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au 31 Mai 21 :
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Into the Deep
Par Natalea
Originales  -  S-F/Fantastique  -  fr
22 chapitres - Complète - Rating : K (Tout public) Télécharger en PDF Exporter la fiction
    Chapitre 18     Les chapitres     2 Reviews    
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Mutinerie

Il ne nous faut pas plus de quelques minutes pour nous organiser. Sous le cri déchirant de l’alarme, chaque seconde semble durer une éternité et renforce le risque d’attirer les soupçons sur nous. C’est pourquoi je saisis la créature dans mes bras sans attendre pour la déposer sur le lit superposé. Elle s’allonge en silence, sans protester, et tire sur elle la couverture que je lui tends pour dissimuler sa présence. C’est une maigre protection, mais c’est tout ce que nous pouvons improviser. De toute façon, si Ophélie et moi réussissons, personne ne devrait venir la débusquer dans ma cabine.

Au petit lavabo de ma chambre, Ophélie s’asperge les bras, les vêtements et les cheveux d’eau, comme si elle s’était trouvée sous une pluie battante. Ou au contact de quelque chose de mouillé… D’un signe de tête, elle m’indique qu’elle est prête :

— Tu es sûre de vouloir faire ça ? je lui murmure, bien trop conscient de l’urgence qui nous presse. Tu sais quelles conséquences cela pourrait avoir…

— Je le sais, acquiesce-t-elle. Mais nous n’avons pas le choix.

Ses grands yeux dorés parcourent mon visage, déchiffrent mes traits comme on le ferait d’une énigme. Songe-t-elle aux révélations de la créature ? Se demande-t-elle quelle vérité se cache là, juste sous mon masque de chair et de sang ?

— Et toi ? s’enquiert-elle. Tu accompliras ce qu’il faut ?

— Tu sais bien que oui.

— Jusqu’à la fin ?

Je n’ose comprendre sa question. Un voile de tristesse ombre son regard, mais elle ne s’y attarde pas :

— On se retrouve demain, alors…

— Oui. Demain avant l’aube, tout cela sera fini.

— Reviens-moi.

Ces deux mots, à peine échappés, trahissent toute l’anxiété qu’Ophélie nourrit vis-à-vis des événements à venir. Ils me bouleversent plus que de raison. Je la dévisage, cette jeune femme aux beaux cheveux d’argent, à la pâleur lunaire et à la douceur d’ange, et je songe à tout ce qu’elle a représenté pour moi. Quelle erreur ai-je commise lorsque je l’ai crue fragile... Ophélie puise toute sa force dans sa bonté d’âme. À l’heure du sacrifice aujourd’hui, en équilibre sur la pointe de l’incertitude, elle ne flanche pas. Elle accepte sa peur et s’en nourrit, s’en motive. Elle sait devoir accomplir ce qui est juste, et cela la porte au-devant du danger sans hésiter. Ses yeux ne cillent pas ; sa main reste ferme sur la poignée de la porte. À cet instant, j’éprouve pour elle une admiration et un amour sans bornes, plus que je ne l’avais sans doute encore jamais réalisé. J’éprouve la peur de la voir partir à jamais, de la perdre, et la sirène d’alarme du Résolu sonne tel un glas sur nos adieux. Je ne réfléchis pas : sans jauger de sa réaction, je la prends par la taille et l’embrasse, savourant le contact de ses lèvres douces au goût de rose tout contre les miennes.

Elle m’embrasse elle aussi, se recule et caresse mon visage. Sans doute est-elle incapable d’interpréter mon geste. Mais l’heure n’est pas aux réconciliations : sans un mot de plus, Ophélie ouvre précipitamment la porte et sort de la cabine.

Les secondes s’écoulent, interminables. Combien de temps a-t-il bien pu se passer depuis que l’alerte a été donnée ?

Depuis le coin de la pièce, en hauteur, je devine le regard de la créature posé sur moi. J’aurais encore tellement de choses à lui dire… La laisser derrière moi est un déchirement, mais nous agissons pour la sauver :

— Je vais revenir, je lui promets droit dans les yeux.

