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Into the Deep
Par Natalea
Originales  -  S-F/Fantastique  -  fr
22 chapitres - Complète - Rating : K (Tout public) Télécharger en PDF Exporter la fiction
    Chapitre 12     Les chapitres     2 Reviews    
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Le cadavre

La créature repose sur un plateau métallique, dans l’atmosphère glacée du laboratoire de dissection du Résolu. Après l’incident dans l’aquarium de l’Achéron, la dépouille a été transférée sur le navire de Luzarche père, ainsi que tout ce qu’on a pu sauver des travaux de mon équipe. C’est une violation du protocole de confidentialité de la mission, bien sûr, mais nous pouvons difficilement faire autrement.

Toutes les données informatiques de la salle inondée sont foutues. Fort heureusement, en chercheur prévoyant, j’avais sauvegardé des copies de l’intégralité de nos découvertes sur mon ordinateur personnel. C’est peut-être la seule chose de bien que j’aurais accomplie durant toute cette débâcle… Tout juste avons-nous perdu quelques échantillons, auxquels nous avons désormais un accès illimité puisque la créature est morte.

La créature est morte. Je la regarde, étendue sous mes yeux, et je n’arrive toujours pas à y croire. Sa disparition a quelque chose de plus surréaliste encore que le suicide d’Adam, car sa présence en elle-même était déjà un défi pour l’esprit. Un miracle qui n’aurait jamais dû exister, un rêve vivant. Tout ceci s’en est allé. Dans la mort, l’énigme demeurera entière, et même si mon père se délecte sans doute de pouvoir planter la lame froide d’un scalpel dans ses chairs, je reste convaincu que cela ne nous en apprendra pas davantage que si nous avions pu la garder en vie. Bien au contraire. Une fois son cadavre dépecé de fond en comble, séquencé et analysé par l’esprit mathématique de dizaines de chercheurs et d’outils numériques, il ne subsistera plus rien de la créature. Guère plus qu’une carcasse conservée dans du formol, que l’on reléguera dans les arcanes obscurs du secret Défense, ou que les curieux viendront observer derrière la vitrine d’un musée sans que l’on n’ait aucune réponse à leur apporter. Un désastre pour la science, et pourtant, c’est loin d’être ce qui me désole le plus. Ce n’est que le début d’une liste interminable de conséquences qui plonge aussi profondément dans mon esprit que la fosse des Mariannes dans le Pacifique.

La chose qui se trouve devant moi n’est plus qu’un tas de chair inerte, préservé artificiellement par la chambre froide de la pièce. Un amas de cellules fragiles, que la décomposition réclame déjà, à peine identifiable. Voilà bel et bien mon œuvre, pourtant. Voilà ce que mes méthodes, inspirées de celles de Henri Luzarche en personne, ont fait d’elle.

La créature est méconnaissable. J’ignore ce qui lui est arrivé dans l’intervalle entre le geste d’Adam et sa découverte dans l’aquarium englouti, mais elle ne ressemble plus à la merveille extraordinaire que j’ai capturée. Sur toute la surface de son corps, ses écailles se sont effeuillées comme des paillettes de cendre. Son épiderme s’est craquelé de toutes parts ; il se soulève telle l’écorce d’une bûche carbonisée, chauffée à blanc, déchiré de lézardes et de crevasses qui entament profondément ses membres. On pourrait croire qu’un simple souffle d’air suffirait à disperser des particules par centaines, pour la réduire en poussière. Il n’en est rien. Cette desquamation intense, aussi hideuse soit-elle, cache un secret encore plus impénétrable : la peau torturée de la créature est devenue plus solide que de la résine. Une texture étrange, horriblement organique, comme si un liquide avait suinté de ses plaies pour durcir à l’air libre. Je n’ai jamais vu un tel phénomène dans toute ma carrière de chercheur. Visiblement, je ne suis pas le seul. Mon père, Ophélie, et les quelques scientifiques réunis autour de moi dans le laboratoire de dissection, tous sont plongés dans le silence abasourdi de la contemplation, et ils n’ont aucune explication rationnelle à proposer. Jusque dans la mort, la créature aura continué de nous surprendre, se soustrayant sans cesse aux prédictions du vivant.

Des prélèvements des écailles et de la substance ont déjà été effectués. Il ne reste plus qu’à attendre, dans une stupeur passive. Lorsque Louis vient frapper à la porte du laboratoire, on pourrait presque croire à l’interruption impie d’un blasphémateur en pleine veillée religieuse :

— Chef, dit-il, son éternelle bonne humeur ternie par le sceau du chagrin. Les enquêteurs sont là.

Bien sûr. Avec la mort d’Adam, et les circonstances particulières de son trépas, nous étions tenus d’avertir les gardes-côtes, qui eux-mêmes ont dépêché l’autorité la plus proche. Puisque nous sommes en eaux américaines, cela signifie la police judiciaire de Saipan.

Je fais coulisser le plateau métallique pour remettre la créature dans son casier de congélation. Le bruit mat de la fermeture résonne comme une sentence dans l’espace restreint du laboratoire.

