Je me souviens du jour où je l’ai ressenti pour la toute première fois. J’avais douze ans. Trois jours plus tôt, ma mère s’était suicidée dans les eaux noires du Pacifique. Elle avait pris son bateau, un parpaing et une corde, et elle s’était laissée sombrer au fond de l’océan. Elle avait écrit un mot, pour qu’on ne la recherche pas. « Désolée, Taoa Huna ». Désolée. Rien d’autre.
Ce jour-là, je suis descendu sur le ponton, à quelques centaines de mètres à peine de la maison. Sans doute le chemin qu’elle-même avait emprunté. J’ai retiré mes vêtements l’un après l’autre sans me soucier d’être vu, et j’ai plongé tête la première dans les eaux vivifiantes de Tahiti. J’ai nagé pour m’éloigner du bord. Je ne sais pas exactement combien de temps j’ai nagé. Une heure ? Deux ? Mon corps ne ressentait pas la fatigue. Il se mouvait avec plus d’aisance que sur terre, comme s’il avait enfin retrouvé son véritable élément. Mon esprit, lui, me paraissait entièrement blanc. Je n’entendais qu’un vague sifflement qui remplissait mes pensées. Il s’insinuait derrière ma tête et grattait, grattait, grattait, jusqu’à ce que je finisse par m’arrêter en plein élan.
« Et si c’était là ? », me suis-je demandé. « Et si c’était là qu’elle s’était arrêtée, elle aussi ? Et si c’était là qu’elle avait plongé ? ».
Le souvenir de ma mère a envahi mon esprit, telle une vague fracassée sur la rive. Tout à coup, il n’était plus possible de l’éviter. J’avais beau patauger en plein océan, je la voyais là devant moi, aussi tangible que le sel qui me piquait les yeux. Ses longs cheveux noirs, luisants sous les reflets du soleil. Son visage aux courbes épurées, graciles. La tristesse pénétrante dans son regard de jais. Comment avais-je pu ne pas remarquer cette tristesse auparavant ? Ou peut-être avais-je choisi de ne pas la remarquer… Même si je n’avais que douze ans à l’époque, je devinais au fond de mon cœur que ma mère était différente. Les enfants sentent ces choses-là. Je pensais que ça ne la rendait que plus exceptionnelle, que je ne l’en aimais que davantage. Je me trompais. Ma mère était différente, parce que là où les autres mères voyaient l’avenir, elle voyait la mort. Ce n’était pas son fils qu’elle dévisageait lorsqu’elle posait les yeux sur moi, non. C’était un fardeau. Le poids dont elle devait se débarrasser pour passer de cette vie à la suivante.
Toutes ces vérités explosaient dans mon esprit tandis que je faisais du surplace, au beau milieu du Pacifique, à presque cinq kilomètres de la côte. Je me moquais du danger. Je me moquais du courant, de la fatigue, du froid, et même des requins qui tournoyaient peut-être sous la surface. J’avais nagé tout ce chemin, et je n’avais toujours pas trouvé de réponse. Mon cerveau hurlait : « Pourquoi as-tu fait ça ? Pourquoi as-tu fait ça, bordel de merde ?! Pourquoi tu m’as laissé ? ». Mes lèvres demeuraient closes. Depuis que ma mère était morte, je n’avais pas articulé un seul son. J’ignorais si j’en serais à nouveau capable. À quoi bon ? Que pouvait-il bien rester à dire ? Ma mère avait volé tous les mots avant de partir.
« Et si c’était là qu’était son corps ? »
Cette pensée, exhumée du plus profond de mon être, est remontée le long de ma colonne vertébrale tel un grand frisson. Je ne pouvais plus bouger. Et cependant, plus que jamais, je percevais l’océan autour de moi, en dessous de moi, avec sa gueule obscure et les milliers de secrets qu’il ne recracherait jamais. Ma mère m’apparaissait désormais comme une silhouette fantomatique perdue au fond de l’eau, condamnée aux ténèbres tandis que les poissons déchireraient sa peau, dévoreraient ses entrailles, crèveraient ses immenses yeux noirs. La colère et l’horreur en moi peignaient ce tableau cauchemardesque. Et pourtant, il fallait que je regarde. Je n’avais pas le choix.
