monde. Il serait probablement capable de cartographier l’île entière de mémoire. Je ne pourrais pas en dire autant, mais les falaises accidentées qui émergent soudain à travers ma longue-vue éveillent en moi un désagréable sentiment de familiarité.
Loin de la terre désolée que dessinent les rumeurs, Blackney impressionne par la vie luxuriante qui s’en dégage. Aujourd’hui, il est interdit d’approcher à moins de cinq kilomètres de ses rivages, et pourtant, à une telle distance, il est déjà possible d’apercevoir les nuées de volatiles qui tournoient autour du volcan central dans un ballet infernal. Ria, « le Terrible », domine le paysage, avec ses pentes noires parmi les plus abruptes au monde, et ses fureurs aussi imprévisibles que l’océan. Ce matin lorsque nous arrivons, la gueule en forme de cône du monstre fume légèrement. D’après les calculs des vulcanologues, Ria n’a pas connu d’éruption majeure depuis presque deux mille ans. Durant ce laps de temps, un bouchon s’est formé à l’intérieur de son cratère : plus de dix kilomètres de roche volcanique solidifiée, qui retiennent le magma en fusion prisonnier à l’intérieur. Le jour où Ria se réveillera pour de bon, ces dix kilomètres de roche seront propulsés dans les airs à une vitesse cataclysmique, décapitant le volcan tout entier, et Blackney sera ensevelie sous les cendres. Les indigènes de l’époque avaient-ils conscience qu’un tel danger planait au-dessus de leurs têtes ? Eux qui vénéraient l’eau, que pensaient-ils de ce géant de feu endormi sous leurs pieds ?
Heureusement pour nous, Ria ne manifeste aucune velléité de revanche aujourd’hui. Sa silhouette fracturée culmine à mille-deux-cents mètres de hauteur, ce qui en fait le point le plus élevé des Mariannes. Toutes ensemble, les îles de l’archipel forment les sommets émergés d’une immense chaîne volcanique longue de mille kilomètres, dont les racines se perdent dans les entrailles de la fosse.
L’origine volcanique des sols a d’ailleurs contribué à l’extraordinaire fertilité de Blackney : une jungle ininterrompue revêt Ria d’une étole de verdure, d’autant plus éclatante contre le teint noir du géant. Les sables adoptent quant à eux une coloration rouge intense, due à leur forte teneur en soufre et en fer, jusqu’à leur rencontre avec l’azur de l’océan. Ces contrastes si particuliers ont accentué, si c’était encore nécessaire, l’apparence profondément étrangère de Blackney : l’île extra-terrestre. Il n’existe pas d’autre mot pour décrire le mélange d’émerveillement et d’inquiétude qu’elle suscite. Quelque part, cela me rappelle ma propre attirance pour les fonds marins. Plus que jamais à cet instant, j’ai la sensation de comprendre mon père, ses lubies, et ce n’est pas forcément une bonne chose. Blackney se dresse là devant nous comme elle s’est toujours dressée : silencieuse, inaccessible, jalouse des mystères qu’elle renferme. Si nous la laissons nous captiver trop longtemps, elle nous avalera sans doute nous aussi. Tels les indigènes il y a vingt-sept ans, il ne restera de nous aucune trace, ni aucune réponse à trouver. En fin de compte, c’est peut-être bien l’île Blackney elle-même, la sirène que je recherche.
— Regarde ! s’écrie Ophélie en m’agrippant violemment par l’épaule. Encore un autre !
Depuis que Blackney s’est profilée à l’horizon aux premières lueurs de l’aube, il n’y a plus moyen de la décrocher de ses jumelles. La pluie perpétuelle a transformé ses boucles blondes en une forêt vaporeuse, au moins aussi dense que la jungle au loin. Elle ne prend la peine de s’abriter que pour consigner à une vitesse frénétique la plus infime de ses observations. Cela fait maintenant deux heures qu’elle dessine et décrit dans les moindres détails une espèce de dindon abominable, recouvert de peluches, qui s’agglutine sur la plage par groupes de vingt-cinq. Et bien sûr, c’est moi qui tiens le parapluie.
— Tu peux le pencher un peu plus bas, s’il te plaît ? me demande-t-elle de sa jolie voix claire. Tout le monde ne mesure pas ta taille.
— Tu en as encore pour longtemps ?