Alors, après avoir compté deux minutes, je sors à mon tour et referme derrière moi ma cabine sans la verrouiller. Toutes les fibres de mon corps voudraient dresser cette barrière de sécurité entre la créature et les autres membres de l’équipage. Mais, si nous tenons à ce que notre plan fonctionne, je dois avoir l’air aussi normal et insoupçonnable que possible. Je ne verrouille jamais la porte de ma cabine.

Il y a de l’agitation dans les coursives. Je l’entends aux dizaines de pas qui frappent la tôle partout autour de moi pour monter, descendre, converger vers le point de rassemblement prévu en cas d’alerte général au sein du bâtiment : la grande salle de réunion. Dans cette course effrénée, au détour d’un couloir, Louis est le premier collègue que je croise, et la vue de ce visage ami me rassure. Inconsciemment, je lui accorde un sourire pour le remercier d’avoir toujours été là pour me soutenir, même en ce moment critique :

— Vous savez ce qui se passe, chef ? me demande-t-il.

— Non. Ce n’est pas une alarme technique, c’est déjà ça. On a peut-être reçu un bulletin météo de la côte ? Le temps s’est pas mal gâté depuis hier.

J’inspire à fond, avec l’espoir que mon petit numéro soit crédible. Louis ne laisse transparaître aucune suspicion, mais sans doute n’est-il pas le meilleur public pour mettre à l’épreuve mes talents de comédien…

Nous rencontrons de plus en plus de monde à mesure que nous approchons de la salle de réunion. Je lance des regards de toutes parts, dans la crainte d’apercevoir la chevelure vaporeuse d’Ophélie, mais fort heureusement, la jeune femme ne semble pas avoir été prise dans le mouvement de foule. C’est au moins cela pour l’instant.

Le long du trajet, les murmures vont bon train : la plupart des matelots répandent la rumeur d’une alerte météo qui exigerait notre retour immédiat à Saipan, ce qui alimente indirectement mon mensonge. Je me raccroche à cette faible victoire tandis que je tente désespérément de garder mon calme.

Lorsqu’enfin, Louis et moi parvenons à nous engouffrer dans la salle de réunion, elle est déjà pleine à craquer. Mon père tourne comme un lion en cage sur la petite estrade au fond de la pièce, noyé sous le bavardage de dizaines de chercheurs qui s’entre-déchirent, avec au milieu d’eux, le professeur Opsomer :

— Comment avez-vous pu vous endormir, Charles ? vocifère Henri Luzarche de toute la force de son immense poitrail. Comment pouvez-vous me dire que vous n’avez rien vu ? Vous aviez de l’eau jusqu’aux chevilles !

Face à lui, le vieux scientifique chauve et ventripotent ne tente même pas de se défendre. Il arbore l’air résigné de ceux qui connaissent d’avance leur sort. Luzarche senior ne l’intimide pas, mais il sait qu’il ne gagnerait rien à dire un mot de plus.

— Et Sam ? reprend mon père de plus belle en tournant son attention vers la foule. Où est-il ? Quelqu’un est allé le chercher ? Et cette petite garce de Lastolat ? Je suis sûr qu’ils sont ensemble : il faut les trouver avant que…

Je lève le bras pour signaler ma présence :

— Je suis là !

Un chemin se dégage aussitôt devant moi. Miraculeux. Comme si l’on m’avait soudain déclaré malade de la peste. J’anticipe déjà quel raisonnement se dessine dans l’esprit de tous, aussi clairement que dans l’esprit de mon père, mais je ne peux rien laisser deviner :

— Est-ce que quelqu’un peut bien m’expliquer ce qui se passe ? je débarque, Louis sur les talons. Qu’est-ce que c’est que tout ce foutoir ? Tu sais quelle heure il est ?

— La créature a disparu !