Je n’avais jamais plongé aussi loin en mer auparavant. Tous les enfants de Tahiti sont initiés à ce sport dès leur plus jeune âge, mais je n’avais emporté avec moi ce jour-là que mon masque. Le temps d’une inspiration, et j’étais sous l’eau. Je n’oublierai jamais ce que j’ai vu.
Un gouffre démesuré s’ouvrait sous mes pieds. Un paysage si vaste que je ne pouvais l’englober, où que se portât mon regard. Le sol marin se dessinait vaguement, quelque part à soixante mètres de fond, avant de disparaître brusquement dans des abysses inimaginables. L’eau, à cet endroit, devenait si sombre que même le soleil n’y pénétrait pas. C’était comme fixer un trou noir. Entrez dans son attraction, et vous n’en ressortirez jamais. Je restais absorbé par ce trou noir. L’infinité de son œil vide s’insinuait en moi, aussi glacée que la mort de ma mère ; il envahissait mon cœur, mon nez, mes poumons, jusqu’à ce que je n’éprouve plus qu’une angoisse étourdissante face à l’immensité du monde. Je flottais au-dessus d’un univers entier dont je ne connaissais rien, et j’étais minuscule. Si minuscule. J’avais envie de me débattre, de crier, de vomir, je n’en pouvais plus de regarder, et pourtant, je ne pouvais me détourner. Je ne pouvais m’enfuir. Le monstre m’avait avalé.
Quelque chose s’est accroché à moi ce jour-là. Une horreur du vide, un vertige de l’esprit. La plupart des enfants craignent les démons endormis sous leur lit. Moi, je craignais le monde endormi sous la surface. Cette eau grise et glaciale, ce relief torturé de crevasses, d’à-pics et de pitons rocheux, abandonnés là, brisés tels les restes d’une cité colossale… Je revois encore la forêt d’algues onduler paresseusement au rythme du courant. Leurs longs doigts de verdure s’enrouler autour des rochers couverts de mousse. Les bancs de crustacés blanchâtres qui grouillaient comme une armée infernale, leurs petites pinces claquant vers moi, tournées vers un monde qu’elles ne pourraient jamais atteindre, le monde du dessus, le monde de la surface.
Il n’y a pas de mots pour décrire la terreur que cette vision m’a inspirée. J’en éprouve encore aujourd’hui un profond dégoût, et pourtant…
Nietzsche avait raison lorsqu’il disait qu’à force de plonger trop longtemps notre regard dans l’abîme, c’est l’abîme qui entre en nous. Ces abîmes silencieux ont capturé une part de moi ce jour-là. Un petit morceau de mon être qui s’est perdu tout au fond de l’océan, comme le corps de ma mère englouti à jamais. Ma fascination surpassait ma terreur. Je venais de découvrir qu’un autre monde gisait sous mes pieds ; un univers impitoyable dans son infini, son obscurité, sa froideur, trop grand pour que je puisse à nouveau l’ignorer. Je ne pouvais tout simplement pas retourner à la surface et reprendre ma vie comme si je ne l’avais jamais vu. Je ne le voulais pas. Une partie de moi était attirée par toute cette laideur, comme l’instinct qui nous pousse à plonger tout droit dans le précipice. Je contemplais l’étendue sans fin de l’océan, et j’y décelais un monde caché loin du regard des hommes, loin des étoiles et de la lumière du soleil, un monde rempli de mystères formidables et d’abysses sans fond qui ne demandaient qu’à être découverts, explorés, rêvés. Un monde plein de possibilités. Plus que la surface ne m’en offrirait jamais.