— Juste deux minutes.
Deux minutes… Ophélie et moi n’avons visiblement pas la même conception du temps :
— Si jamais Adam vient me répéter que je n’ai pas assez de considération…
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Rien du tout.
Je souris pour moi-même. En vérité, je ne peux réfréner une certaine excitation à la vue de ces rivages interdits. La curiosité du chercheur, comme toujours. Je songe à mon père, qui crèverait d’envie de me savoir ici. Cela aussi est satisfaisant. Comme une petite cuillerée de miel sur une gorge en feu. Je savoure ma métaphore tandis qu’Ophélie me broie pour la énième fois le bras :
— Sam ! Un autre !
— Oui, un autre…
— Je suis sûre que je pourrais écrire un super article là-dessus.
— Bien sûr. Je vois d’ici le titre : « Monstres gloussant sur l’île Blackney » !
Elle se tourne vers moi d’un air contrarié :
— Ce n’est pas drôle. Si tu ne m’en crois pas capable, dis-le franchement.
— Mais je n’ai jamais dit ça ! Ce sont tes amis qui sont affreux, c’est tout.
— Ils sont fascinants.
Je me garde de la contredire. Après tout, la plupart des créatures abyssales que j’étudie ne sont pas réputées pour leurs qualités esthétiques.
Nous ne sommes pas les seuls à profiter de cette vue inédite sur Blackney : tout le long du bastingage, l’équipe scientifique et la moitié de l’équipage se sont rassemblées pour découvrir cette fameuse île fantôme, sans doute l’île la plus célèbre du Pacifique. Beaucoup des marins qui nous accompagnent n’y ont, comme nous, jamais posé les yeux auparavant. Un véritable trésor caché au beau milieu de l’océan. Quel en sera le prix ?
— Nous avons reçu un message radio de la part des gardes-côtes américains, m’annonce le capitaine par-dessus mon épaule.
C’est un homme d’une cinquantaine d’années, à la carrure de colosse, dont les cheveux blonds tirés en arrière et les muscles travaillés évoquent le soleil de l’Australie. Ses yeux très bleus fouillent constamment les abords à la recherche de ces abysses dont nous parlons tant. En bon marin, il éprouve un profond respect pour l’océan, ce qui suscite pour notre mission un intérêt et une entente mutuels :
— Ils nous ont vus et tiennent à ce que l’on sache qu’ils nous ont à l’œil, complète-t-il.
— Très bien. Vous pouvez leur assurer que nous n’avons pas l’intention de nous approcher de l’île, de toute façon.
— C’est déjà fait, mais ça ne les empêchera pas de nous surveiller, vous le savez bien.
— Qu’ils surveillent. Ça leur donnera quelque chose de nouveau à observer.
D’un signe du menton, je désigne les dindons qui se pavanent toujours sur la plage. Le capitaine rit et s’en va.
— Quand est-ce que tu comptes agir ? m’interroge alors Ophélie sans détourner les yeux de ses jumelles.
— Au crépuscule. Puisque notre créature est capable d’évoluer à des profondeurs très espacées, cela signifie sans doute qu’elle est sensible au cycle jour/nuit. Nous la surprendrons davantage si nous apportons une pleine lumière juste après le coucher du soleil.
— Et tu crois que ça suffira à l’attirer ?
— Je l’ignore. Peut-être que cela aura l’effet inverse, qui sait. Nous allons aussi suspendre des appâts aux sous-marins pour la tenter.
— Quel genre d’appâts ?
— Une créature de cette taille, aussi rapide et à une telle profondeur, ça a sans doute besoin de beaucoup d’énergie. Mais la nourriture est rare dans les abysses, donc peut-être a-t-elle trouvé un moyen de réguler son métabolisme. À moins qu’elle ne chasse en eaux moins obscures… À tout hasard, je lui ai préparé un petit assortiment des espèces les plus communes dans le Pacifique : saumons, thons, sardines, quelques crustacés…
— Un banquet de choix. Elle en a de la chance.
— Ça m’a quand même coûté deux-cents dollars au marché de Guam.
— Eh bien ! Tout le budget de la mission y est passé !
— Pratiquement.
Nous sourions à nouveau, unis par une complicité naturelle, tandis que sur le pont, tous s’apprêtent à repartir en quête de créatures légendaires.