J’accuse le coup. Jamais je n’aurais imaginé que ma vie puisse se jouer un jour sur un seul instant, et pourtant, c’est le cas aujourd’hui. Soit la surprise sur mon visage convaincra mon père et ses sbires, soit j’aurai précipité l’ambassadrice d’une nouvelle espèce intelligente sur Terre dans le néant.

— Qu’est-ce que tu racontes ? je laisse échapper, le souffle court.

Cela, au moins, je n’ai pas à le feindre…

— C’est ça, fais comme si tu l’ignorais, crache Luzarche avec toute la haine dont il est capable.

Jamais je ne l’ai vu aussi en colère. Je crois que même après la mort de ma mère, même après ma noyade aux abords de Tahiti, ou le suicide d’Adam, je ne l’ai vu aussi peu maître de lui-même :

— Toi et tes regrets, je vous connais, lance-t-il. J’ai presque failli tomber dans le panneau cette fois : un mois que ça durait, un mois que je te pensais enfin revenu sur le chemin de la raison. Mais non, évidemment : un faible reste toujours un faible, pas vrai ?

— Je ne comprends pas de quoi tu parles, j’articule lentement.

Je réalise alors que les secondes passent que je ne m’étais pas préparé à cette confrontation. Les révélations de la créature me sautent soudain en plein visage, avec les images qu’elle a gravées dans mon cerveau à jamais. Je vois le corps de Manaia ensanglanté à même le sol. Je vois Luzarche, ma mère et Adam larguer son cadavre au beau milieu de l’océan, pendant qu’ils traînent par la main un enfant en pleurs…

Ma haine égale brusquement mon angoisse. Elle me remplit d’un aplomb dont je ne me serais jamais cru capable. C’est l’homme qui m’a menti toute ma vie qui se tient là devant moi. C’est l’homme qui m’a arraché à mon histoire, à mon père, à mon peuple et à l’île sur laquelle je suis venu au monde. Une île qui se dresse à quelques encablures à peine de nous… C’est l’homme qui a fait de moi ce que je suis aujourd’hui. L’homme à l’origine du suicide de Mareve, et de toutes les autres souffrances qui ont suivi. Le calme mortel qui marque soudain ma voix instille le doute dans l’esprit de Luzarche :

— Je ne sais pas de quoi tu m’incrimines exactement, je lui réponds d’un ton reptilien, mais si j’avais voulu aider la créature à s’évader, j’aurais attendu mon tour de garde. Je me serais passé de la compagnie du professeur Opsomer, malgré tout le respect que je lui dois.

Luzarche adresse un regard noir au scientifique. Il tente de le cacher, mais je vois bien qu’il hésite à reprendre la parole. Lorsqu’il m’accuse à nouveau, c’est d’un air bien moins assuré :

— Comment expliques-tu ce qui est arrivé alors ?

— Je ne sais pas ce qui est arrivé.

Opsomer vient à mon secours :

— Je me suis assoupi cette nuit, confie-t-il d’une petite voix basse. À mon réveil, la chrysalide était éventrée, le sas de l’aquarium grand ouvert, et le laboratoire rempli d’eau.

Ces dernières paroles ravivent en moi le souvenir de la mort d’Adam. Je frissonne, ce que Luzarche tente aussitôt d’interpréter :

— Alors, ça ne te dit toujours rien ? rattaque-t-il.

— Et la créature ? je l’ignore.

— Disparue. Plus la moindre trace d’elle. Les caméras n’ont filmé que l’intérieur de l’aquarium : après cela, on ne sait pas où elle est allée.

— Mais bon sang, arrêtez de me prendre pour un imbécile, vous tous : où voulez-vous qu’elle soit allée ?!

Luzarche vient de hurler ces mots. Un silence de mort tombe sur l’assemblée. Les membres de l’équipage, qui ignorent tout de nos travaux scientifiques, ne comprennent pas l’étendue de la dispute.

— Vous aimeriez me faire croire que cette chose a ouvert le sas toute seule, des deux côtés, qu’elle est sortie de l’aquarium à l’air libre, et qu’elle est partie faire quoi ensuite ? Une petite promenade sur le pont ? Par ses propres moyens ?