Je dois ma survie à un petit groupe de pêcheurs qui croisaient par hasard près de moi. Dans l’excitation du moment, j’avais abandonné toute notion du temps. J’avais plongé si profondément et pendant tellement longtemps que j’avais perdu connaissance. Je me sentais bien, là, sous l’eau. Avant le suicide de ma mère, j’étais déjà un enfant des flots. Je ne ratais jamais une occasion de nager des heures aux abords de Tahiti. Je m’étais même déjà fait remarquer pour ma rapidité et mes aptitudes en apnée. Jamais je n’étais plus épanoui que dans l’eau. À présent que ma mère était morte, plus rien ne me retenait sur terre. L’océan paraissait être le refuge idéal, celui qu’elle-même s’était choisi, après tout. Je ne voulais pas repartir. Je n’avais pas conscience de la brûlure dans mes poumons, ni du liquide qui s’y insinuait. Peut-être que c’était là ma place, en fin de compte. Peut-être qu’au cœur des ténèbres, je finirais par la retrouver.
On m’a repêché alors que j’étais presque mort. Selon les pêcheurs, j’aurais déjà dû l’être. Mon père est arrivé en catastrophe à l’hôpital, et, comme à son habitude, a déclenché un scandale jusqu’à ce qu’on lui permette de m’ausculter lui-même. Le grand Henri Luzarche. Ethnologue et médecin de son état, détenteur du prix Nobel.
Ce jour-là, il ne m’a infligé aucun sermon. Il ne m’a pas interdit de retourner dans l’eau. Il m’a simplement demandé pourquoi j’étais allé me perdre si loin au large, et pourquoi j’avais plongé. J’ai dit que ce n’était qu’un accident, que je ne m’étais pas rendu compte de la distance. La vérité, je ne pouvais pas la lui avouer. Je n’avais fait que répondre à un appel irrépressible. Quelque chose enfoui au fond de l’océan, au fond de moi, qui peut-être avait toujours été là, et qui ne se détacherait jamais. L’appel de l’eau.
Vingt ans plus tard, je le ressens encore. Il y a bien longtemps que j’ai quitté les rivages de Tahiti, mais le Pacifique lui ne m’a jamais quitté. Je le contemple à nouveau aujourd’hui, allongé à plat ventre sur le pont transparent de mon bateau, tandis que je dérive sans but sous un soleil de plomb. J’ai réalisé mon rêve d’enfant : l’abîme pour seul horizon. Si je me concentre suffisamment fort, j’ai presque l’impression de ne faire plus qu’un avec lui. Le remous des vagues, l’odeur fraîche et saline des embruns. Avec un peu d’imagination, je pourrais même croire que je respire sous l’eau, libre d’arpenter les infinies richesses de ce monde fantasmé, de plonger loin sous la surface, jusqu’à ces profondeurs inaccessibles…
Les eaux que j’explore aujourd’hui sont beaucoup plus noires que celles de Tahiti. Les rayons du soleil y pénètrent pour jouer avec les poissons l’espace de quelques mètres, après quoi, la fosse des Mariannes les avale. Heureusement, je dispose maintenant d’un matériel plus élaboré qu’un simple masque :
— Orpheus à Achéron, j’appelle en décrochant ma radio.
Quelques secondes plus tard, un grésillement me répond :
— Ici l’Achéron. Comment allez-vous, Orpheus ?
J’esquisse un sourire :
— C’est vous, professeur ?
— En personne ! Ça fait plaisir de t’entendre, Sam.
— Vous êtes arrivé depuis combien de temps ?
— Trois heures à peine. Le congrès de Sydney était interminable. Trop de gratte-ciels, pas assez d’arbres.
— Vous êtes au courant qu’il n’y a pas d’arbres non plus sous l’océan ?
— Juste ciel ! Aurais-je été mal informé ?
— Ne vous inquiétez pas, on vous trouvera bien quelques lichens à décortiquer.
— Tu me rassures. L’espace d’un instant, mes racines de botaniste ont tremblé.
— Accrochez-les solidement. J’appelais pour vous prévenir : les bancs de surface sont agités aujourd’hui. Généralement, ça indique que le temps va se gâter.
— Toujours pas ton pareil pour demander la météo aux poissons, pas vrai ?
— Toujours.
— Très bien. J’avertis les sous-marins, ne traîne pas trop de ton côté.
— Vous me connaissez. Orpheus, terminé.