À la nuit tombée, Perséphone inaugure notre première plongée dans cette partie septentrionale de la fosse des Mariannes. Je me suis réservé le droit d’y participer. Je m’associe avec Louis : une manière de me faire pardonner pour mes incartades de la dernière fois. Je sais qu’avec lui à mes côtés, il me sera impossible de commettre la moindre entorse au règlement. Et puis de toute façon, je n’ai pas vraiment osé reparler à Adam depuis notre petite scène sur le pont.
Nous descendons rapidement, attirés par le lest et la force de gravité, jusqu’à des profondeurs qui me semblent étrangement plus sauvages que celles que nous avons explorées ces huit derniers mois. Peut-être ai-je fini par m’habituer à cette partie de la fosse qui borde le port de Guam, tandis que les alentours de l’île Blackney me sont totalement inconnus. Le gouffre paraît plus abrupt, ici. Ses parois fissurées de toutes parts invoquent des combats de géants, le choc de haines titanesques dirigées l’une contre l’autre il y a des siècles, dans l’antre d’un Léviathan disparu depuis longtemps. Toute une histoire géologique se dessine autour de nous alors que nous sombrons toujours plus profondément, aussi bien dans l’espace que dans le temps. Le sol au fond de la fosse nous apparaît soudain, plus noir que le cœur d’un démon, noir comme la roche volcanique de Ria. Son étendue plane se brise en un millier d’échardes pointées vers la surface. On dirait les écailles d’un serpent. Un serpent aux dimensions de l’océan. Une divinité ensevelie là, inchangée depuis des millions d’années, sans visage et sans nom, inconnue du monde des hommes. Elle vit toujours, pourtant. Il serait une erreur de la croire éteinte. Elle sommeille, éternelle, dans l’attente de l’explorateur qui sera suffisamment téméraire pour la réveiller. Sommes-nous ces hommes-là, Louis et moi, aujourd’hui ? Tandis que nous descendons dans notre capsule de métal, avec nulle autre arme qu’un filet de pêche et la lumière née de la surface, oserons-nous révéler ces forces endormies ? Je les sens presque partout autour de nous : un œil unique, sans limites, braqué sur notre sacrilège, et nous deux, profanateurs, nous nous offrons en sacrifice à l’abîme.
Je frissonne.
— Tout va bien ? s’enquiert Louis.
Lui non plus ne semble pas très rassuré par ce qu’il voit, et je me souviens tout à coup que le pauvre est claustrophobe. Compressé à deux dans une sphère en acier d’un mètre cinquante de large, par onze mille mètres de fond, il garde valeureusement son calme. Il sait pourtant tout comme moi qu’au moindre problème, aucune échappatoire n’est possible :
— Ça va, je réponds, la gorge serrée. Je ne m’attendais pas à ce que ce soit aussi impressionnant, c’est tout.
— Ça n’a rien à voir avec le sud de la fosse. On dirait presque un autre océan.
— C’est vrai… Tout est tellement immense.
Par endroits, les plaques de roche agglomérées m’évoquent les murailles effondrées d’une cité engloutie. Quelles tensions ont bien pu les projeter ainsi, jusqu’à ce qu’elles se fondent en un magma d’épines tranchantes ? La nature est-elle capable d’une telle violence silencieuse, là dans le secret de ses eaux ? La réponse est oui, bien sûr. Un oui sans cesse renouvelé, et qui ne cessera jamais de m’émerveiller.
— Le radar ne détecte rien, m’informe Louis tandis que nos caméras restent désespérément fixées sur du vide.
— On ne pouvait pas s’attendre à gagner du premier coup. Rapprochons-nous de l’île.
— Mais, les gardes-côtes…
— … ne peuvent pas surveiller nos mouvements si loin sous la surface. Ils ne sauront jamais que nous sommes passés par ici.
— Au nez et à la barbe des ricains, alors ?
— Exactement.
J’enclenche les propulseurs. Nous progressons lentement vers les coordonnées de Blackney, chaque mètre gagné nous révélant un peu plus de ces salles immenses plongées dans le noir. On pourrait se croire à l’intérieur d’une grotte dont la gueule n’aurait pas de fond, ou sous une cathédrale aux voûtes vertigineuses. La roche est partout. Si les Anciens avaient pu voir de tels horizons, nul doute que le mythe de l’Atlantide serait toujours aussi vivace aujourd’hui. Les éclats torturés du sol sont autant de profils grimaçants sortis des ténèbres qui nous dévisagent. La lumière de nos spots révèle d’affreuses silhouettes en ombres chinoises, qui se tordent sur notre passage.