— Faites-les entrer, j’indique à Louis, parfaitement conscient de l’état de faiblesse dans lequel je me trouve.

La culpabilité me harcèle tellement que je serais pratiquement prêt à m’accuser de la mort d’Adam. Si les officiers de Saipan tentaient de me convaincre de mon implication et décidaient de me passer les menottes aux poignets, je crois que je ne les en dissuaderais même pas.

Deux hommes franchissent le seuil de la porte. Ils ont comme moi le profil élancé des peuples d’Océanie : une belle carrure, le teint hâlé, des traits acérés et des cheveux noirs qu’ils portent très courts. Leurs regards trouvent immédiatement le mien :

— Samaël Luzarche ? m’interpellent-ils dans un anglais qui massacre mon nom de famille.

J’acquiesce sobrement. La moindre trace d’énergie semble s’être échappée de mon corps. L’entrevue qui s’annonce m’épuise d’avance, aussi pénible qu’inutile, puisque plus rien ne compte. Que m’importe la paperasse du suicide criminel d’Adam, à présent qu’il est parvenu à ses fins ? La créature est morte. Il n’y a plus rien d’autre à dire, et c’est pourtant la seule information que je ne peux délivrer à ces hommes :

— Vous êtes le chef de la mission Challenger Deep ? reprend le plus grand des deux, un colosse marqué par l’âge, dont le visage ne cache rien de sa suspicion.

— En effet.

— Et vous êtes également l’unique témoin de la mort du professeur Redouté, c’est cela ?

— C’est bien cela.

— Nous venons de terminer notre tour de votre navire. Les indices corroborent vos dires, à première vue. Pourriez-vous nous répéter votre version des événements, le plus clairement possible ?

Je m’exécute sans rechigner. Ma voix me paraît aussi monocorde que la pluie tandis que je dévide les faits, qui me semblent de plus en plus absurdes à mesure qu’ils reprennent vie dans mon esprit.

— Le professeur Redouté vous avait-il donné une quelconque raison de soupçonner son geste ? me demande l’inspecteur lorsque j’ai terminé.

Je secoue la tête, désemparé, mais Ophélie choisit d’intervenir. Elle s’avance à côté de moi et n’hésite pas à révéler le secret d’Adam :

— Nous avions appris peu de temps auparavant que le professeur Redouté avait des antécédents suicidaires, déclare-t-elle. Il avait déjà tenté au moins une fois de mettre fin à ses jours, il y a un peu plus de vingt ans. Et il buvait. Il ne pouvait pas dormir sans calmants.

L’inspecteur tourne vers moi ses iris aiguisés :

— C’est la vérité ?

— J’ai bien peur que oui. Vous devriez en trouver les traces sur son corps, de toute façon.

— Oui, en parlant du corps… J’ai cru comprendre que c’était vous qui le conserviez, n’est-ce pas ?

Je jette un coup d’œil macabre au casier voisin de celui de la créature :

— Nous l’avons mis là, j’annonce d’une voix blanche. Pour qu’il ne s’abîme pas jusqu’à votre arrivée.

— Vous avez bien fait. Avez-vous touché à quoi que ce soit ?

— Je l’ignore, ce n’est pas moi qui l’ai transporté jusqu’ici.

— Tout a été accompli dans les règles, répond à ma place Luzarche père, qui dévisage sans vergogne les enquêteurs depuis le fond du laboratoire.

Son attitude me ferait presque sourire, si j’en étais encore capable. Sans doute craint-il que ces petits flicards ne viennent fourrer leurs nez dans nos recherches…

— Avez-vous une idée de ce qui aurait pu déclencher son acte ? insiste le principal inspecteur, de nouveau sur moi.

Je hausse les épaules. Autant leur donner un os à ronger. Une demi-vérité vaut mieux qu’un mensonge :

— Comme nous vous l’avons expliqué, nous sommes en mission d’exploration ici, j’expose avec un geste pour le matériel qui nous entoure. Nous avions découvert il y a quelques semaines un nouveau spécimen animal qui pouvait révolutionner nos recherches. Le professeur Redouté était en désaccord avec nos projets pour cette créature.

— Et vous pensez que cela aurait constitué une raison suffisante pour qu’il en veuille à tout l’équipage ?

— Je n’en sais rien. Comme je vous l’ai dit, il n’était pas lui-même ce jour-là. L’homme que j’ai connu n’aurait pas cherché à provoquer le décès d’une centaine de personnes, et certainement pas au nom d’une querelle scientifique. Mais il faut croire que j’avais tort.

— Ce spécimen, où est-il à présent ?

— Il est mort, je réponds, abrupt. Il n’a pas survécu aux bouleversements engendrés par le professeur Redouté.

— Vous le conservez ici ?

— Oui.

Je ne désigne pas le casier qui renferme la créature, et je reste impassible devant le silence des officiers qui attendent visiblement que je le fasse.

— Dans le cadre de notre enquête, nous devons vous demander de l’examiner, finit par exiger le second policier, un homme plus discret mais dont la voix posée exprime une autorité naturelle.