Je retourne à ma solitude aquatique. À plusieurs kilomètres de là, au large, le navire explorateur Achéron, dépêché par le CNRS, se prépare à essuyer l’orage. Si on m’avait dit plus jeune que je servirais les mêmes maîtres que mon père…
Jamais la puissance de l’océan ne se mesure davantage que les jours de tempête. L’apocalypse ravage la surface, tandis que tout là-bas, dans les grands fonds, l’eau reste aussi calme qu’un lac. Ce fabuleux pouvoir d’inertie m’a toujours fasciné. Quelles forces titanesques peuvent bien se cacher dans les entrailles de la mer, pour anéantir ainsi les hommes sans trahir le moindre tressaillement…
Comme toujours, le poids formidable des abysses m’attire. Je rejoins en esprit ces poissons qui se réfugient dans les profondeurs, insensibles au danger. Peu importe la houle ou le vent. Les eaux sous mon ventre sont devenues complètement opaques. La fosse des Mariannes retient son souffle, pour une de ces épouvantables colères auxquelles le Pacifique nous a habitués.
— Orpheus ? crachote ma radio. Nos radars vous détectent. Vous n’êtes toujours pas rentré ?
Je ne me donne pas la peine de répondre. En plein océan, j’ai toute confiance. C’est mon univers. Il ne me fera jamais de mal. Et s’il souhaite me prendre, eh bien soit.
— Orpheus ?!
Le premier éclair zèbre le ciel. Une cathédrale de lumière s’abat sur la surface, éclate en dizaines d’arcs iridescents, puis s’effondre aussi vite qu’elle est apparue. L’espace d’une seconde, l’eau vire au bleu turquoise. C’est là que je l’aperçois. Une silhouette juste en dessous de moi, son regard braqué sur le mien, séparée par à peine quelques centimètres de plexiglas.
Je sursaute malgré moi. Le tonnerre roule ; l’obscurité retombe. Je demeure agenouillé sur le fond du bateau, les mains plaquées sur la vitre couverte de pluie, dans l’espoir de déchiffrer dans les flots une esquisse d’indice, une explication… La foudre frappe à nouveau, pour n’éclairer que du vide.
— Et merde !
Je me relève et cherche autour de moi. Mon matériel de plongée… Tout est resté chez Ophélie.
— C’est pas vrai…
La fureur de l’océan redouble. Une vague passe par-dessus bord et m’envoie valser contre le bastingage arrière. Il ne m’en faut pas plus pour me décider. Je prends tout juste le temps de retirer mes chaussures, puis je me jette à la mer, comme ce jour-là quand j’avais douze ans, comme ma mère avant moi.
Je nage directement vers le fond, le plus profondément possible, indifférent à la pression qui augmente rapidement contre mes tympans. Si j’étais un animal en fuite, c’est ce que je ferais. Se mettre à l’abri très loin sous la surface, loin de cet ennemi que l’on ne connaît pas, jusqu’à l’endroit où il ne pourra plus nous suivre…
Je peux bien adresser toutes les critiques que je veux à mon père, mais il y a bien une chose que je dois lui reconnaître : il a toujours encouragé ma passion pour la plongée. À seize ans, je devenais champion de France d’apnée. À dix-huit ans, avec douze minutes et cinq secondes d’immersion, champion du monde. Encore invaincu à ce jour. Une seule inspiration me suffit pour descendre à dix mètres de fond dans le noir total, à la recherche de cette vision…
L’orage déchire le ciel au-dessus de moi. Comme c’est étrange de l’observer d’aussi bas. On dirait une aurore boréale. Rien de plus que des banderoles luminescentes, absolument inoffensives, qui serpentent et tourbillonnent sur elles-mêmes. C’est juste assez de lumière pour que je la repère : la créature, à vingt mètres sous moi, qui s’enfonce de plus belle dès qu’elle m’aperçoit.