J’ai déjà entendu parler du mal des profondeurs. C’est une paranoïa qui se développe chez les sous-mariniers prisonniers sous la surface sur de longues périodes. Comme l’eau à l’intérieur d’un navire, la folie s’insinue dans leur esprit, doucement d’abord, et puis de plus en plus vite, jusqu’à ce que les victimes ne soient plus capables de distinguer le rêve du réel. Les hommes qui en ont souffert rapportent avec eux des visions de créatures mythiques, aussi grandes que des villes entières, surgies du précipice pour les engloutir. Des images de krakens, de calamars géants plus terribles que celui de Jules Verne, de baleines mangeuses de chair… Dix minutes au fond de la fosse des Mariannes me suffisent pour comprendre à quel point l’esprit humain peut vite basculer. Seuls dans notre bathyscaphe, Louis et moi, nous pourrions nous croire abandonnés à la merci des pires dangers. Chaque fissure de la fosse ressemble à un iris fendu tourné vers nous.
— Perséphone, crache soudain la radio.
Nous sursautons tous les deux. Quatre heures se sont écoulées en un éclair. Comme si le temps n’avait plus la même signification, ici… Il est pourtant essentiel à notre survie :
— Achéron, nous remontons, je déclare sans parvenir à dissimuler un certain soulagement.
— Très bien. Nous envoyons Hadès.
Il a été convenu à l’avance que les deux sous-marins opéreraient un roulement, de façon à ce que l’un recharge ses batteries pendant que l’autre replonge. Ainsi, nous aurons toujours un œil sur ce qui se passe au fond de la fosse.
Louis et moi effectuons l’ascension du retour en silence, trop absorbés par ce que nous avons vu pour ne serait-ce qu’en parler. J’en oublie presque ma déception de ne pas avoir trouvé la créature. L’intense malaise que j’ai ressenti, cette attraction magnétique, en plus de la sensation persistante d’être observé, ont suffi à me convaincre que je cherche au bon endroit. À la seconde où je pose le pied sur le pont de l’Achéron, je n’ai déjà plus qu’une envie : repartir.
Malheureusement, les jours suivants voient décroître cet enthousiasme. Tous mes collègues se montrent aussi sublimés que moi par la fosse, et pourtant, jamais l’océan ne nous a paru aussi vide. En une semaine, aucune espèce de poisson découverte, pas même un spécimen déjà connu. Cette partie de la fosse des Mariannes a l’air désespérément déserte. Les seuls résidus organiques retrouvés sont des squelettes de coraux et d’animaux morts depuis des siècles. Il ne semble y avoir de place que pour le minéral dans ce sinistre royaume. Nous avons élargi la zone de recherche autour de l’île Blackney pour aboutir partout au même résultat : sur un périmètre de cinquante kilomètres aux abords de l’île, le Pacifique est stérile. Une anomalie de la nature suffisamment notable pour me garder éveillé toutes les nuits.
Mes rares instants de répit sont peuplés de cauchemars. Je descends au fond de la fosse, et j’aperçois la population de l’île Blackney qui me contemple, la peau en lambeaux et les orbites creuses, leurs longs cheveux noirs ondulant dans le courant tels les voiles d’un vaisseau fantôme. À chaque plongée de l’un des sous-marins, je m’attends à ce que l’on découvre leurs cadavres rongés jusqu’à l’os, unis main dans la main dans une danse macabre jusqu’à la fin des temps.
