Dès le lendemain matin, Henri Luzarche fait diffuser dans l’aquarium un puissant sédatif qui endort la créature en quelques secondes. Plus question selon lui de risquer la vie d’un homme dans le bassin, même pour lui tirer une fléchette. La dose nécessaire pour imprégner les trente mètres cubes d’eau est énorme, bien sûr, mais Luzarche ne s’arrête plus depuis longtemps à de telles considérations. Le budget n’a jamais été un problème pour lui, surtout lorsque sa fortune personnelle en fournit la moitié. Les milliers d’euros décernés par le prix Nobel ont été bien investis.
Face à l’aquarium, mon équipe et celle de Luzarche patientent en silence, tandis que la créature, le regard écarquillé, glisse pitoyablement vers le fond. Il est huit heures du matin. La petite pièce est bondée ; la tension palpable. Les scientifiques qui accompagnent mon père dans ses recherches sont tous éminemment réputés, surtout pour leurs opinions tranchées et leurs méthodes extrêmes, en adéquation avec les siennes. Luzarche a su s’entourer de ceux qui lui ressemblaient au fil des années. De cette manière, il n’y a plus personne pour le contredire…
Inutile de dire que nous nous sommes passés des présentations. Pour la plupart, nous nous connaissons déjà tous de nom, de toute façon. Nous bataillons sur des sujets divers et variés par articles interposés depuis des années, sans jamais nous rencontrer. Ce n’est pas la science qui nous réconciliera aujourd’hui. C’est pourquoi j’ordonne aussitôt des mesures pour réaffirmer mon statut à la tête de la mission : c’est Louis qui se charge de revêtir sa combinaison pour entrer dans le bassin, et attirer à lui la créature inconsciente.
Les hommes de Luzarche ne tardent pas à prendre le relais. Depuis le Résolu, ils ont transporté un petit aquarium d’un mètre sur deux, qu’ils ont bricolé durant la nuit pour l’équiper d’un harnais et de sangles. Lorsque Louis émerge du sas, la créature entre les bras, on la dépose immédiatement sur une balance portative :
— Soixante-cinq kilos dix-huit ! annonce Simon à la lecture.
On la mesure :
— Deux mètres vingt-trois avec les voiles !
Puis, avant que le manque d’oxygène ne se fasse sentir, nous l’allongeons dans la cuve miniature. Les hommes de Luzarche agissent vite : la créature est ligotée de la tête à la queue, entravée de manière à ne plus pouvoir tenter un seul mouvement. Les étroites parois de verre enserrent ses épaules. Ses voiles tranchants s’écrasent contre le fond trop court.
— Profitons qu’elle dorme encore, intervient mon père à l’adresse d’un de ses collègues. Nourrissons-la.
Je m’interpose aussitôt :
— Non, on va s’en charger. Vous voulez la gaver, pas vrai ? Mieux vaut laisser cela à notre médecin.
Je jette un bref coup d’œil à Sibylle, notre doctoresse attitrée à bord de l’Achéron, une vieille femme aux manières douces qui a toujours traité mes folies avec indulgence. Je la sens mal à l’aise de devenir ainsi la cible de tous les regards par ma faute, mais je n’ai pas le choix. Je préfère infiniment savoir ma créature entre ses mains qu’entre celles de l’un des tortionnaires de mon père.
— Son anatomie est identique à la nôtre, je lui indique tandis qu’elle s’agenouille timidement auprès de la créature endormie.
— Très bien…
Sibylle prend une profonde inspiration. Derrière ses lunettes en demi-lune, je devine de la peur et de l’incertitude. Elle n’a jamais approché la créature d’aussi près. Elle la craint. Mais, devant son petit corps frêle enserré de toutes parts, c’est sa compassion qui prime :
— Ouvrez-lui la bouche, me demande-t-elle calmement.
Je glisse mes mains dans l’eau froide. La peau de la créature est si douce sous mes doigts… Les écailles de son visage sont plus fines que la plus délicate des mosaïques antiques. Elles donnent à ses traits une fragilité désarmante, à présent qu’elle repose là, inconsciente juste devant moi. Elle paraît vulnérable, et, d’un brusque élan du cœur, je réalise à quel point je la trouve belle et précieuse. Je ne veux pas laisser mon père la briser. Je ne veux pas qu’on lui fasse du mal.
Mais Henri Luzarche a raison : déjà, les os de sa cage thoracique saillent sous sa peau blafarde. Si nous ne la nourrissons pas rapidement, nous risquons de la perdre. Alors, j’entrouvre ses lèvres le plus doucement possible pour permettre à Sibylle d’y insérer une sonde gastrique. Le geste est violent : il faut faire descendre le tube jusqu’au fond de l’estomac, sans toucher les voies respiratoires. Heureusement, Sibylle connaît son métier. Son front se plisse tandis qu’elle force, le plus précautionneusement du monde, pour ne pas trop irriter l’œsophage.
Je maintiens les épaules de la créature par réflexe. Même sous l’action du sédatif, elle commence à ressentir une certaine gêne : son torse s’anime de soubresauts à mesure que le tube de quarante centimètres de long pénètre au creux de sa gorge. Ses yeux s’agitent l’espace d’une seconde, et je tente de lui transmettre toutes mes excuses et mon réconfort. Je tremble à la seule idée de ce qu’elle doit éprouver. Qu’imagine-t-elle que nous sommes en train de lui infliger ?