Je laisse mon père mener cette bataille. S’il désire défendre ses quelques morceaux de cadavre, grand bien lui fasse :

— J’ai bien peur que vous ne deviez en référer à notre ambassade, notre ministère, notre organisme, et à votre hiérarchie, décrète-t-il, redressé de toute sa hauteur.

Ce n’est pas assez pour rattraper le premier enquêteur, mais Luzarche n’a jamais eu besoin de ce genre d’artifices pour s’imposer :

— Les recherches que nous menons ici sont classées confidentielles. Nous ne pouvons légalement pas vous les transmettre.

— Excusez-moi, qui êtes-vous ? s’enquiert le second officier.

— Henri Luzarche, se rengorge mon père, bien trop conscient de l’affront.

— Pour autant que je le sache, vous n’êtes pas membre de cette expédition, pas vrai ? Votre navire n’a d’ailleurs rien à faire dans les eaux des États-Unis d’Amérique. Nous avons vérifié avant de venir : le Résolu est affecté à une mission d’exploration de la flore autour de Tahiti.

Luzarche serre les poings :

— Je n’ai pas à me justifier devant vous.

— Nous enquêtons sur la mort d’un homme, professeur. Une mort qui aurait pu en entraîner beaucoup d’autres. Je crains que vous n’ayez toutes les raisons de vous justifier.

— C’était un suicide ! Il n’y a pas de mystère à rechercher.

— Ce sera à nous d’en décider. Dans l’intervalle, nous allons emmener le corps du professeur Redouté avec nous à Saipan, où il sera autopsié. L’Achéron sera remorqué par nos soins jusqu’au port pour y poursuivre notre enquête. Quant au Résolu, il va nous suivre, sous bonne garde bien sûr. 

— Vous n’avez pas le droit d’interrompre cette mission !

— Ce n’est absolument pas notre intention. Dès que le suicide aura été établi, vous serez libre de reprendre vos recherches où bon vous semble sur le territoire autorisé par nos deux nations. Mais d’ici là, nous devons analyser toutes les preuves.

L’enquêteur s’adresse de nouveau à moi :

— C’est vous le chef de la mission, me désigne-t-il d’une voix sans appel. Que décidez-vous ?

— J’ai vraiment le choix ? je réponds par automatisme.

Puis, avant que mon père ou les officiers ne s’offusquent :

— Faites ce que vous avez à faire. Je ne m’y oppose pas.

Luzarche s’avance aussitôt, presque pour me prendre par les épaules, mais il s’immobilise brusquement. Je ne saurais dire pourquoi. La haine et l’aplomb que je ressens alors que je pose mon regard sur lui dépassent tout ce que j’ai jamais éprouvé de plus puissant dans ma vie. Pour la première fois de mon existence, il ne m’effraie plus, car pour la première fois de mon existence, plus rien ne peut m’atteindre. Que dit l’adage, déjà ? Il n’y a rien de plus dangereux qu’un homme qui n’a plus rien à perdre ? Eh bien, c’est ce que je suis désormais : je n’ai plus rien à perdre, et mon père a dû percevoir ce changement. C’est en lui que je devine un minuscule éclat de peur à présent, qui se communique à ceux qui l’entourent. Ophélie presse timidement mon épaule d’une main, mais je la sens à peine. Plus rien ne peut m’atteindre. Plus rien. Pour autant que je puisse en juger, je pourrais aussi bien être l’un de ces corps froids étendus dans les casiers du laboratoire de dissection.

— Très bien, nous vous remercions pour votre coopération, conclut le premier enquêteur de son air austère. Si cela vous convient, nous allons à tous vous demander de sortir le temps que nos experts récupèrent la dépouille du professeur Redouté.

— Je reste avec vous, intervient aussitôt mon père. Je vous l’ai dit : cette mission est top secrète. Nous ne pouvons pas vous laisser seuls dans ce laboratoire au vu des informations sensibles qu’il contient. 

L’officier en chef soupire :

— Soit. Mais c’est un membre officiel de l’expédition qui devra rester.

Puisque tous les regards se tournent vers moi pour que je désigne une victime, je lance sans conviction :

— Un volontaire ?

Bien entendu, seul le silence me répond. Je ne peux guère les en blâmer : qui voudrait affronter à nouveau la vision du corps noyé d’Adam ?

À ma grande surprise, c’est finalement Louis qui sort du rang :

— Je le ferai, annonce-t-il, mal à l’aise, aux officiers dont l’attention se braque aussitôt sur lui.

— Louis, vous n’êtes pas obligé de vous infliger ça…, je proteste, le cœur déjà lourd de trop de remords.

— Je veux éviter de vous l’infliger à vous, rétorque-t-il, décidément trop honnête pour son propre bien.

Une telle compassion en un moment pareil, dans cette pièce glacée remplie d’ennemis, me bouleverse plus que je ne saurais le dire. Je me contente d’acquiescer pour ne pas laisser transparaître mon émotion. Déjà, la fatigue me rattrape : c’est épuisant de se haïr à ce point… Si Adam a véritablement ressenti autant de culpabilité durant toute sa vie, je me demande bien comment il a pu tenir jusqu’à son suicide.