J’en suis réduit au bout d’une semaine à dormir sur l’Orpheus. Je m’y sens plus à l’aise, même si la silhouette de l’île Blackney au loin n’en est que plus obsédante. Dès que je ferme les yeux, j’ai l’impression de percevoir le sable rouge de la plage sous mes pieds. Les vagues hurlent à mes oreilles, au milieu de la pluie et des cris des dindons d’Ophélie. Ria fume au-dessus de moi, tandis qu’à quelques dizaines de mètres à peine, la forêt m’appelle, hypnotique. Si je cède à sa voix, un chemin de terre s’ouvre sous mes pas. Il me conduit à travers une jungle qui a depuis longtemps repris ses droits sur les hommes. Le feuillage y est si dense que même la pluie et le soleil restent hors d’atteinte. La chaleur moite dilue tout ce qui l’entoure, y compris le village des indigènes qui n’est plus qu’un souvenir enfoui sous la mousse. Les typhons se sont occupés du reste. Le sentier, lui, se poursuit malgré tout. Il s’enfonce dans un lacis infernal, un labyrinthe de touffeur jusqu’au pied de la montagne. Là, la végétation s’écarte miraculeusement pour révéler une cavité naturelle à même la roche. Lorsque je m’y engouffre, je découvre une vaste salle circulaire, aussi large que la circonférence de Ria. Un trésor caché en dessous du volcan.
Au centre se trouve un lac, dont les eaux rougies de soufre bouillonnent depuis les entrailles de la Terre. Et au centre du lac, deux yeux verts fixés sur moi.
Je me réveille en sursaut, sous la pluie, la joue collée sur le fond transparent de l’Orpheus. L’espace d’une seconde, le déjà-vu est si fort que je n’ose pas décider si je rêve ou non. Mais les yeux sont bel et bien là, à dix centimètres de moi :
— Saloperie !
La mousson se déchaîne au-dessus de moi. Déjà la créature a disparu, mais je n’ai pas l’intention de me faire avoir deux fois à ce petit jeu : avant notre départ de Guam, j’ai installé sous la coque de l’Orpheus un large filet rétractable. Fin, transparent, ultrarésistant : l’atout parfait pour un piège aquatique. Il couvre une zone de quinze mètres sur quinze en dessous du bateau. Pour que j’aperçoive les yeux de la créature d’aussi près, elle doit forcément être dans le champ. Il ne me reste qu’à activer la commande…
D’un bond, je rejoins le poste de pilotage, dérapant sur le pont trempé, insensible à la houle. Le bouton se trouve juste là. Avec toute la force de mon poing, je frappe. Une brusque secousse agite la coque lorsque le filet se tend. Il a capturé quelque chose !
Je me rue à nouveau sur le pont, aveuglé par mes cheveux qui me tombent dans les yeux, mais je n’y accorde aucune importance. À plat ventre sur le fond transparent, je scrute les flots. Une silhouette massive se débat entre les mailles invisibles du filet :
— Je t’ai eue ! Je t’ai eue !
Soudain, la chose cesse de s’agiter. Comme si elle avait pu sentir ma présence, elle fonce droit vers la coque et se jette dessus : l’Orpheus tremble sur sa quille. Il tangue, se rattrape puis bascule à nouveau, tandis que la créature, encore et encore, inlassablement, s’abat sur la coque jusqu’à la faire chavirer.
Je tombe par-dessus bord. L’eau glaciale électrise mes sens. Autour de moi, c’est le chaos : la moitié de mes affaires se déverse en une pluie ininterrompue vers le fond de la fosse. Une tornade de bulles accompagne le bateau qui s’enfonce, torturé par les courants, paralysé par son ancre. Il me faut un petit moment pour revenir à la surface : l’Orpheus s’est entièrement retourné, et le filet tendu à craquer repose contre l’un de ses flancs. À l’intérieur, une forme argentée se débat toujours. Je ne parviens pas à distinguer ce que c’est sous la pluie battante, mais c’est inutile. Je sais qu’il s’agit de ma créature. Lentement, elle essaye de manœuvrer la nasse pour l’approcher des pales tranchantes du moteur :
— N’y pense même pas…, j’articule, toutes mes forces jetées dans un crawl rapide.
Elle me voit arriver. Ses efforts se font plus pressés, puis cessent totalement. Alors, je la sens me regarder dans les yeux. Elle choisit le seul mouvement susceptible de me surprendre : un saut en avant dans ma direction. Son poids me percute avec l’élan d’un bulldozer. Le naufrage, doublé de ce choc immense, suffit à me renvoyer trois mètres sous l’eau. Cette fois, je n’ai plus la force de remonter. Ma volonté hurle, mais le corps ne suit pas.