Une fois la sonde en place, il ne reste plus qu’à la remplir. À l’avance, j’ai demandé à Louis de préparer une bouillie de poissons enrichie d’un cocktail de compléments alimentaires. J’ai ordonné que les spécimens soient pêchés dans la nuit, et j’ai sélectionné moi-même les plus vigoureux d’entre eux pour confectionner la mixture. Un effort dérisoire pour soulager ma conscience, sans doute… Sibylle n’émet aucun commentaire tandis qu’elle introduit délicatement la pâtée dans le tube. C’est un processus lent : Simon et quelques membres de l’équipe de mon père profitent de l’accalmie pour procéder à d’autres mesures. On prend de nouvelles photos, on effectue de nouvelles prises de sang. Tout est prétexte à l’analyse. Enfin, lorsque Sibylle tire sur la sonde pour achever sa besogne, la créature se redresse avec un haut-le-cœur. Elle veut porter ses doigts à sa gorge, mais les entraves autour de ses poignets pénètrent cruellement ses chairs. Paniquée, la bouche démesurément ouverte, elle fait mine de tousser. Une réaction si humaine que je pose ma main sur la sienne, l’espace d’un instant, sans même m’en rendre compte. Le sédatif finit par la replonger dans le sommeil.
— Très bien, lance mon père sans cacher sa désapprobation. Emmenons-la à présent.
On glisse l’aquarium sur un chariot mobile. Je le regarde quitter le laboratoire, s’éloigner loin de moi. Mes paumes sont encore glacées d’eau de mer.
— Tu n’exagérais pas, murmure Ophélie juste derrière moi.
Elle aussi observe la créature que l’on emporte, sanglée dans sa cage trop petite :
— Il ne se soucie pas qu’elle meure.
Je fais non de la tête :
— Il ne veut pas qu’elle meure, elle a trop d’intérêt pour lui. Mais il ne se soucie pas qu’elle souffre.
Alors, j’emboîte le pas à la horde de chercheurs qui se rend déjà sur le Résolu.
Le navire est équipé de tout le matériel dernier cri. Compte tenu de sa taille, il déborde d’activité, mais je ne peux m’empêcher de lui préférer la camaraderie plus intime de l’Achéron. Le Résolu ressemble davantage à un bâtiment militaire qu’à un vaisseau scientifique : Henri Luzarche le mène sans doute d’une main de fer, et, puisqu’il a passé sa vie entière à sillonner les océans de la planète, il en est aussi bien le chef de mission que le capitaine. Pour ma part, même si je sais manœuvrer un bateau depuis ma plus tendre enfance, j’ai toujours privilégié à cent pourcents à mes recherches. J’ai par ailleurs pu constater à travers mes diverses expériences que l’atmosphère à bord d’un navire est infiniment meilleure lorsque l’on témoigne à son équipage le respect et la confiance qui lui sont dus. Le capitaine de l’Achéron est un excellent marin. Ses hommes et lui connaissent leur métier mieux que je ne le maîtriserai jamais : ce n’est pas à moi de leur dire quoi faire, pas plus qu’ils ne se permettraient de s’immiscer dans mes travaux. Que chacun reste dans son domaine. Bien sûr, Henri Luzarche, lui, est toujours demeuré étranger à de tels savoir-vivre…
Personne ne prend la peine de nous guider jusqu’à la salle de l’IRM, mais c’est inutile : l’intégralité des deux équipes s’y rend déjà en procession. Les coursives étroites s’échauffent sous l’assaut d’une pareille surpopulation. Je dois jouer des coudes pour apercevoir à nouveau l’aquarium qui renferme ma créature :
— Laissez-moi passer !
Luzarche n’a pas menti. Au cœur de son navire, un laboratoire abrite bel et bien un appareil à imagerie par résonance magnétique : une IRM, gigantesque machine circulaire dont le blanc immaculé parvient à lui seul à éclairer la pièce. Un simple coup d’œil me suffit pour constater que l’équipement a été ingénieusement modifié pour s’adapter aux animaux aquatiques : les hommes du Résolu n’ont qu’à déposer la cuve sur la table coulissante avant de pouvoir démarrer l’examen.
Je me fraye un passage jusqu’à la console des opérations, où se trouvent déjà Luzarche et Adam. Ophélie nous rejoint, essoufflée, jouant de sa petite stature pour se faufiler entre les chercheurs. Le regard de mon père glisse sur elle comme un poisson mort. Elle ne s’en formalise pas. Son attention se tourne instantanément vers les ordinateurs chargés de retransmettre les données, et rien que pour cela, j’éprouve pour elle un élan de fierté qui me fait lui saisir la main par-dessous la table de travail. Elle me répond d’un sourire encourageant, et alors, il est temps de commencer.
Comme pour une IRM normale, une petite caméra fixée à l’intérieur de l’habitacle nous capture un gros plan de la créature endormie. Des micros permettent également de diffuser des sons, et même de lui parler. Pour le moment, l’action du sédatif nous empêche de procéder à des tests en bonne et due forme, mais nous effectuons déjà quelques observations préliminaires tant que la créature est au repos.
Notre première constatation, s’il était nécessaire de la confirmer, est que son cerveau est exceptionnel. Similaire au nôtre, voire légèrement supérieur : sa boîte crânienne affiche une capacité de mille-sept-cents centimètres cubes, soit l’équivalent de nos cousins disparus, Homo neanderthalensis. L’anatomie même de l’encéphale paraît comparable : un argument de plus pour supposer que nous avons affaire à un spécimen sentient… Dans le règne animal, la taille du cerveau proportionnellement au corps correspond quasi systématiquement au potentiel de l’intelligence.
Ses organes vitaux, comme observés lors des premiers examens, sont analogues à ceux de l’espèce humaine : un cœur puissant et vigoureux, en excellente condition physique ; des poumons présents mais atrophiés, recroquevillés sur eux-mêmes comme ceux d’un enfant mort-né : ils n’ont jamais servi à inspirer le moindre souffle d’air ; un foie ; un pancréas ; deux reins ; un estomac enfin rempli après plusieurs jours de privation ; et des intestins vides. L’ensemble est bien formé, en parfaite santé. La musculature elle-même révèle un mode de vie frugal, excessivement sportif, autour d’une ossature légère mais solide.