Elle ne ressemble à rien de ce que j’aie jamais connu. Au moins deux mètres de long, une peau pâle comme l’éclat de la Lune, et ces yeux…
Je dois fournir de plus en plus d’efforts pour la suivre. Maudit soit ce corps si inadapté à la vie sous-marine… Déjà, le courant me ramène vers la surface. Je n’ai pas suffisamment de force pour lui résister : l’océan me recrache, m’expulse à l’air libre tel un mortel indigne du royaume des dieux. C’est ce que je suis, après tout. Même l’orage ne veut plus de moi. Il s’éloigne vers les terres, avec pour seul vestige une pluie fine qui me brouille la vue. Et cette créature que je viens de perdre…
Non. Je connais parfaitement les coordonnées, c’est encore possible. Où est l’Orpheus ?
Le bateau tangue à environ deux-cents brasses de moi. Je force sur mes muscles pour le rejoindre et me hisser sur le pont. La radio continue de hurler des propos incohérents ; je l’envoie taire d’un coup de pied. Mes vêtements trempés me collent à la peau comme une mue poisseuse. Je n’ai pas le temps de m’en préoccuper. D’une secousse, je rallume le moteur et mets le cap vers la côte. Si je fais vite, je devrais pouvoir récupérer mon matériel de plongée et effectuer un premier repérage.
La fosse s’éloigne derrière moi, tandis qu’au loin se dessine le relief accidenté de Guam, l’île la plus méridionale de l’archipel des Mariannes. Si je continuais plus au nord pendant quelques jours, je pourrais rejoindre cette fameuse île Blackney qui hante mon père depuis toutes ces années. L’île fantôme… Plus personne n’a eu le droit d’y poser le pied depuis la fin de l’enquête. Et même les plus obstinés comme Henri Luzarche ont dû se résoudre à ce que le mystère demeure intact.
En tant que plus grande île des Mariannes, voire de la Micronésie tout entière, c’est à Guam que le CNRS a choisi d’établir son camp de base pour l’expédition que l’on m’a confiée. Challenger Deep : une mission d’exploration de la fosse océanique la plus profonde au monde, de sa faune et de sa flore, ainsi que de son évolution. À trente-deux ans et après de longues années d’études, c’est la première fois que l’on me charge d’un programme de cette envergure. Seize chercheurs se trouvent sous mes ordres, parmi lesquels des géologues, des ingénieurs, des naturalistes, tous versés comme moi dans les sciences de l’océanologie. Nous disposons pour nos travaux d’un grand navire-laboratoire, l’Achéron. Et de deux sous-marins, Hadès et Perséphone, qui assurent la liaison avec ces profondeurs que nous touchons presque du doigt… Depuis huit mois que nous sommes là, nous avons déjà découvert plus de trois-cents nouvelles espèces différentes. Les abysses sont loin d’être le désert mortel que l’homme avait toujours imaginé. Mais jusqu’à présent, rien de comparable à la créature que j’ai vue aujourd’hui…
Nous sommes logés à deux pas du port. De bonnes subventions nous ont permis le luxe de louer de petites maisons individuelles sur la côte. Rien de plus que des pavillons de bois peints en blanc, avec leur jolie véranda en avant du porche, si caractéristiques de l’architecture américaine. Un seul coup de vent pourrait suffire à les balayer… C’est dans l’une d’elles que je me rends en trombe, à peine mon bateau amarré, tandis que justement l’orage touche le rivage et s’y accroche.
— Où est-ce que tu étais passé ? m’interrompt une voix sur le pas de la porte.
Je me retourne :
— Ophélie…
Une jeune femme m’attend sur la balancelle à l’entrée, assise jambes croisées face à l’obscurité grandissante. Au milieu du climat équatorial qui nous entoure, elle dénote complètement. Ses cheveux vaporeux forment une couronne de boucles blondes autour de son visage en forme de cœur. Ses yeux grands ouverts, d’un brun lumineux, cherchent les miens pour crier leur inquiétude. La même franchise éclaire sa peau translucide, son petit nez retroussé, ses lèvres fines… À première vue, tout indique qu’Ophélie Lastolat n’est pas faite pour l’exploration en mer. Tandis qu’elle se lève à ma rencontre, trente centimètres de hauteur séparent encore sa silhouette fragile de la mienne. Et pourtant, elle est la biologiste la plus chevronnée que je connaisse.