— C’est décidé, abrège l’officier en chef. Demain, nous terminerons notre fouille des deux bâtiments, puis nous nous mettrons en route. Avec l’Achéron à notre charge, nous devrons progresser à vitesse réduite. Nous atteindrons Saipan dans six jours. 

Le laboratoire de dissection se vide sans davantage de discussion. J’abandonne Louis sur un dernier regard, seul avec les inspecteurs qui lui demandent quel casier renferme le corps d’Adam. Je ne reste pas pour assister à cette vision. Déjà, Ophélie me prend par la main pour m’entraîner jusqu’à la cabine que l’on nous a provisoirement attribuée à bord du Résolu.

Dès leur arrivée, les autorités nous ont interdit de retourner sur l’Achéron. À peine avons-nous eu le temps d’emporter quelques affaires personnelles, sous haute surveillance bien sûr, avant que le navire ne soit placé sous scellés pour être fouillé de fond en comble, et ramené intact aux experts scientifiques qui l’examineront une fois notre destination atteinte. Me voilà contraint de résider sur le vaisseau de mon père. Quelle belle ironie. Même l’Orpheus et les bathyscaphes nous ont été confisqués. Quelles preuves la police américaine espère-t-elle y découvrir, je l’ignore. Une seule chose est sûre : voir deux bâtiments de recherche aussi imposants croiser à la frontière du périmètre autorisé autour de l’île Blackney a sans aucun doute contribué à alimenter leur zèle.  

La cabine qu’Ophélie et moi occupons est étroite et spartiate, comme sur tous les bateaux. Le Résolu a dû s’organiser pour pouvoir accueillir pratiquement le double de sa capacité maximale à l’improviste : les matelots sont répartis à trois ou quatre par chambrées, avec des matelas de fortune disposés sur les sols. L’ambiance est lugubre ; le navire à l’arrêt complet. Nous attendons le signal des autorités pour repartir vers Saipan. Mon père doit probablement enrager tout seul à l’heure qu’il est, à bord de son royaume à la dérive…

— Sam, viens te coucher…

Le regard vide, j’entends à peine la voix d’Ophélie. Ses grands yeux dorés me supplient. Je remarque soudain l’inquiétude et la fatigue qui pèsent sur ses traits : elle paraît vieillie, assaillie de cernes, et amaigrie. À quand remonte son dernier repas ? Je n’en ai aucune idée. Je n’arrive déjà pas à me rappeler le mien. C’est encore une raison de plus de m’en vouloir, probablement. Ophélie dépérit sous mes yeux, et je ne suis pas capable de le voir, ni même de m’en préoccuper.

— Toi, va te coucher, je lui réplique. Tu en as plus besoin que moi.

— Ce n’est pas vrai. Tu as l’air d’un mort-vivant.

— C’est un peu ce que je suis.

— Ne dis pas ça…

Je soupire. Mais je n’ai pas l’énergie de faire bonne figure pour rassurer Ophélie, pas aujourd’hui :

— Je n’arriverai pas à dormir de toute façon.

La jeune femme me prend tendrement par les épaules. Elle est si petite en face de moi que ce n’est pas difficile d’éviter son regard :

— Je sais très bien ce que tu penses, murmure-t-elle. Tu penses que tu es responsable de tout ce qui s’est passé. Pas seulement pour Adam, mais pour la créature aussi.

— Tout le monde le pense, Ophélie. Inutile d’en parler.

— Mais ce n’est pas vrai…

— Bien sûr que si !

Cette fois, j’ai fini par céder. J’ai élevé la voix. Il ne m’en aura pas fallu beaucoup. Je serre les mâchoires dans une tentative désespérée de garder le silence, mais évidemment, Ophélie non plus ne sait jamais quand elle doit renoncer :

— Tu ne pouvais pas prévoir ce qu’Adam allait faire ! proclame-t-elle. Tu ne pouvais pas prévoir que cela entraînerait la mort de la créature ! Aucun de ces événements n’était sous ton contrôle, Sam.

— Arrête. Tu refuses de le dire, parce que tu es trop gentille, et parce que tu ne veux pas me blesser, sans doute. Mais je sais très bien ce que tu penses, comme tout le monde sur ce navire d’ailleurs, et vous avez bien raison. J’aurais dû t’écouter. J’aurais dû relâcher la créature lorsque tu l’as proposé. M’opposer à mon père, prendre sur moi, être un peu moins égoïste, pour une seule fois dans ma putain de vie…

— Ce n’était pas égoïste, rétorque doucement Ophélie. C’était une décision difficile. Même pour moi, cela l’aurait été.

— Mais toi, tu aurais fait le bon choix.

— Je n’en sais rien. C’est facile de suggérer le « bon choix » lorsque ce n’est pas à soi de le faire. Le choix que je te proposais demandait du renoncement, une grande force de caractère. Je suis sûre que si Adam t’avait laissé plus de temps, tu l’aurais fait.

— J’en doute…

— Tu accordes trop de poids à ce que t’a dit Adam avant de mourir ! Peu importe ce qu’il pensait dans sa crise de folie, et peu importe ce que pensent les autres !