De notre poste d’observation, je peux entendre le raffut incessant de la machine : ces espèces de pulsations sourdes et rapprochées qui se répètent jusqu’à la claustrophobie. La créature commence à s’agiter. La peur déchire ses iris : je la vois juste en face de moi, en grand sur l’un des écrans. Elle secoue ses liens. Elle tente de se libérer, mais l’une des sangles fixées à sa tête l’empêche de se redresser. Elle passe en revue son champ de vision, ne trouve autour d’elle que cette machine infernale qui hurle sans jamais s’arrêter, et la lumière crue des néons artificiels qui blesse sa rétine.
Sur nos écrans, les images de son cerveau s’illuminent. Un festival de couleurs nous traduit de manière silencieuse sa terreur, sa colère et son stress, où chaque seconde incarne la menace d’une souffrance atroce. L’IRM est indolore, mais comment le saurait-elle ? Nous qui l’avons capturée, ligotée, nourrie de force avant de la jeter dans un tube bruyant à peine assez grand pour respirer, comment pourrait-elle avoir la moindre idée du sort qui l’attend ?
Je presse le bouton de l’interphone :
— Calme-toi, je lui murmure dans l’espoir qu’elle reconnaîtra ma voix. Nous ne te voulons aucun mal. Il faut juste que tu restes immobile.
Mon père coupe la communication comme si j’étais devenu fou :
— Qu’est-ce qui te prend ? s’exclame-t-il.
— Nos résultats ne vaudront rien si elle plonge dans un tel état d’angoisse !
— Ça va lui passer.
— Ça te passerait, à toi ?
Ophélie presse doucement ma main :
— Sam, je doute qu’elle puisse te comprendre, de toute façon, dit-elle d’un air de regret.
— Je n’espère pas qu’elle comprenne le français. Mais le fait de sentir une présence auprès d’elle, d’entendre une voix familière, ça pourrait peut-être la rassurer… Peu importe son niveau d’intelligence : allez me dire qu’un chien ne réagit pas au timbre de son maître !
— Tu es celui qui l’a capturée pour la mettre dans un bocal en verre, réplique mon père, acerbe. Je doute qu’elle te prenne pour son maître, et encore moins qu’elle te trouve rassurant.
Je ne réponds plus rien. Luzarche a raison, même si ça me tue de l’admettre : ma voix n’a eu l’air que de la perturber davantage. Ses yeux cherchent à présent d’où ont pu provenir les mots qu’elle a entendus.
— En tout cas, elle a une bonne ouïe, commente Luzarche, concentré sur le lobe temporal, responsable entre autres de la perception auditive. Si nous testions le toucher maintenant ?
— Le toucher ?
Avant que je ne puisse réagir, mon père presse une commande sur la console de la machine. Le lobe pariétal s’embrase en un quart de seconde tandis qu’à l’écran, les traits de la créature se contractent :
— Qu’est-ce que tu lui as fait ? je m’écrie aussitôt.
— Une brève augmentation de la température, rien de plus.
J’observe les constantes de l’appareil. Un tuyau introduit dans l’aquarium vient d’y déverser une eau à cent degrés.
— Tu l’as brûlée !
— J’ai fait d’une pierre trois coups. En un test, nous avons mis en lumière son sens du toucher, de la douleur et de la chaleur.
— Vous la torturez ! s’exclame Ophélie.
Je me tends aussitôt. Je connais la jeune femme : l’idéaliste en elle n’a pas peur ; elle se révolte. Mais elle n’a jamais eu affaire à Luzarche :
— Qui êtes-vous, déjà ? lui demande-t-il avec tout le dédain dont il est capable.
Il en faut plus pour la démonter :
— Ophélie Lastolat.
— Et que faites-vous sur cette mission, mademoiselle Lastolat ?
— Professeur Lastolat. Je suis biologiste.
— Votre spécialité ?
Ophélie marque un temps d’arrêt avant de répondre :
— Entomologie.
— Voyez-vous ça. Alors que savez-vous de la douleur, mademoiselle Lastolat ? Au cours de vos études, vous avez dû leur arracher les pattes, à vos précieux petits insectes. Les ouvrir en deux, les mettre à sécher, les épingler les uns à côté des autres dans vos jolies vitrines bien alignées. Vous faisiez votre travail, laissez-moi faire le mien.
— Les insectes n’ont pas de nocicepteurs, crache Ophélie d’une voix que je ne lui ai encore jamais entendue. Ils ne ressentent pas la douleur.
— Raison de plus pour ne pas vous consulter sur le sujet.
— Ne lui parle pas comme ça.
En une seconde, je me retrouve projeté en enfance. J’en suis presque malade. Le regard que mon père me lance résume à lui seul tout ce que je déteste en lui :
— J’aurais dû me douter qu’il y avait une histoire de coucherie derrière tout cela, déclare-t-il, un sourire narquois sur ses lèvres pulpeuses. Le CNRS sera ravi d’apprendre que tu dépenses ses crédits pour engager des incompétentes dans le seul but de les mettre dans ton lit.
Ophélie devient cramoisie. L’intégralité de nos deux équipes est réunie dans cette pièce et peut nous entendre. Moi, je barricade mon esprit. Avec les années, j’ai réussi à élaborer des défenses face à ce genre de situation. S’énerver ne sert à rien avec Henri Luzarche, sinon à lui donner raison :
— Vous n’êtes pas autorisé à manquer de respect à qui que ce soit sur cette mission, professeur Luzarche, je lui réponds très calmement.