— Où est-ce que tu étais passé ? répète-t-elle de sa voix cristalline. Et pourquoi est-ce que tu es trempé ? Tu étais censé partir pour une petite virée de quelques heures, rien de plus. Ça fait trois jours que je t’attends !
— Tu sais bien comment je suis.
— Tu aurais pu me prévenir ! Je me suis inquiétée !
— Tu t’inquiètes pour rien. Je ne fais que passer, de toute façon. J’ai besoin de mon matériel de plongée.
— Quoi, tu comptes repartir maintenant ?
— J’ai découvert quelque chose.
— Et ça ne peut pas attendre ? Ça ne mérite pas au moins quelques explications ?
Je l’écarte doucement pour pénétrer dans le salon. C’est une petite pièce claire et chaleureuse, ouverte directement sur la cuisine, où Ophélie a laissé libre cours à sa passion pour le monde végétal. Des plantes vertes de tous les horizons s’épanouissent au milieu des coussins et des livres empilés. Ici et là, quelques cartons envahissent l’espace, la plupart remplis d’affaires que je n’ai jamais pris la peine de ranger. Je préfère vivre sur l’Orpheus. Ophélie, heureusement, a accepté de tout stocker.
— Tu te souviens où j’ai mis mon matériel de plongée ?
— Dans la salle de bain. Ça fait plusieurs jours que tu étais supposé l’enlever.
— Je sais, je sais, désolé…
— Alors, tu vas me parler de cette grande découverte ?
Je monte à l’étage le temps de récupérer ma combinaison. Un masque, des palmes, une bouteille d’oxygène…
— Il nous reste de l’oxygène ?
Pas de réponse. Je finis par trouver ce que je cherche : une ultime bonbonne à moitié vide, coincée derrière la baignoire.
— J’y retourne, je déclare en dévalant les escaliers. Je te raconte tout plus tard.
— Sam ! Sam !
Je l’embrasse avant de partir. Mon sang bout d’impatience rien qu’à la perspective de me remettre à l’eau. La voix d’Ophélie me poursuit tandis que je regagne le port, mais plus rien ne peut m’arrêter maintenant : de nouveau sur l’Orpheus, j’avance droit vers la fosse. L’oxygène me permettra de descendre à cinquante, peut-être soixante mètres. Espérons que ce sera suffisant…
Arrivé aux bonnes coordonnées, j’enfile mon matériel et je plonge. La fraîcheur de l’océan me fait l’effet d’une douche froide. Enfin, j’agis. Enfin, j’ai les idées claires. Ma lampe frontale perce les ténèbres tandis que je me laisse sombrer doucement, en lutte contre cette douleur aiguë particulière aux hautes pressions.
Je ne distingue rien. Ma lumière dessine des voiles bleutés tout autour de moi. Les bancs de poissons si abondants avant la tempête ont tous disparu. Je descends vers le gouffre indiscernable sous mes pieds, ces abîmes si denses qu’aucun rayon ne vient jamais les éclairer, et le désespoir, lentement, s’insinue en moi. Il ne me reste que peu d’oxygène dans cette bouteille, et plus je sombre, plus ma consommation augmente. Je veux juste être sûr. Si seulement je pouvais l’apercevoir, rien qu’une deuxième fois…
Un signal d’alarme s’allume dans mon esprit passé les quinze premières minutes. Un réflexe de plongeur. Je suis descendu rapidement, mais la remontée, elle, sera beaucoup plus lente. Chaque dizaine de mètres sous la surface réclame un nouveau palier de décompression. J’entame malgré moi une brève ascension, sans quitter du regard ces abysses désespérément vides.
Je ne trouverai plus rien aujourd’hui. Je le sais avant même que l’oxygène ne commence à manquer. Le matériel pèse lourd sur mes épaules, comme pour m’obliger à rester. Mais je ne le peux pas. Je dois retrouver la trace de cette chose. Pour ça, il faut remonter à la surface, et respirer.