Ophélie s’approche de moi pour me forcer à l’affronter dans les yeux :

— Je sais que tu vaux mieux que ce que tu imagines ! Nous avons tous nos faiblesses, Sam. Nous sommes humains. Je te demandais de dire adieu à la plus grande découverte de toute ta vie : bien sûr que c’était une décision difficile. Mais ce n’est pas cette décision qui a causé la mort de la créature. Ni celle d’Adam. Adam a effectué son choix tout seul, et il n’a pas le droit de t’en faire porter la responsabilité.

Je secoue la tête :

— Je choisis moi-même de la porter.

— Mais enfin, pourquoi ?

Je baisse les yeux, saisis les mains d’Ophélie dans les miennes. Je les contemple un long moment, si fragiles au creux de mes paumes. J’éprouve l’horrible sensation de la tenir enchaînée à moi. Nouée par des liens invisibles, qu’elle s’est elle-même tissés, et dont je n’ai aucun moyen de la délivrer. Quel terrible calvaire lorsque nos sentiments nous entravent... Ophélie est l’esclave de son amour pour moi, tout comme je suis l’esclave de la créature. Peu importe ce que je dis, ce que je fais, elle n’ouvrira jamais les yeux pour me voir tel que je suis vraiment. Un homme qui a accepté de sacrifier son humanité, sa morale, ses principes et sa compassion, pour poursuivre son obsession. Au final, ma créature est morte. Ophélie ignore qu’elle est désormais liée à un cadavre. Un poids pourrissant dont je ne peux me débarrasser, qui aspire la vie en moi, et qui m’entraîne loin, loin de la lumière du soleil et du royaume de l’espérance. Je devrais libérer Ophélie avant de l’attirer dans ma chute. Il n’est peut-être pas trop tard pour exaucer le dernier souhait d’Adam, après tout.

— Je suis désolé, j’articule finalement. Je ne crois pas que tu réalises ce que j’ai perdu en l’espace d’une seule journée. Je ne peux pas prétendre qu’il ne s’est rien passé et faire semblant d’aller mieux.

— Mais ce n’est pas ce que je te demande ! Bien sûr que tu dois pleurer ton ami et ta découverte ! Mais je ne veux pas que tu t’en tiennes pour responsable !

— Je le suis, pourtant. Je le suis.

Je romps brusquement le contact physique pour me diriger vers la porte :

— Où vas-tu ? me retient-elle.

Je ne la regarde même pas :

— Ils ont dû enlever le corps d’Adam à présent. Je retourne la voir.

— À quoi est-ce que ça servira ?

— À rien. Comme tout le reste.

— Sam !

Je m’enfonce dans le corridor. Je me perds quelques instants dans l’entrelacs du Résolu, mais je finis pas reconnaître le chemin funeste du laboratoire de dissection. Louis est déjà parti lui aussi. C’est Henri Luzarche qui le remplace :

— Qu’est-ce que tu fabriques ici ? je lance, déçu et fatigué d’avance de ne pas me retrouver seul.

— À ton avis ? me rétorque-t-il sèchement. Je monte la garde. Hors de question que l’un de ces gorilles ne vienne la toucher.

— Quelle différence cela peut-il faire maintenant ?

— Arrête de te comporter comme un enfant. Tu crois que ton petit numéro de victime qui ne cesse de geindre amuse qui que ce soit ?

— Il n’y a que toi pour penser à t’amuser dans une situation pareille…

— Ah, ça suffit ! Toute ta vie ça a toujours été la même chose : « Maman ne m’aime pas, Papa ne m’aime pas, Papa est méchant avec moi »… Tu ne t’en lasses jamais ?

— Ça dépend. Tu m’aimes ?

Luzarche soupire de dédain ; sans répondre, bien sûr. Je me résous à m’asseoir en face de lui. Le casier qui renferme la créature repose entre nous, fermé. J’ignore pourquoi, mais j’ai l’impression d’avoir besoin de cette discussion. D’avoir besoin d’entendre la vérité une bonne fois pour toutes :

— Tu m’as dit toi-même que tu me tenais pour responsable de la mort d’Adam, je lance, sans que ce souvenir m’atteigne.

Cela aide, d’être résigné.

— J’ai dit que c’était ta faute d’avoir échoué à le sauver, corrige mon père. Un champion d’apnée comme toi, on aurait pu espérer mieux… Ça ne veut pas dire que j’excuse Adam pour ce qu’il a fait. Vieux salopard d’imbécile…

J’éprouve une pudeur inattendue face à cet excès de langage. Luzarche ne se laisse pas souvent aller à ses émotions.

— Est-ce que tu le savais ? je demande timidement. Qu’il avait déjà tenté de se tuer ?

— Je le savais, oui. Mais je pensais que c’était loin derrière lui.

— Pourquoi est-ce que vous ne m’en avez jamais parlé ?

— Parce que ça ne te regardait pas, tout simplement. Tu étais très jeune quand c’est arrivé. Et ensuite, avec la mort de ta mère… il n’y avait aucune raison de te perturber davantage.

— J’ai l’impression d’avoir grandi dans le mensonge.