Il me rit au nez. Ses mains pianotent au-dessus de la console de commande :
— Sauf que vous êtes sur mon navire, professeur Luzarche. J’entends traiter qui je veux comme bon me semble, surtout ceux qui handicapent mon travail.
La menace est à peine voilée. Contre Ophélie, contre moi. Contre cette créature dont le destin reste suspendu au bout de ses doigts.
— Qu’est-ce que tu décides, Sam ? insiste-t-il. Ta découverte ? Ou ta petite histoire de fesses ? Je n’ai qu’un coup de fil à passer, tu le sais. Le CNRS me tombera dans les bras pour que je prenne la tête de ce projet.
— Quelle différence ? je rétorque. Si tu comptes me faire chanter pour me mener à la baguette devant ma propre équipe, en quoi suis-je toujours maître de cette mission ?
— Au moins, tu es présent.
L’enfoiré…
— Ça ne dépend que de toi, Sam, ponctue-t-il de son insupportable air doucereux. Je sais que tu es un homme de science avant tout.
— Henri…, intervient Adam, catastrophé par la tournure de la conversation.
— Tais-toi, Adam, le coupe sèchement Luzarche.
— Tu n’as pas à faire ça ! Ophélie est une brillante biologiste, et tous les avis sont les bienvenus face à une telle découverte !
— Arrête ton numéro de chercheur repenti. À une époque, tu aurais agi de la même façon. Ce n’est pas parce que tu as perdu tes tripes en chemin que je dois perdre les miennes.
— Tu t’acharnes simplement pour contrarier Sam.
— Vraiment, Adam ? C’est ce que tu crois ?
Luzarche nous gratifie à nouveau tous d’un rire sec :
— Je suis probablement le seul sur ce navire à me soucier de ce qui importe réellement.
Il pointe du doigt l’écran où la créature continue de se débattre. La sangle de son front a creusé une marque sanglante dans ses écailles blanches.
— Tu crois que je m’amuse avec ces enfantillages ? Non. J’essaye d’accomplir ce qu’il faut pour comprendre cette créature au plus vite, et vous, bande d’imbéciles, vous vous complaisez dans vos amourettes et vos histoires de hiérarchie. Pendant ce temps, cette chose et ses semblables rôdent toujours dans la nature !
— Il n’y a que toi qui la vois comme un danger, j’objecte.
— Tu en es sûr ?
Le silence de ceux qui nous écoutent est éloquent. Tous mes hommes ont encore en mémoire l’aquarium rempli du sang d’Adam. Mais alors que je m’apprête à répliquer, c’est Ophélie qui intervient :
— Vous avez raison, dit-elle. Je suis entomologiste, je ne suis donc pas la plus qualifiée pour étudier cette créature. Mais vous ne l’êtes pas non plus. Vous êtes ethnologue.
Des murmures se propagent dans la salle. Surtout parmi l’équipe de Luzarche.
— Votre fils, lui, par contre, est qualifié, poursuit-elle. L’écarter de cette mission serait vous priver d’un brillant atout, et vous le savez. Vous ne voulez pas qu’il parte, vous voulez simplement le soumettre.
— Vous seriez prête à me mettre au défi, mademoiselle ?
J’aimerais dire à Ophélie de se taire. Une seule de ses paroles pourrait m’arracher la découverte de ma vie pour toujours. En a-t-elle conscience ? Elle intercepte mon regard, appel de désespoir, et je devine en elle cette même déception qu’elle éprouve parfois devant mon obsession pour cette créature. Je ferais n’importe quoi pour ma trouvaille, et elle le sait :
— Comme vous l’avez dit, nous devrions tous être au-dessus de ces enfantillages, répond-elle finalement. Je ne veux pas vous mettre au défi. Juste vous raisonner. Vous entretenez une théorie depuis des années, et à présent que cette créature a été capturée, vous adaptez les faits pour qu’ils collent à votre théorie. C’est l’inverse de la démarche scientifique, vous-même en conviendrez. Pour autant que nous le sachions pour l’instant, cette créature est simplement une nouvelle espèce, absolument fabuleuse. Un être vivant unique sur cette Terre, une découverte qui nous montre à quel point la vie, encore aujourd’hui, continue de nous surprendre et nous surprendra toujours. En tant que chercheurs, vous comme moi, c’est la vie que nous étudions, sous toutes ses formes. Nous mesurons à quel point elle peut être belle, sauvage, fragile. C’est l’amour et le respect de la vie qui nous motivent. La soif de connaissance. Et cette créature nous en promet tellement…
Durant son discours, mon père sourit et ne dit rien. Je me décompose en moi-même. Je sais exactement ce qu’il doit penser. Ce genre de diatribe engagée, c’est tout ce qu’il méprise. Ophélie reprend son souffle, déterminée à surmonter l’affront et à soutenir son regard.
— Très touchant, déclare Luzarche, qui mime une pichenette du bout des doigts. Je ne vois pas beaucoup de faits dans tous ces grands mots, cependant. Mais vous avez mentionné mon raisonnement, aussi, mademoiselle, laissez-moi vous donner une preuve.
La tension monte d’un cran dans la pièce tandis que mon père, de retour aux écrans de contrôle, active le micro qui permet de communiquer avec la créature :
— Ano tea maha'ra lei, articule-t-il.
La réaction est immédiate. La créature s’immobilise et, d’un regard de pierre, fixe l’objectif de la caméra. Le silence s’écrase sur le laboratoire. Même Ophélie n’en revient pas :
— Vous voyez ? l’interpelle Luzarche.
— Qu’est-ce que vous avez dit… ? murmure-t-elle.