Plus je le regarde parler, plus j’ai l’impression que Luzarche se vide de sa substance. Que toute la peine, la culpabilité et la crainte qu’il m’a inspirées depuis toutes ces années n’ont plus la moindre raison d’être, et que j’ai en face de moi l’homme le plus misérable de la Création tout entière. Il doit le percevoir, car ses yeux se braquent sur moi et se réduisent à deux fentes :

— Tu ne me feras pas croire que tu n’as rien à voir avec tout ça. Tu l’as relâchée, avoue-le. Une fois mis au pied du mur, elle t’a joué le même petit numéro de manipulation qu’elle a dû jouer à Adam, et tu n’as pas su résister.

— Est-ce que tu t’entends parler ? je réplique. Tu as des caméras, il me semble : tu n’as qu’à les regarder. Tu verras bien si je suis entré dans le sas de l’aquarium, dans une eau à dix degrés, au beau milieu de la nuit, pour ouvrir une chrysalide en deux et prendre ce qui était à l’intérieur.

J’esquisse un rictus :

— D’ailleurs, tu ne m’as pas dit ce qui était à l’intérieur. Ça aussi, tes caméras ont dû le filmer.

Les traits de Luzarche se durcissent. Une fois encore, je peux très bien suivre ses pensées : la créature s’est changée en être humain. Il ne peut pas déclarer une découverte aussi rocambolesque devant cette pièce pleine de profanes, au risque de passer pour un fou. Il a toujours eu pour ses recherches un culte du secret qui confine presque à l’obsession…

Fort heureusement aujourd’hui, cela joue en ma faveur. Car il n’aura probablement pas envoyé de copies de son travail à quiconque, pas même pour les stocker sur un cloud. Lorsque le Résolu sombrera, il emportera avec lui toutes les traces de l’existence de la créature…

— Tu sais très bien ce qui était à l’intérieur, dit Luzarche sans desserrer les dents.

— C’est ridicule. Il y a dix minutes encore, j’étais dans mon lit, en train de dormir. Je voulais la même chose que toi : découvrir ce qu’il y avait dans cette chrysalide, étudier cette créature, la conserver, tu le sais ! Tu sais jusqu’où j’étais prêt à aller pour la garder auprès de moi !

Cet argument semble le convaincre, au moins un peu… Je décide d’en rajouter une couche. Je me vautre dans ce personnage de chercheur sans scrupule avide de connaissances dans lequel j’ai vécu depuis près d’un mois. Cela me répugne de constater à quel point cela m’est facile : 

— Pendant que tu me fais perdre mon temps ici, à m’accuser de je ne sais quelles inepties, nous n’avons toujours aucune idée d’où s’est enfuie la créature ! Pour autant qu’on le sache, elle pourrait déjà être repassée par-dessus bord et nager à des kilomètres de nous ! Elle pourrait être retournée au fond de la fosse des Mariannes ! Il faut organiser une fouille du navire tout de suite, il faut…

— Ce ne sera pas nécessaire.

Je bénis l’intervention d’Ophélie. Pile au moment où je suggérais ce que je redoute le plus : une fouille du navire…

Tous les regards se tournent vers la jeune femme. Comme convenu, elle pénètre dans la salle dix minutes après moi, trempée de la tête aux pieds. La foule accentue sa petite stature : elle paraît minuscule dressée ainsi toute seule, tel un agneau au milieu des loups. Je réprime de toutes mes forces mon envie de lui venir en aide. Pour sauver la créature, Ophélie et moi devons être ennemis jurés.

— Vous n’avez pas besoin de fouiller le navire, lance Ophélie avec tout le défi dont elle est capable, en confrontant Henri Luzarche droit dans les yeux. Elle n’est déjà plus là.

Luzarche bondit sur elle :

— Qu’est-ce que vous en avez fait ? Qu’est-ce que vous en avez fait, sale garce ?