« C’est trop bête », je me surprends à penser tandis que l’océan m’emporte. « J’étais si près du but. Si près… »
Le manque d’oxygène finit par réveiller quelques fonctions dans mon esprit. L’apnéiste prend le relais, se concentre pour ne pas se noyer. Je nage en économisant mes mouvements. Incapable de distinguer le haut du bas, je laisse les lois de la physique me ramener vers la surface. Je me débats ainsi pendant plusieurs minutes, sans me soucier du courant violent qui m’entraîne loin de l’Orpheus, et je parviens enfin à émerger dans une nuée d’écume, à moitié inconscient, les yeux brûlants de sel et la chemise déchirée. Un sol tangible soutient mon poids. Je sens du sable sous mes paumes, doux et fin, et le fracas des vagues qui s’échouent sur une plage. Je comprends instantanément où je suis :
— Oh non…
Un seul regard, et je suis de retour dans mon cauchemar. Les dindons piaillent autour de moi. La forêt rugit sous l’emprise de Ria, et son appel m’arrache au sol alors qu’il ne me reste plus la moindre force dans les veines. Je titube tel un revenant. Au loin, j’aperçois l’Orpheus, toujours en équilibre la quille en l’air, jouet des flots. Impossible de vérifier si le filet est encore en place ou non. L’Achéron, lui, évolue à quelques encablures. L’averse le drape de voiles si épais que je ne distingue personne à son bord. Me verront-ils dans des conditions pareilles ?
« Et s’ils me voient, que m’arrivera-t-il ? », je songe avec une brusque pensée pour les gardes-côtes américains.
Une telle infraction aux interdits qui entourent Blackney pourrait mettre un terme définitif à ma mission. Voire pire : nous envoyer moi et toute mon équipe en prison. C’est pourtant le cadet de mes soucis pour le moment. À cinq kilomètres à peine, la créature s’agite peut-être dans son filet, enfin prisonnière, et je ne peux pas l’atteindre… Je suis condamné à rester planté là sur cette foutue plage, à attendre que les flics viennent m’arrêter sans rien comprendre à l’importance de ma découverte…
Hors de question. Je scrute l’horizon à la recherche d’une patrouille, mais je n’en vois aucune. Vite, avant que quiconque ne puisse me repérer, je cède à l’appel qui tire sur chacun de mes muscles et je cours jusqu’à la lisière de la forêt.
La végétation si particulière de Blackney m’accueille de son étreinte protectrice. Tout est si étrange ici que je ne sais plus où donner de la tête, alors je continue, je m’élance le long de ce sentier que je connais par cœur, jusqu’à ce que la plage ne soit plus visible derrière moi. Je n’ai plus qu’à espérer que la pluie effacera le reste de mes traces. Alors seulement, le cœur battant, je prends le risque de m’arrêter.
Le village des indigènes se dresse autour de moi, exactement comme dans mes rêves. Je reconnais la maison des ancêtres, l’espace dédié aux cuisines, et même l’atelier de sculpture où des éclats de bois épars adoptent grossièrement la forme d’entrelacs monstrueux.
Je retiens ma respiration, de peur de voir l’armée des morts débarquer. C’est stupide, j’en ai conscience. Mais tout est si réel. Tout est comme dans mon rêve. Je suis le premier à pénétrer ces lieux depuis le drame qui s’y est déroulé. Si mon père savait, à cet instant même… Si mon père savait.
Je décide de rester ici quelques minutes, jusqu’à ce que je reprenne suffisamment de forces pour refaire le trajet jusqu’à l’Achéron. Il faudra nager vite, et sous la surface autant que possible, pour éviter d’être repéré. Avec un peu de chance, la pluie couvrira ma trajectoire.
Dans l’intervalle, je regarde autour de moi, histoire de mettre à profit ma visite impie dans ces lieux abandonnés.
Il n’y a plus grand-chose à trouver. Quelques effets personnels. Des poteries. Un bracelet d’enfant oublié sur une paillasse. Je le saisis et le garde pour moi, sans trop savoir pourquoi. J’ai toujours eu l’esprit transgressif. Il y a quelque chose de follement satisfaisant à arpenter ce village où nul n’a eu le droit de poser le pied depuis presque trente ans. Ce que j’expérimente aujourd’hui, je l’emporterai avec moi, et pour moi seul. J’accumule un savoir que l’on refuse à mon père depuis des années.
« Sur son lit de mort, je le lui dirai », je songe avec un rictus d’anticipation.