— « Ano tea maha'ra lei. »
Je traduis de moi-même. J’ai tellement entendu cette langue. Je la connais depuis l’enfance, et aujourd’hui, dans la bouche de mon père, elle me glace le sang :
— « Je sais ce que tu es. »
Luzarche nous lance à tous un regard triomphant :
— C’est du idho, énonce-t-il. La langue des indigènes de l’île Blackney.
Son sourire s’élargit, jusqu’à envahir tout son visage :
— Elle comprend ce que l’on dit.
Ophélie porte une main à ses lèvres :
— Si elle comprend ce que l’on dit…
— C’est une preuve suffisante pour vous, mademoiselle Lastolat ? Vous allez continuer à me soutenir que cette créature n’a rien à voir avec la disparition des habitants de l’île Blackney, et qu’elle n’est pas un danger ?
— Si elle comprend ce que l’on dit, alors elle a des droits ! Elle doit être considérée comme un être sensible, et nous ne pouvons pas la maltraiter de la sorte !
— Cette créature n’a aucune existence juridique, elle n’a par conséquent aucun droit. Non mais jusqu’à quel point êtes-vous naïve ? Si un alien débarquait sur ce vaisseau pour vous serrer la main, que préconiseriez-vous, de l’inviter à dîner ? Vous attaqueriez les scientifiques chargés de l’enfermer, de l’étudier, alors qu’il serait crucial d’enrichir nos connaissances et de protéger nos concitoyens d’une possible menace imminente ?
— Ça n’a strictement rien à voir !
— C’est exactement le même cas de figure. Vous avez raison, mademoiselle : c’est un tout premier contact avec une nouvelle espèce. Elle ne vient pas du ciel, mais des profondeurs de l’océan, voilà la seule différence. Et tant que nous n’estimerons pas avec certitude à quoi nous avons affaire, elle doit être considérée comme une menace.
— Alors pourquoi ne prévenez-vous pas l’armée ?
Ophélie croise les bras, désemparée et dégoûtée par l’homme qui lui fait face. Luzarche lui accorde un sourire entendu :
— Vous savez bien que nos amis militaires ne sont pas les meilleurs soutiens de la science. Mieux vaut démarrer le gros du travail de notre côté avant de les impliquer.
— Et si je les préviens ?
— Si vous les prévenez, cette précieuse créature que vous tenez tant à protéger se retrouvera enfermée et gardée loin de vous par des individus bien pires que moi. Vous ne la reverrez plus jamais. Vous n’aurez plus de carrière. Vous le savez, et nous le savons tous dans cette pièce. Que cela vous plaise ou non, je reste votre meilleur atout ici. Mon fils l’a déjà compris. Alors vous devriez faire ce que vous maîtrisez le mieux, mon ange : vous taire, et l’imiter.
C’est au tour d’Ophélie de m’appeler à l’aide du regard. Mais je ne peux pas intervenir. Comme je le redoutais, Luzarche l’a conduite exactement là où il le désirait : une impasse, où la seule et unique solution qui nous apparaît prend la forme de son nom. De dépit, Ophélie nous écarte tous et quitte la pièce. La haine et la honte se partagent mon esprit. Mon père aura finalement réussi à me forcer à choisir : elle, ou la créature… Tout l’équipage est conscient de la réponse.
Tout au long de la journée, les tests se poursuivent dans une ambiance lourde. Luzarche ne franchit plus les limites de la torture : sans doute une façon pour lui de me signifier qu’il est bien le seul maître à bord, capable de déchaîner, ou non, sa terrible sanction divine. Je le maudis pour cela. Je maudis Adam qui ne s’interpose pas, et je me maudis moi-même de ne pas savoir me défaire de lui. Je suis prisonnier de ma propre découverte, et de tout ce qu’elle implique. Mon sort est lié à celui de cette créature que l’on garde enfermée dans cinquante centimètres d’eau. Une seule pensée parvient parfois à me rassurer : celle que par ma présence, au moins, je peux veiller sur elle… Mais même cela ressemble à un mensonge.
Le soir venu, je retourne à ma cabine, le cœur lourd. Nous avons à nouveau transféré la créature dans l’aquarium de l’Achéron. Elle a eu le droit à un autre sédatif pour la forme, le temps de la nourrir et de la remettre dans le bassin. Son quotidien va-t-il se résumer à cela, désormais ? Quelles conséquences à long terme pourraient avoir ces drogues sur son organisme inconnu ?
Lorsque je referme la porte derrière moi, Ophélie m’attend, assise en tailleur sur le lit superposé. A-t-elle passé la journée ainsi ? Je n’ai aucune peine à deviner ce qu’elle doit ressentir :
— Je suis désolé, je commence aussitôt. Tu as essayé, je comprends que ça ait été plus fort que toi. Tu as essayé, mais mon père est ce qu’il est.
— Tu aurais pu me soutenir.
— Ça n’aurait rien donné. Nous lui aurions simplement fourni un prétexte pour se débarrasser de nous, tu le sais bien. Tant que nous sommes là au moins, nous pouvons surveiller qu’il ne lui fasse pas trop de mal.
— Tu dis ça pour te donner bonne conscience.
— Tu crois vraiment que j’ai bonne conscience ?
Ophélie détourne les yeux.
— Ce n’est pas toi qui t’es fait humilier devant l’équipe tout entière, murmure-t-elle finalement.
— Il n’avait pas à te traiter comme ça. Tout le monde s’en rend bien compte, ne t’inquiète pas. Personne ne croit ce qu’il a dit.
— Vraiment ?
Elle m’adresse un pauvre sourire :
— Parce que moi tu vois, j’hésite à y croire.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Pourquoi est-ce que tu m’as choisie pour cette mission, Sam ? Quand tu as organisé les entretiens pour sélectionner les membres de ton équipe, pourquoi est-ce que tu m’as choisie ? Une entomologiste ? Il n’y a pas d’insectes au fond de l’océan.