Opsomer et Louis retiennent chacun mon père par un bras. Son teint vient de virer à l’écarlate ; une veine pulse tout contre son front comme pour en percer la peau, et la rage dévoile ses dents aussi blanches que de l’os :

— Qu’est-ce que vous en avez fait, petite salope ? Qu’est-ce que vous en avez fait ?

Face à lui, affront ultime, Ophélie sourit. Je la soupçonne de prendre un plaisir assumé à jouer cette comédie. Une revanche pour toutes les humiliations que Luzarche lui a infligées, et pour tout le dédain que lui inspire cet homme :

— Je l’ai aidée à sortir de l’aquarium, répond-elle posément. Je l’ai soutenue jusqu’au pont supérieur. Elle a passé la rambarde, et je lui ai rendu sa liberté.

— Non !

— Comme nous aurions déjà dû le faire depuis longtemps.

— Non ! Vous n’avez pas fait ça ! C’est impossible ! Vous n’avez pas fait ça, saloperie d’idéaliste à la con !

Mon père ne se contrôle plus. Il crache de toute la force de ses poumons ; il tire sur les muscles de ses bras pour échapper à ses gardiens qui ont toutes les peines du monde à ne pas céder. Face à lui, Ophélie reste d’un calme olympien. Elle incarne son rôle à la perfection. Il faut dire qu’elle n’a pas vraiment à mentir. Ce qu’elle joue correspond parfaitement à ce qu’elle éprouve depuis le début de notre équipée :

— Il est trop tard, renchérit-elle. Alors, qu’est-ce que ça vous fait d’être impuissant ? Qu’est-ce que ça vous fait de ne plus avoir le contrôle sur les événements, pour une fois dans votre misérable vie ? Peut-être avez-vous une petite idée de ce que cette créature a pu ressentir, maintenant.

— Je vais te tuer pour ça !

Ophélie n’en sourit que davantage :

— J’espère que vous avez tous entendu, lance-t-elle à la cantonade.

En moi-même, je ne suis pas sûr que cette remarque la protège. L’influence de Luzarche est telle qu’il pourrait bien convaincre le navire entier de se taire sur le meurtre d’une pauvre entomologiste. Mais voilà qu’Ophélie coule un regard vers moi. Bien sûr. Il ne faut pas que je sois en reste, moi non plus. Il est vital que mon père croie à mon innocence, qu’il me laisse libre de mes mouvements sur le Résolu :

— Tu vois, ce n’était pas si difficile que cela, Sam, me nargue-t-elle. Tous ces beaux arguments qui te retenaient d’agir. J’espère que tu saisis à quel point ils étaient vains, désormais.

— Comment as-tu pu faire ça ?

J’ai tenté de mettre de la stupeur et du chagrin dans ma voix. Pas sûr que cela suffise :

— Comment as-tu pu ? je répète, avec plus de conviction. Alors que nous étions si près du but ! Alors que tu savais tout ce que cela représentait pour moi ! Est-ce que tu te rends compte ne serait-ce qu’une seule seconde de ce que tu viens de gâcher ?

Je me déteste un peu plus à chaque parole. Même le son de ma voix m’est insupportable. Il soulève en moi toute la culpabilité à laquelle je tente d’échapper, tout ce mois au cours duquel j’ai été dans l’erreur, où j’ai refusé d’écouter Ophélie, ma conscience, où j’ai été jusqu’à me rallier aux idées de Henri Luzarche, mon ravisseur…

Cette pensée me coupe la parole. Je dois avoir l’air suffisamment énervé, car Louis a posé sa main libre sur mon épaule, juste au cas où. Luzarche, lui, nous dévisage Ophélie et moi, tandis qu’il mesure peu à peu ce qu’implique notre joute verbale. Bien. Il commence à y croire.

— Toi, comment as-tu pu faire ça, Sam ? rétorque Ophélie, de son timbre si clair qui traverse tout.

— Tu m’as trahi !