— Bien sûr. Toute ta vie n’est qu’une vaste conspiration. Ce n’est pas ce que tu essayes de démontrer depuis toutes ces années ?

Je ne réplique rien. J’éprouve une sorte de calme renonciation qui dissout toute colère en moi. Je n’ai plus envie de me battre :

— Je n’aurais jamais dû t’écouter, je murmure finalement. Puisque tu parles de ma vie, eh bien, voilà ce qu’elle m’a appris en trente-deux années : ne pas te faire confiance. Ne rien attendre de toi, et certainement pas du bon sens. Pourtant, devant le choix crucial, je n’ai pas su te résister…

— Je suis censé rester assis là à t’entendre déblatérer ces insanités ?

— Non, tu peux t’en aller si tu veux.

Luzarche esquisse un rictus :

— Tu as du répondant, je dois bien le reconnaître. Ta mère aussi en avait.

— Vraiment ? C’est le moment où tu vas me parler de Maman ?

— Même un compliment, tu ne peux pas l’accepter sans broncher…

— Tu ne m’as jamais appris à communiquer autrement avec toi.

— Peut-être parce que tu n’as jamais rien eu d’intéressant à raconter.

Luzarche expire longuement, et je reste sans réagir. Les différences qui me séparent de cet homme me sautent à la gorge comme jamais auparavant. Un gouffre béant pourrait aussi bien se dresser entre nous. Je n’en éprouve aucune tristesse. J’ai fait le deuil de mes idéaux parentaux il y a des années. Je n’ai pas de père, je n’en ai jamais eu. La seule chose sur laquelle je puisse compter, c’est un scientifique sans scrupule, animé par la même lubie dévorante que la mienne : 

— Tu ne réalises vraiment pas quel gâchis tout cela représente ? je l’interroge, sans oser y croire moi-même.

Il nie de la tête :

— Ton souci, Sam, c’est que tu considères cette créature comme unique.

— Elle est unique !

— Non. Elle ne l’est pas. Ce n’est que la première du genre que tu découvres, c’est tout. Mais si nous en croyons les légendes de Blackney, et la logique scientifique la plus élémentaire, il doit y en avoir d’autres comme elle. Beaucoup d’autres.

Geste extraordinaire pour lui, Luzarche se penche dans l’espace entre nous et me presse l’avant-bras :

— Ce n’est pas la fin, Sam. Ce n’est que le début. Tu as tort de te laisser abattre.

— Donc selon toi, j’ai tort de m’en vouloir ?

— Évidemment. Même si tu étais vraiment responsable, le remords n’est jamais productif. C’est un poids qui te tire vers le bas, alors que la recherche ne doit faire qu’avancer.

— Tu parles sans cesse de la recherche. Des progrès de l’humanité. Il ne t’est jamais venu à l’esprit que des comportements comme le tien pourraient porter atteinte à notre humanité ? Qu’adviendrait-il de notre espèce, si nous devenions tous comme toi des reptiles dénués de tout sentiment ?

— Si tu veux mon avis, une grande partie du monde s’en porterait beaucoup mieux.

— Tu ne peux pas être sérieux…

— Je ne dis pas que nous devons nécessairement être mauvais, Sam. Mais de temps à autre, oui, nous devons trouver en nous la force d’outrepasser notre morale pour nous transcender. Laisser derrière nous tout ce qui nous affaiblit.

— Adam était faible, selon toi ? Pleurer sa mort, est-ce que cela t’affaiblit ?

Le visage de mon père se voile. Une victoire durement gagnée, mais dont je ne suis pas vraiment fier :

— Je me sens trahi, avoue enfin Henri Luzarche. Par mon meilleur et plus vieil ami, si tu veux tout savoir. Je pensais que nous nous comprenions lui et moi. Pas sur tout, bien sûr, mais… Il me tolérait.

Sur ses épaules pèse soudain le poids d’une immense solitude. Tout un univers caché que je n’avais jamais soupçonné chez lui. Tout à coup, ses traits se contractent, et il fixe la porte du casier qui renferme la créature :

— Mais crois-moi quand je te dis que ça me donne une raison de plus de continuer mes recherches. Cette créature et son engeance auront causé une mort de plus sur cette Terre. Il faut que cela cesse.

— Comment ? En les exterminant toutes ?

— En les maîtrisant, oui. En les débusquant depuis les ombres où elles se cachent.

— Tu es fou.

— Adam était fou lorsqu’il a ouvert ces pompes pour tous nous tuer. Jamais il n’aurait agi comme cela en temps normal, jamais, et tu le sais. Réfléchis-y.

— Qu’essayes-tu d’insinuer ? Si tu as quelque chose à me dire, inutile de faire des mystères : dis-le-moi.

Mais Luzarche garde le silence. Tant pis. Ses sombres secrets ne m’intéressent plus.

— Adam m’avait dit la vérité, tu sais, je finis par lui révéler, puisqu’après tout nous devons aller jusqu’au bout. Sur Manaia et Nasca.

Luzarche devient blême :

— Comment ça ? Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Que lui, Maman et toi, vous aviez caché le corps d’un homme pour éviter que la mission Sentinelles ne soit mise en cause dans la disparition des indigènes.