— Tu as postulé en tant que biologiste. Et tu étais parfaitement qualifiée.
— Tu ne m’as pas prise parce que je te plaisais ?
— Bien sûr que non !
Je réalise le piège et souffle un grand coup. Je déteste ces traquenards ambigus dans lesquels Ophélie a l’art de m’entraîner dès qu’elle tente d’aborder mes sentiments :
— Enfin si, évidemment, je t’ai trouvée très jolie. Mais ce n’est pas pour ça que je t’ai choisie. Bon sang, pour qui est-ce que tu me prends ? Si je raisonnais vraiment de cette façon, tu crois que j’aurais recruté Louis, ou Sibylle ? Tu crois que je suis le genre de personne à me constituer un petit harem personnel autour de moi ?
— Alors pourquoi est-ce que tu m’as choisie ?
Ophélie est au bord des larmes à présent. Cela me prend totalement au dépourvu :
— Ton père l’a dit devant tout le monde : je n’ai pas ma place ici. Il m’a fait passer pour une gourde et une incapable ! Une gamine capricieuse avec des idéaux grotesques, futile, complètement coupée des réalités. À peine une scientifique, réduite à coucher pour gagner ses postes !
— Mais tu n’es pas du tout comme ça, enfin !
— Je ne suis pas comme toi ! Je n’ai jamais rien accompli de notable avant d’être engagée sur cette mission. Face à ton père et à tous ses collègues, je ne suis rien ! Et lorsqu’un homme tel que lui déclare des choses pareilles en public…
La jeune femme éclate en sanglots. L’injustice de sa situation me brise le cœur, et je me sens encore plus mal :
— Je t’ai choisie parce que tu m’as paru brillante, et passionnée, j’articule doucement. De tous les candidats, tu étais celle qui avait le plus envie d’être ici. Pas pour ajouter une ligne à ton CV, mais pour accomplir de nouvelles découvertes, avancer, porter nos connaissances plus loin.
— Je voulais voir l’île Blackney…
— Tu voulais réaliser ton rêve. Tu étais prête à travailler très dur pour cela. Tu sais à quel point cette mission compte pour moi : jamais je n’aurais choisi une fille incompétente ou pas suffisamment investie, peu importe à quel point elle aurait pu être jolie.
Ophélie rassemble le courage d’essuyer ses larmes :
— C’est facile pour toi d’affirmer tout cela maintenant, renifle-t-elle. Ce n’est pas toi qui t’es fait traiter de prostituée devant tout le monde pendant que ton copain restait planté là sans rien dire.
Je soupire, incapable de répondre. Ophélie descend de la couchette. Sans m’accorder un regard, elle quitte la cabine et me laisse seul.
Je n’arrive pas à trouver le sommeil. Les contradictions se bousculent dans mon esprit, insolubles. Plus je tente d’y réfléchir, plus je me rends compte que la situation ne peut qu’empirer. L’avenir que je dessine pour ma créature me paraît bien sombre. Quelle issue pourrait-elle avoir ? Sans le savoir, au moment de sa capture, j’ai signé son arrêt de mort. La communauté scientifique ne cessera jamais de l’étudier. Moi-même, je ne cesserai jamais de l’étudier. Comment pourrait-il en être autrement, face à un spécimen aussi extraordinaire ? La relâcher reviendrait à la perdre… Tout en moi, le rêveur comme le chercheur, ne peut s’y résoudre.
Presque par automatisme, je descends jusqu’au laboratoire pour illustrer mes pensées. Il fait nuit. Les coursives sont silencieuses. Lorsque j’arrive en vue de l’aquarium cependant, l’écoutille est déjà ouverte. Je comprends trop tard le piège dans lequel je me suis jeté :
— Entre, lance la voix de mon père.
Henri Luzarche ne parvient pas non plus à dormir, ce soir. Il se tient seul devant la vitre, debout très droit, à contempler la créature qui lui tourne le dos dans le fond du bassin. Elle s’est recroquevillée dans un coin, entourée de ses bras, la tête blottie contre sa queue. Refusant d’affronter le regard de son bourreau. Je regrette instantanément d’être venu : l’image se grave dans mon esprit, avec tout ce qu’elle a de culpabilité.
Je m’avance malgré tout. Après tout ce qui s’est passé dans le laboratoire IRM, je me sens sale. La lâcheté n’a jamais fait partie de mes habitudes, même dans les conflits qui m’ont toujours opposé à mon père. Mais aujourd’hui, il a enfin réussi à trouver le bon levier. La seule et unique chose pour laquelle je suis prêt à tout sacrifier, y compris mon intégrité… Je déteste l’image que cela renvoie de moi. Hors de question que je prenne à nouveau la fuite :
— Qu’est-ce que tu fais là ? je lui demande après m’être posté à côté de lui.
— La même chose que toi, sans doute. Je la regarde. C’est incroyable ce pouvoir de fascination qu’elle exerce, tu ne trouves pas ?
— J’imagine que la fascination revêt des formes différentes chez toi et moi.
Luzarche sourit :
— Arrête de t’opposer systématiquement à tout ce que je dis, Sam. Nous voulons la même chose tous les deux.
— Ça, j’en doute très fortement.
— Nous voulons étudier cette créature. La connaître, percer ses mystères. Mais tu te conduis avec elle comme un enfant de quatre ans qui aurait trouvé le pistolet de son père. Tu joues avec elle sans même comprendre ce qu’elle est, et elle t’émerveille tellement qu’elle obscurcit ton jugement.
— Parce que tu es un exemple d’objectivité, peut-être ?
— Moi, je reste lucide. Je sais ce qui doit être fait pour que le travail soit accompli au mieux. Je ne laisse pas ma sensiblerie se mettre en travers de mon chemin.