Lorsque je regagne le pont de l’Orpheus, l’épuisement de ces dernières heures me tombe dessus. J’aurais dû penser à emporter quelque chose à manger. Je navigue presque par automatisme pour rejoindre l’Achéron, où les sous-marins ont déjà dû émerger de leur visite aux Enfers.
— Sam ? m’accueille la voix incrédule du professeur Adam Redouté lorsqu’il m’aperçoit monter à bord.
— Les sous-marins sont revenus ?
— Pourquoi est-ce que tu n’es pas rentré au port ?
— Les sous-marins sont là ?
— Et pourquoi est-ce que tu es trempé ? Sam ? Tu es tombé par-dessus bord ?
— J’ai plongé. J’ai vu quelque chose, Adam…
— Tu as plongé ? Par ce temps ? Mais tu es devenu complètement fou ?
— Adam !
J’empoigne le botaniste par les épaules, rattrapé par l’urgence :
— Je vous dis que j’ai vu quelque chose. Pendant l’orage, une créature… Il n’y a pas une seule seconde à perdre. Elle m’a semé, mais si nous embarquons dans un sous-marin tout de suite, je suis sûr que nous pouvons la retrouver.
— Quelle créature ?
— Quelque chose que je n’avais encore jamais vu, professeur ! Elle avait…
Je secoue la tête, incapable de poser des mots sur l’impossible :
— On aurait dit un humain. Sauf qu’elle respirait sous l’eau, et qu’elle nageait. Comme une créature sous-marine.
— Ça n’a aucun sens…
Adam se dégage de mon étreinte, et c’est lui cette fois qui m’agrippe le visage pour m’examiner :
— Tu es resté combien de temps sous la surface ? me demande-t-il, critique.
— Ça n’a aucune importance ! Bon sang, je suis en train de vous dire que j’ai vu quelque chose !
— Oui, tu as vu une créature. Après avoir plongé au beau milieu d’un orage, sans préparation préalable, pendant Dieu sait combien de temps. Je me trompe ? Ta sclérotique est rouge. Tes yeux crient : « hypercapnie ». Trop de CO2 dans le sang.
Je recule brusquement :
— Je sais très bien ce que j’ai vu. Répondez à ma question maintenant : où sont les sous-marins ?
Il n’y a plus de patience dans ma voix. Adam a dû le sentir. Je l’autorise à rester sur cette mission à titre gracieux, mais c’est moi qui dirige et il en a conscience :
— Ils sont toujours au fond, finit-il par me dire.
— Quoi ? Quand pourront-ils être là ?
— Pas avant deux heures.
— Avant deux heures ?!
— À l’annonce de l’orage, ils ont préféré replonger… Ils doivent être à au moins huit mille mètres maintenant. Et de toute façon, depuis ton appel, on a reçu un nouveau message de la station météo. Les averses de ce matin n’étaient qu’un début. Toute la zone passe en alerte rouge jusqu’à samedi soir. L’Achéron a ordre de rentrer au port dès que les sous-marins seront remontés.
— Bordel…
La frustration me ronge comme un sel corrosif. Je ferme les yeux et me pince l’arête du nez, mais rien ne vient diluer cette rage à l’arrière de mon crâne :
— Je sais que vous ne me croyez pas, je reprends, plus acerbe que je ne le voudrais. Mais ce n’était pas une hallucination. Et ce n’était pas non plus une sirène de conte de fées. Cette chose était bien réelle : vous pensez vraiment que j’aurais plongé si je ne l’avais pas vue de mes propres yeux ?
— Que tu aies plongé, c’est bien ça qui m’inquiète. Est-ce que tu as songé une seule seconde à ce qui aurait pu t’arriver ? Et si l’orage avait empiré ? Et si l’Orpheus avait dérivé loin de toi ? Tout ça pour une créature que tu as cru apercevoir au milieu de la tempête… Qu’est-ce que tu espérais en la pourchassant comme ça exactement, à mains nues, et sans matériel ?
Je secoue la tête, exaspéré :
— Vous ne comprenez rien. Cette chose, si on parvenait à la capturer, ce serait notre plus grande découverte depuis…
— Et ça vaut la peine de risquer ta vie ?