— Et quoi d’autre ?

J’esquisse un geste de recul :

— Comment ça, quoi d’autre ?

Plusieurs secondes, Luzarche me scrute. Jamais il ne m’a paru aussi vieux, et aussi perdu. Le soupçon me mordille malgré moi, mais à bien y réfléchir, ai-je vraiment envie de creuser davantage ? Les trois principaux modèles de mon enfance se sont déjà écroulés depuis longtemps sous le poids de ma déception. À quoi bon ressortir du placard des squelettes encore plus affreux ?

— Pendant toutes ces années, tu m’as fait culpabiliser, je reprends simplement, implacable. Tu m’as traité comme si j’étais responsable de la mort de Maman. Pour quelqu’un qui dédaigne les remords, on peut dire que tu as tout fait pour que j’en éprouve… Mais au final, depuis tout ce temps, c’était toi, et toi seul, la raison de son mal-être. Par votre intrusion sur l’île Blackney, vous avez entraîné le suicide de tout un peuple, et vous l’avez dissimulé au reste du monde pendant des années. Maman t’a aidé à charrier un cadavre que vous avez jeté dans la fosse des Mariannes pour protéger votre petit secret. Pas étonnant qu’elle ne l’ait pas supporté. Mais toi, bien sûr… Oui, toi, tu peux t’accommoder de tout, pas vrai ? Dis-moi, quand tous ceux que tu auras connus autour de toi seront morts ou refuseront de te parler, et que ce sera ton tour, affronteras-tu ta conscience aussi sereinement ?

Luzarche plante ses iris froids dans les miens. Je peux sentir que mes mots l’atteignent, à défaut de le blesser :

— J’ai peur que tu ne doives t’armer de patience, répond-il de sa voix très basse. Car ce jour-là n’est pas encore arrivé.

Il se lève, ouvre brusquement le casier de la créature et expose sa dépouille à l’air libre devant moi :

— En attendant de danser sur ma tombe, abreuve-toi de ton chagrin tant que tu voudras. Reste dans le monde des morts, pendant que je ferai progresser les vivants.

Et il s’en va. Ses dernières paroles me brûlent comme de l’acide. Sous mes yeux, le corps horriblement déformé de la créature incarne toute la laideur que je perçois en moi. J’ose à peine la regarder, mais j’y reviens, encore et encore, tel le gouffre béant qui m’attirait dans les eaux noires de Tahiti, ou le poids de Perséphone en train de m’emporter vers l’abysse…

J’ai l’impression que son état a empiré depuis la dernière fois que je l’ai vue, moins d’une heure plus tôt. Elle ne ressemble plus qu’à une coquille vide, une carapace d’elle-même, dure et desséchée. Sa peau meurtrie forme comme une gangue brunâtre autour de ses chairs. Ses traits ont fondu, noyés en une mélasse informe qui fait disparaître tout souvenir du visage incroyablement humain que j’y avais découvert. Je ne supporte pas de la contempler ainsi. À travers elle, c’est comme si mon âme se décomposait, promesse d’un destin que je mériterais.

Je tends la main et, du bout des doigts, j’effleure ce qui constituait autrefois le bras de la créature. Il est aujourd’hui collé à son corps par une matière aussi solide que de la glu. La peau a perdu toute élasticité : j’ai l’impression de toucher de l’ambre, glacée par l’atmosphère du casier mortuaire. Je me souviens avoir caressé ce bras, à peine quelques jours plus tôt… Il était lisse et d’une douceur extrême. Recouvert d’un tissu d’écailles plus délicates et serrées qu’un véritable chef-d’œuvre de joaillerie. Les larmes me montent aux yeux :

— Je suis désolé…, je sanglote sans pouvoir me retenir. Tellement désolé, si tu savais… Tellement désolé…

Pendant plusieurs minutes, je reste prostré, incapable de reprendre mon souffle, cisaillé par une douleur si intense qu’elle me déchire l’abdomen, brise mes côtes, inscrit dans ma chair la flagellation que je voudrais m’infliger. Le remords cherche à sortir de moi par tous les pores de ma peau. Il m’avale et me broie, va jusqu’à me faire oublier mon nom, me répétant inlassablement : « C’est ta faute. À cause de toi, tout est perdu. À cause de toi, elle est morte. C’est un crime que rien ne pourra jamais pardonner. Un sacrilège, une profanation du miracle qui t’a été offert. Toute ta vie, tu as réclamé des réponses. De l’espoir, un rêve. Et lorsque tout cela t’a été accordé, voilà ce que tu en as fait. Tu ne mérites rien. Plus rien ne t’attend dans cette vie. Pourquoi respires-tu encore ? À quoi peut bien servir ta misérable existence, dans un monde où l’on détruit systématiquement le peu de choses qui ait de la valeur ? »

— J’ai eu tort, je le sais, je souffle dans une ridicule tentative d’assurer ma défense. Adam avait raison : j’ai fait le mauvais choix, et je donnerais tout pour revenir en arrière… Mais je ne peux pas.