— Il y a une différence entre humanité et sensiblerie. Tu n’as jamais été capable de la voir, j’en conviens, mais… ça ne veut pas dire que nous sommes tous comme toi.
Luzarche secoue la tête :
— Tu as toujours refusé de l’admettre, mais tu me ressembles beaucoup plus que tu ne le crois.
Je m’apprête à protester, mais il me coupe :
— Non, ne dis pas le contraire : nous sommes tous les deux des hommes de science ! Et je te connais, que ça te plaise ou non. Quand il s’agit de tes précieux fonds marins, tu es aussi obsédé que moi. Tu serais prêt à n’importe quoi, y compris mettre ta propre vie en danger, si cela pouvait faire avancer l’humanité. Tu sais que la science en vaut la peine ! Tu es au-dessus de ces considérations bassement terrestres, ces inepties morales et éthiques dont on nous affuble au nom de la bien-pensance et qui handicapent la plupart de nos congénères, ceux qui n’auront jamais les tripes d’aller jusqu’au bout, d’accomplir ce qui est nécessaire pour laisser notre empreinte dans l’Histoire !
— C’est de ça qu’il a toujours été question pour toi, n’est-ce pas ? Laisser ton empreinte dans l’Histoire. Un seul prix Nobel ne t’a pas suffi ?
— Le progrès, c’est tout ce qui compte. C’est l’avenir. Tu me prends pour un égocentrique égoïste, mais personne ne consent de plus grands sacrifices que les hommes comme nous, parce que nous portons un poids toi et moi, nous savons que la vie d’un individu ne vaut rien face à l’avancée de l’espèce tout entière.
— Et c’est pour ça que tu te permets de maltraiter cette créature ? Son existence n’a pas de valeur à tes yeux ?
Luzarche soupire. Son regard se perd dans le fond de l’aquarium, prisonnier de ce débat sans fin qui nous divise depuis toujours :
— Tu condamnerais Christophe Colomb pour avoir découvert l’Amérique, parce que son arrivée a marqué la chute des civilisations précolombiennes ?
— Tu te prends pour Christophe Colomb maintenant ?
— Tu condamnerais Louis Pasteur pour avoir expérimenté sur des humains afin de mettre au point son vaccin contre la rage ? Tout ce que j’essaye de te dire, c’est que la connaissance en vaut la peine, toujours ! Quels que soient les sacrifices. Quels que soient les horreurs que l’on doit commettre, les fardeaux que l’on doit porter, la connaissance, toujours, a la prévalence. Il n’y a rien de plus important au monde. Qu’est-ce que la vie d’un individu face à la possibilité de sauver une espèce entière ?
— C’est ce que tu te disais pendant tes recherches en Nouvelle-Guinée ?
Mon père se fige. Sa mâchoire se contracte :
— J’ai toujours fait ce qui était nécessaire, articule-t-il.
— Alors c’était nécessaire d’inoculer à ces enfants une encéphalite spongiforme, pour te permettre d’étudier en détail les mécanismes de la maladie ? C’était nécessaire de les condamner à une mort quasi certaine, juste pour que tu puisses obtenir tes réponses ?
— Oui. Ça l’était.
Le silence se creuse entre nous.
— Depuis combien de temps est-ce que tu le sais ? m’interroge-t-il finalement.
Je ne peux me retenir de rire :
— Depuis toujours. Je l’ai su dès que j’ai lu ton article. Tous les sujets sur lesquels tu avais travaillé jusqu’à présent étaient soit morts, soit mourants. Tu avais besoin de nouveaux porteurs pour comprendre l’évolution de cette maladie. Des spécimens sains, sur lesquels tu pouvais étudier tous les stades depuis le début. Et ces enfants qui contractent l’encéphalite du jour au lendemain… Quelle belle aubaine. Un peu trop belle, tu ne crois pas ?
Je le transperce du regard :
— Je n’ai pas de preuve. Si ça peut te rassurer. Seulement la certitude de te connaître.
Il se concentre droit devant lui :
— J’ai fait ce qui était nécessaire, répète-t-il. Et aucun d’entre eux n’est mort, parce que j’ai découvert un remède. Grâce à moi, cette maladie est éradiquée désormais. J’ai sauvé des dizaines de vies.
— Et celles que tu aurais pu prendre ? Est-ce que ça t’arrive au moins d’y penser ?
— Bien sûr que oui !
Il se retourne vers moi et pour la première fois, je peux distinguer de la colère dans ses yeux :
— Bien sûr que oui, insiste-t-il. Tu crois que ça a été facile pour moi ? Tu crois que je n’ai pas de conscience ? Je ne suis pas le monstre sans cœur que tu t’amuses à dépeindre. Plus que quiconque, je sais quel prix nous devons parfois payer, parce que je l’ai payé, justement ! J’ai eu le courage de faire ce qu’il fallait ! À une époque, ta mère le comprenait…
— Je t’interdis de parler de Maman.
— Et pourquoi pas ?
— Parce qu’en étant mariée à un homme comme toi, il ne faut pas chercher bien loin pour deviner pourquoi elle s’est tuée.
Luzarche se fend d’un horrible rictus :
— Oh non, ce n’est pas à cause de moi qu’elle s’est tuée, et nous le savons tous les deux.
La douleur déchire mes entrailles. Même après tout ce temps, le coup est terrible. Mon père en est conscient, bien sûr, et moi aussi. Je vis avec cette vérité depuis maintenant vingt longues années. Elle n’a jamais été dite à haute voix, pas même murmurée, mais elle hurle là, dans le vide qui nous sépare ; elle résonne sans fin. À chaque seconde, chaque regard, je l’ai toujours devinée dans le cœur de Luzarche : il est persuadé que ma mère s’est tuée à cause de moi. La logique n’a pas sa place dans ce verdict abominable : c’est une intuition, un pressentiment plus fort que l’amour ou la raison. Et au fond de moi, la petite voix qui cherche à m’attirer sans cesse plus bas dans les profondeurs des abysses me murmure la même chose.