Une pensée parasite me tire pourtant de ces réflexions. À la sortie du village, le sentier se poursuit. Il adopte la courbe sinueuse que j’ai déjà vue en esprit. Devrais-je le suivre ? Et s’il existait vraiment une porte sous la montagne ?
Je secoue la tête pour débarrasser mes cheveux des dernières gouttes de pluie. Tout semble plus étouffé ici. Le martèlement de l’averse ne me parvient plus, pas plus que le bruit des vagues. Je ne perçois plus que ma propre respiration, dans ce village désespérément mort, et le bourdonnement du volcan qui enfle comme une clameur.
Je l’entends. Une pulsation sourde, moite comme l’air qui m’entoure. Et puis une autre. Un battement de cœur, terriblement organique, venu des profondeurs de Ria.
Je choisis de suivre le sentier. Il a presque intégralement disparu sous l’humus et les lianes, mais j’y trouve malgré tout mon chemin comme si je l’avais déjà parcouru dans une ancienne vie. Lorsque la caverne se révèle à moi après une courte marche, je ne suis même pas surpris. Le lac m’attend à l’intérieur, avec ses eaux rouges et son odeur de soufre, mais cette fois, nul n’est là pour m’observer. Les occupants de cette grotte sont partis depuis longtemps. Ils n’ont laissé derrière eux aucune sculpture, aucun signe des croyances qu’ils associaient à ce lieu hors du commun. Seul un miroitement étrange sur le sol, accompagné d’un craquement, me livre une réponse en forme de point d’interrogation. Des écailles gisent çà et là dans la poussière écarlate. J’en ramasse une poignée : elles sont rêches et ternies par les années. À première vue, je n’y reconnais aucune espèce de ma connaissance, mais je ne suis pas au mieux de ma forme pour en juger. À tout hasard, je les fourre dans ma poche de jean à côté du bracelet, puis je ressors dans la torpeur de la jungle. Ce que j’ai vu me hante. Comment ai-je pu rêver de cette caverne où je n’avais jamais mis les pieds ? Comment ai-je pu trouver si facilement mon chemin dans cette jungle obscure ?
Je renonce à ces questions pour l’instant. Après tout, je suis peut-être en état de choc. Inconscient sur la plage, ou pire encore, sous l’eau. Prisonnier de mes cauchemars jusqu’à mon dernier souffle. Pour autant que je le sache, je suis peut-être déjà mort.
« Voilà qui est très productif, comme raisonnement… »
Je prends le parti de ma conscience. Mort ou non, je retrace le chemin de la forêt en sens inverse et choisis de suivre la lisière des arbres jusqu’au littoral nord de l’île, là où je serai le moins visible. Si les gardes-côtes sont de sortie, ils auront logiquement leurs jumelles braquées sur l’Orpheus et l’Achéron. J’aurai un peu plus de trajet à parcourir, mais moins de chances d’être aperçu.
Une inspiration plus tard, je jette mes forces dans une brasse sous-marine sur plusieurs dizaines de mètres. Pas mal, pour un macchabée. Je continue jusqu’à ce que la pression soit trop importante, alors seulement, je reprends mon souffle une demi-seconde, juste le temps de me repérer et de rectifier ma trajectoire jusqu’à l’Achéron.
Je peux féliciter le marin responsable de la vigie ce jour-là : par une pluie torrentielle au beau milieu du Pacifique, il finit par me détecter alors que je suis encore à deux kilomètres de l’Achéron. À chaque remontée, j’entends les cris et les cloches du bateau qui s’active en tous sens, avec à sa tête le capitaine, qui se demande sans doute que faire : envoyer des secours, ce qui violerait sciemment le périmètre de sécurité de l’île Blackney, ou attendre que je les rejoigne ? Je tente de leur signaler que je vais bien, et, à mon grand soulagement, ils semblent opter pour cette dernière solution. On me lance des bouées et des cordes pour me hisser à bord. Quasiment tout l’équipage s’est rassemblé sur le pont pour observer une fois encore le chef de leur mission rentrer de l’une de ses plongées suicidaires. Lorsqu’Adam et Ophélie se dirigent vers moi mains tendues, prêts à protester, je ne les laisse pas ouvrir la bouche :
— La créature, j’articule en frissonnant d’épuisement, le doigt pointé vers l’Orpheus. J’ai capturé la créature. |