Cette vérité me frappe, avec autant de violence que le naufrage dans l’aquarium de l’Achéron. Je ne peux pas revenir en arrière. Que je le veuille ou non, ce cadavre hideux juste devant moi est une part de mon existence désormais. Il m’accompagnera, aussi longtemps que je vivrai. Il engloutira tout ce qui pourra jamais se présenter d’autre dans ma vie.

« Tu sais ce que tu dois faire », murmure la petite voix dans mon esprit. « Au fond de toi, tu l’as toujours su. Peut-être que les habitants de l’île Blackney ont compris une chose que toi tu ignores lorsqu’ils se sont enfoncés dans l’océan. Ta mère aussi. Adam aussi. Ils ont trouvé la réponse à ce vide qui t’obsède tellement depuis toutes ces années. Ils sont allés la chercher dans le Pacifique. À présent, c’est ton tour. »

Je contemple le cadavre vitrifié, et je ressens presque son appel :

« Fais le bon choix », semble me dire la créature. « Ramène-moi chez moi. »

Alors, soudain, tout devient limpide. La souffrance et les remords s’évaporent d’un seul coup de mes épaules. Je comprends ce qu’il me reste à accomplir. Je suis calme, serein. Mes pleurs et ma respiration s’apaisent. Je crois que je n’ai jamais été aussi maître de moi-même. Toute ma vie, j’ai lutté sans raison. Sans même savoir contre quoi. Mais plus maintenant.

D’un regard autour de moi, je n’ai aucun mal à trouver une housse médicale dans laquelle je glisse le corps de la créature. Son contact ne me fait plus frissonner, maintenant que ma décision est prise. La carcasse se détache avec un craquement sonore du plateau en métal et disparaît dans le sac en plastique.

Ensuite, quelques secondes de réflexion me suffisent pour tracer l’itinéraire qu’il me faudra emprunter : un long corridor, deuxième escalier sur la gauche, puis à droite, troisième escalier pour rejoindre le pont. Quelle heure est-il ? L’horloge du laboratoire indique une heure du matin. J’ignorais être resté si longtemps. Comme toujours avec la créature, même dans la mort, je perds la notion du temps. Mais cela m’arrange : peu de chances de croiser du monde dans les couloirs au beau milieu de la nuit. Les policiers auront peut-être placé un vigile sur le pont, mais si j’arrive à mes fins, j’atteindrai le bastingage avant que qui que ce soit ne puisse me retenir.

Tous mes muscles bandés, j’agrippe la dépouille et la soulève dans mes bras. Elle me paraît beaucoup trop légère. Combien de poids a-t-elle perdu sous notre captivité ?

J’entrouvre la porte du laboratoire : personne à l’horizon. Sans hésiter, je me glisse dans la coursive avec mon fardeau et remonte les vingt mètres qui me séparent du premier escalier. Les marches étroites défilent automatiquement sous mes pas. Toujours pas âme qui vive. Même si j’ai peur d’être pris, mon rythme cardiaque demeure extraordinairement calme, et la proximité de la créature plaquée contre mon torse me rassure. Je ne me sens pas seul dans cette épreuve. Cela peut paraître insensé, mais elle est avec moi, à encourager chaque étape. J’atteins le deuxième escalier. Il donne directement sur le ciel étoilé, porte ouverte sur l’infini. Ce grand mystère dont j’aimerais tant faire partie…

À ce stade, je perçois quelques signes d’activité sur le pont, mais rien d’anormal. Sur un navire de la taille du Résolu, quelques marins sont toujours affectés à des tâches nocturnes. Même s’ils m’aperçoivent, il y a peu de chances qu’ils puissent réagir avant que j’aie atteint mon but.

Je prends une grande inspiration. Tout se joue maintenant. Avec les astres au-dessus de moi, j’ai l’impression que ma vie entière m’aura conduit à ce seul instant. Peut-être que la créature et moi étions véritablement destinés dès le départ à connaître cette fin. Retourner ensemble au monde qui a toujours été réellement le nôtre.

Raffermissant ma prise sur son corps, j’escalade les marches dans le silence le plus absolu et je sors dans la fraîcheur du soir. Une petite bruine caresse mon visage. Elle dépose sur la housse en plastique une délicate mélodie de pluie. Ça y est. J’y suis.

Je ne regarde pas autour de moi : ce n’est pas la peine. Je cours jusqu’au bastingage, l’enjambe et serre la créature contre moi comme l’étreinte d’une amante. Les eaux noires du Pacifique nous attendent juste en dessous de nous. Comme toujours depuis ces vingt dernières années, elles m’appellent. Elles chantent telles des sirènes venues du cœur de l’abîme. Et le tiraillement en moi me supplie : « Rejoins-les, Sam ! Tu as assez lutté toute ta vie, et tout ça pour quoi ? Rejoins-les. C’est là qu’est ta place, tu le sais. Votre place à tous les deux ».

Je ferme les yeux. Je prends ma dernière inspiration : elle sera longue, très longue.

« Viens avec moi, Sam », fredonne l’appel de l’eau.

Je décide de lui obéir.

 

 
 
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