— C’est toi qui m’as trahie. Je t’aimais, je t’admirais. J’aurais sacrifié n’importe quoi pour toi. Si seulement tu t’étais montré à la hauteur de l’homme que j’imaginais… Tu avais raison : nous faisions fausse route tous les deux. Toi au sujet de la créature. Et moi à propos de toi.

J’avale ma salive, difficilement. J’ai la désagréable impression que les reproches d’Ophélie sonnent un peu trop vrai, qu’ils se creusent un chemin jusque dans ma poitrine et s’enfoncent, fouaillant toujours plus loin dans mes chairs et tous mes regrets.

— C’est mon père qui avait raison, je me force à répliquer comme si l’on m’arrachait les mots de la bouche. Tu n’es qu’une idéaliste. Trop naïve, sans aucun sens des réalités. Tes bons sentiments nous auront coûté des mois de travail aujourd’hui. Qui sait combien de temps nous mettrons avant de capturer une autre créature ? Avant ne serait-ce que d’en observer une nouvelle ? J’aurais dû laisser les flics t’embarquer pour Saipan quand j’en avais l’occasion !

Ophélie, visiblement inspirée, ouvre déjà la bouche sur une nouvelle répartie, mais Luzarche se décide enfin à entrer dans la danse. Parfait :

— Il n’est peut-être pas trop tard pour cela, déclare-t-il, d’une intonation qui claque comme les lanières d’une cravache.

Je me tourne vers lui. Je n’ai plus à dissimuler ma colère cette fois-ci : il peut la mettre sur le compte d’Ophélie. Déjà, il s’est redressé, avec le calme inhumain qui a toujours été le sien, et indique à Louis et Opsomer de le relâcher :

— Ce que vous avez fait ce soir, mademoiselle Lastolat, est un acte de mutinerie, reprend-il d’un ton inflexible. Dès aujourd’hui, la police de Saipan en sera avertie.

— Bien sûr, raille la jeune femme. Vous allez me faire croire que vous allez courir le risque de laisser les enquêteurs venir sur ce navire une deuxième fois ? Que vous allez leur permettre de fouiller dans vos affaires, attirer encore plus leur attention ? Si vous les informez maintenant, rien ne m’empêchera de parler, je vous préviens. Je dirai tout ce que je sais. Vos précieuses petites recherches ne vous appartiendront plus très longtemps.

— Et que leur direz-vous, exactement ?

— Que vous vous livrez à des expériences interdites dans le périmètre de l’île Blackney. Que vous avez capturé un nouveau spécimen animal à l’intelligence comparable à la nôtre, et que vous le torturez sans en avertir les services concernés.

— Et quelles preuves aurez-vous à leur montrer de tout cela ? Grâce à vous, le fameux spécimen dont vous parlez n’est plus sur ce bateau. Dès que vous ferez ne serait-ce qu’évoquer le mot « sirène », vos chers inspecteurs de Saipan vous embarqueront pour un tout autre genre de cellule.

Ophélie ne dit rien, faisant mine d’être vaincue. Cette partie-là du rôle a l’air de beaucoup moins lui plaire. Du coin de l’œil, mon père sollicite alors le marin qui lui sert de second sur le Résolu :

— Prenez deux hommes et emmenez-la jusqu’à sa cabine, ordonne-t-il. Enfermez-la sous bonne garde jusqu’à ce que la police vienne nous en débarrasser.

Les matelots obéissent sans discuter. De nouveau, la salle de réunion bondée est plongée dans le silence. Tous les membres de nos deux missions scientifiques contemplent Ophélie, la porte-parole de l’opposition contre Henri Luzarche, la garante de l’humanité et de la compassion, se faire arrêter sous leurs yeux comme une vulgaire criminelle et presque jeter aux fers. Certains sont d’accord avec cette décision. Je vois sur les traits de la majorité de l’équipe de mon père à quel point la trahison de la jeune femme les a choqués et scandalisés. Mais d’autres, dans ma propre équipe, ont plus de difficultés à l’accepter. Louis, notamment, tourne vers moi un visage désemparé :

— Chef, on ne peut quand même pas la livrer à la police comme cela…, implore-t-il.