— Je n’ai jamais rien fait qui puisse justifier sa mort, je réponds sans conviction.
Pourquoi m’a-t-elle abandonnée ? Pourquoi est-elle allée se jeter dans l’océan à force de ne plus pouvoir me regarder ? Le choix de Mareve a toujours été une énigme pour moi, mais il existe malgré tout, irrévocable. Je suis le fils qui a tué sa mère, détesté par son père.
Je relève les yeux vers l’aquarium, en lutte de toutes mes forces contre les larmes qui me montent au visage. Hors de question de m’abaisser à cela devant lui. Face à moi, j’aperçois la créature qui m’observe par-dessous ses bras croisés, à moitié retournée comme si elle avait pu percevoir ma détresse. C’est à nouveau en elle que je puise le courage de déclarer :
— Nous ne sommes pas pareils toi et moi. Moi, je respecte la vie. Je respecte ces connaissances que je découvre et que tu vénères tellement.
— Tu respectes la vie ? répète-t-il, incrédule. Toi qui passes ton temps à essayer de te noyer toutes les trois secondes ? Pas besoin non plus de demander de qui tu tiens ça.
— Ferme-la.
— C’est cette miss insectes qui te bourre le crâne.
— Si tu parles encore d’Ophélie comme ça…
— Alors quoi ? Je connais ce genre de filles, je sais ce que je dis. Une midinette idéaliste qui n’a jamais dû se battre une seule fois dans sa vie pour quoi que ce soit. Tu devrais t’en séparer avant qu’elle ne te transforme en lavette comme Adam.
— Est-ce qu’il reste au moins une personne en ce monde que tu respectes, à part toi-même ?
Luzarche souffle d’un air désabusé.
— Tu me demandes s’il m’arrive d’avoir des regrets, reprend-il. Oui, j’en ai. J’ai travaillé pendant plus de cinq ans sur l’île Blackney. Cinq ans, tu te rends compte ? Je connais ses rivages par cœur. J’ai appris à côtoyer ses habitants, tous : hommes, femmes et enfants. J’ai partagé leurs vies pendant ces cinq années. J’ai dormi avec eux, j’ai mangé avec eux, j’ai étudié leur langue, j’ai dansé, discuté, ri, échangé. Et je les ai vus disparaître du jour au lendemain. Sans explication, on me les a arrachés. Tous ces gens qui étaient devenus mes amis pendant ces cinq années… Tu ne t’es jamais demandé ce que ça avait pu me faire ? Ils sont morts, Sam. Évaporés comme s’ils n’avaient jamais existé. Je regrette de ne pas les avoir compris plus tôt. De ne pas avoir su voir plus tôt la menace qui planait sur leurs têtes.
Il contemple à son tour la créature :
— Alors n’exige pas de moi d’avoir de la compassion pour cette chose. Elle est la clé de ce qui s’est passé ce jour-là. Les habitants de l’île Blackney méritent qu’on leur rende enfin justice !
— Tu n’as aucune preuve de tout ça !
— Mais je suis là pour en trouver ! s’écrie-t-il brusquement. Qu’est-ce que tu crois ?
D’un coup, il se retourne pour rallumer l’un des ordinateurs du labo :
— J’ai remarqué quelque chose sur les images de tout à l’heure. Quelque chose qui passait presque inaperçu au milieu de tout le reste.
Il fait défiler les clichés de l’IRM. Je ne vois rien d’anormal, jusqu’à ce qu’il arrive à l’instant où la créature a été brûlée. Parmi le festival de douleur et de stupéfaction qui illumine l’écran, une tache de couleur, elle, disparaît. Une zone minuscule, au niveau de l’aire de Broca.
— Qu’est-ce que ça signifie ? je lui demande, intrigué malgré moi.
— Je n’en sais rien. Cette zone est restée active en continu, sauf au moment où elle a été surprise, et lorsqu’elle était endormie. Elle s’est rallumée dès qu’elle a repris connaissance.
— L’aire de Broca est responsable du langage… Mais elle ne parle pas ! Nous sommes certains que ses cordes vocales ne lui sont d’aucune utilité sous l’eau.
— Peut-être qu’elle parle, mais que nous ne pouvons pas l’entendre ?
Mon père et moi échangeons un regard. L’intuition qui nous unit soudain me rend mal à l’aise, mais je ne peux pas la réfréner :
— Il nous faut un sonomètre.
Je fouille aussitôt dans tous les tiroirs, incapable de me rappeler si le budget de la mission a prévu ce genre d’équipement, jusqu’à ce que je finisse par mettre la main sur un petit boîtier à antenne :
— Parfait.
Nous allumons l’appareil. D’une technologie de pointe, il permet de détecter et d’analyser tous les sons, même ceux inaudibles à l’Homme.
— Rien dans les ultrasons…
Je baisse les réglages. La réaction est immédiate. Un signal puissant, ininterrompu, s’affiche sur le cadran de la machine. Je n’arrive pas à y croire :
— Elle émet des infrasons…
Tous les deux, nous fixons la créature, qui nous rend notre regard sans comprendre. Mon père frôle l’hystérie :
— Je t’avais dit que je la ferais parler ! s’exclame-t-il.
— Mais enfin, à quoi est-ce que ça peut bien lui servir ?
— C’est évident, tu ne crois pas ?
Luzarche s’empare de l’appareil et le pointe vers la créature au fond de l’aquarium :
— Elle chante. Elle appelle ses amis. |