Les paroles d’Adam me prennent de court. J’éclate de rire sans pouvoir l’empêcher :
— Bien sûr que oui. Vous êtes un scientifique, Adam. Vous le savez mieux que moi.
Adam ne répond rien. Ses yeux bleus perdus dans leur réseau de rides me dévisagent, cherchent en moi une énigme qui n’a pas lieu d’être. Nous nous connaissons depuis ma plus tendre enfance, lui et moi. Il a toujours été un ami proche de mes parents. Une figure paternelle à aimer, plus encore après la mort de ma mère. Physiquement, il est resté le héros de ma jeunesse : un éternel explorateur, avec sa peau basanée couverte de cicatrices, son sourire en coin, ses chemises fripées et ses bracelets de cuir. Quand j’étais enfant, il me racontait qu’il avait combattu un requin blanc à mains nues. Aujourd’hui pourtant, quelque chose a changé. Je crois reconnaître un peu de ma mère en lui. Et cela me donne envie de fuir.
— C’est la saison des typhons, déclare-t-il finalement. Même toi, tu ne peux pas te battre contre ça. L’Achéron a ordre de rentrer au port sur le champ.
— Mais la créature…
— Ta créature, Sam, ne va pas s’envoler en l’espace de quelques jours. Si elle existe bel et bien, elle fait partie de cet écosystème. Tu la retrouveras.
— C’est ça. Je n’ai que 175 000 kilomètres carrés à fouiller, vous avez raison. Sur onze kilomètres de fond.
— C’est le boulot que tu t’es choisi. Ça te fait un objectif, tu ne crois pas ?
— Heureusement que vous êtes là pour me donner un objectif…
— Arrête le sarcasme. Ça ne te va pas.
— Vous avez raison, ça vous allait mieux à vous. Je vous ai connu moins moralisateur.
Il encaisse le coup. Je m’en veux vaguement ; pas assez pour m’excuser.
— Depuis combien de temps est-ce que tu n’es pas rentré chez toi ? demande-t-il de but en blanc.
— Je ne comprends pas ce que ça a à voir avec tout ça…
— Depuis combien de temps est-ce que tu n’as pas dormi dans un vrai lit ? Mangé un repas convenable ? Est-ce qu’Ophélie sait où tu es, au moins ?
— Je vais très bien.
— Et elle, elle va bien ?
Je ne réponds pas. La colère me paralyse presque sur place. Je n’arrive pas à croire que nous restons plantés là, à parler de tout et de rien, alors que sous nos pieds, la créature s’enfuit peut-être à des kilomètres d’ici…
Adam saisit sans doute mes réflexions :
— Vois le côté positif des choses. Avec un peu de temps devant toi, tu vas pouvoir monter une vraie expédition. Tu prendras l’un des sous-marins, et si tu aperçois ta créature cette fois, elle ne t’échappera pas.
— Oui, je rétorque, amer. « Si » je l’aperçois.
— C’est déjà un espoir.
Je soupire. Je n’ai d’autre choix que d’obéir aux consignes de la station météo : lorsque Hadès et Perséphone reviennent des entrailles de la fosse, nous les amarrons et nous préparons à retourner au port. Ophélie m’attend toujours sur la véranda de la maison à l’heure où je finis par rentrer. Je ne trouve pas la force de répondre à ses questions. Je me couche directement cette nuit-là, la tête remplie d’ambitions frustrées, incapable de m’endormir. Je songe à tout ce temps perdu. Il s’écoule comme de l’eau prise entre mes mains. Qui sait quelles fabuleuses découvertes j’aurais pu accomplir, si seulement j’avais réagi un peu plus vite. Une créature unique, à l’aspect hybride, avec ses yeux si horriblement… conscients. Le doute n’a plus d’attaches en moi tandis que je la visualise à nouveau derrière mes paupières closes. Je sais qu’elle existe. Je l’ai vue. Tant que je resterai ici, je n’aurai de cesse de la retrouver. C’est un élan auquel je ne peux résister, un instinct qui me tiraille, là juste au creux de mon ventre, qui m’ordonne de chercher, encore et encore…
L’appel de l’eau. |