Peut-être plus encore qu’Ophélie, cela me blesse de le décevoir. Louis a toujours eu une telle foi en moi. Plus que jamais, j’ai honte de mon comportement passé, et plus que jamais, j’en ai assez de tuer l’amour et l’espoir de ceux qui veulent croire en moi.

— Nous ne pouvons pas faire autrement, Louis, je réponds néanmoins. Ce qu’elle a fait est bien trop grave. Comment pourrions-nous lui faire confiance désormais ? Qui sait quel mauvais coup elle pourrait manigancer contre nous la prochaine fois que nous ne serons pas d’accord avec elle ? Elle pourrait s’en prendre directement à nous, à nos recherches…

— Mais, chef, c’est de sa vie dont il est question ! Si jamais elle est arrêtée, sa carrière sera fichue pour toujours. Elle pourrait aller en prison. Elle pourrait ne plus jamais avoir le droit d’exercer !

J’échange un regard avec Ophélie, longuement. J’essaye de ne pas y laisser émerger mon inquiétude, mais malheureusement, tous les avertissements de Louis nous ont déjà traversé l’esprit à tous les deux, bien avant que nous ne quittions ma cabine :

— Elle aurait dû y réfléchir au moment d’agir, je murmure simplement.

Ophélie a réfléchi, aucun doute là-dessus. Et elle a pris sa décision malgré tout :

— Si je n’ai pas de preuves à dévoiler à la police, contre-t-elle, alors vous non plus. Allez leur expliquer que j’ai libéré une créature dont vous refusez même de leur parler. Allez me faire condamner sans même leur dire ce dont quoi vous m’accusez. Je vous souhaite bon courage.

Ses iris glissent sur moi :

— Et toi, je te souhaite d’aller en Enfer.

L’Enfer. Le sous-sol du navire. C’est ainsi que je choisis d’interpréter cette réplique, tandis que les matelots emmènent Ophélie, et que Louis renonce définitivement à me raisonner. Un de plus.

À la faveur de la légère accalmie qui s’ensuit, j’enfouis quelques secondes mon visage entre mes mains et expire profondément. Le plus dur est terminé. Je ne cesse de me répéter cela, alors que je sais très bien que ce n’est pas vrai. Quand mon père se décide enfin à s’adresser à moi, mon cœur bondit dans ma poitrine, avec la crainte viscérale de ne pas m’être montré suffisamment convaincant :

— J’espère que cette histoire te servira de leçon, décrète-t-il alors. Ne t’entoure jamais de gens incapables de comprendre ce que tu fais.

— De gens en désaccord avec ce que je fais, tu veux dire.

Merde. Je n’ai pas pu me retenir. Mais Luzarche ne semble pas s’en formaliser : après tout, ce genre de sarcasme correspond sans doute le plus à ce que serait mon comportement normal dans une situation pareille.

Luzarche ne s’excuse pas de m’avoir soupçonné : pour cela aussi, je n’en attendais pas moins de sa part. Il se contente d’intimer à nos équipes d’approcher de l’estrade, pour s’adresser à ses ouailles et les rassurer en cette heure d’incertitude :

— Écoutez, je sais que ce qu’il vient de se passer nous a tous ébranlés, commence-t-il. Nous avons bien sûr de quoi être démoralisés, mais je veux que vous gardiez bien à l’esprit que cet incident ne signifie pas la fin de nos recherches. Bien au contraire. Tout indique que les légendes de l’île Blackney disaient vrai, et si elles disent vrai, alors ces créatures doivent être nombreuses, là, juste sous nos pieds. Ce n’est qu’une question de temps avant que nous n’en capturions une nouvelle. Et d’ici à ce que ce jour arrive, nous avons encore des montagnes de données à analyser sur notre précédent spécimen. Nous avons des échantillons de tous les tissus de son corps, y compris sa nymphe, et dès à présent, je vais charger deux d’entre vous d’effectuer de nouveaux prélèvements sur le contenu de l’aquarium. Nous avons la vidéo qui a filmé l’éclosion de la chrysalide : nous la visionnerons tous aussitôt que la sécurité de ce navire aura été rétablie par la police de Saipan. Nous avons le sonomètre, les IRM, des centaines d’heures d’enregistrement des caméras, et des mois de budget devant nous ! Pas vrai, Sam ?

Je tressaille. La longue liste de toutes les informations encore en possession de Henri Luzarche me remplit d’effroi, mais je ne dois pas le montrer. Si le doute brûlait toujours en moi à l’idée de précipiter le Résolu par le fond, au moins cela a-t-il le mérite de l’éteindre pour de bon :

— Tout à fait, j’acquiesce avec un air que j’espère déçu mais déterminé. Nous avons tous largement de quoi nous occuper d’ici la capture d’un nouveau spécimen. Je suggère que nous nous mettions au travail immédiatement.

J’affronte le regard de Luzarche, sans ciller. L’éclat de fierté que j’aperçois dans ses yeux me donne envie de vomir, de lui coller mon poing en pleine figure, ou les deux en même temps. Mais une fois encore, je n’en laisse rien deviner. Pas même lorsqu’il vient me presser l’épaule dans un semblant d’affection paternelle :

— J’ai douté de toi, fils. Ça n’arrivera plus.

Oh, voilà que l’on se rapproche des excuses… Décidément, j’aurai tout vu. Je me demande s’il serait capable de m’adresser des excuses pour le mal qu’il m’a réellement fait, vingt-sept ans plus tôt, sur les rivages de l’île Blackney. Mais je suppose que je n’aurai jamais la réponse…

Pendant que les marins, définitivement perplexes, retournent à leurs tâches quotidiennes, les membres de nos équipes scientifiques, eux, errent quelques instants telles des âmes désœuvrées, avant de s’enfuir dans leurs laboratoires respectifs. Je lutte pour ne pas les imiter :

— Tu vas me le dire, maintenant ? je demande à Luzarche en le prenant à parti. En quoi la créature s’est-elle transformée ?

Il me dévisage un long moment, comme si nous partagions désormais une connexion connue de nous seuls, et il me fait signe de le suivre jusqu’à l’aquarium :

— Viens, je vais te montrer.

La journée s’écoule dans une sorte de frénésie nerveuse. Mes collègues sont encore bouleversés par les événements de la matinée, emplis de crainte par la réaction de Luzarche, l’arrestation d’Ophélie, et ce que cela présage pour la suite de nos recherches. Chacun s’attèle à sa tâche, le nez dans ses éprouvettes, dans l’espoir de ne pas se faire remarquer, de profiter d’une accalmie pour garder contenance et rassembler ses pensées. D’autres, pour cacher leur trouble, s’activent telles les abeilles d’une ruche, tout pour conserver l’esprit occupé. En ce qui me concerne, chaque seconde est une torture, tandis que je m’efforce de remplir mon rôle à la perfection, de ne pas songer à la créature dissimulée dans mon lit à quelques mètres à peine de nous, ou à Ophélie livrée à elle-même dans sa cabine.

Luzarche semble définitivement avoir renoncé à ses doutes, car sitôt la salle de réunion derrière nous, il m’a montré la vidéo de l’éclosion de la chrysalide, la nuit dernière. J’ai pu voir de mes propres yeux la scène à laquelle j’ai assisté en rêve, dans la peau de la créature. Tout concorde. On aperçoit bien sa silhouette fantomatique s’extirper du cocon dans un déluge de particules organiques brunes, ses grandes mains ouvrir le sas, puis disparaître loin du champ des caméras.

J’avais déjà le pressentiment que ma vision était bien réelle, mais cette fois j’en ai la preuve formelle. Et je ne sais qu’en penser. Je songe à ce lien télépathique que la créature a tissé entre Ophélie, elle et moi afin que nous puissions communiquer. Ce lien, je le ressens toujours au fond de mon esprit, tel un insecte qui ferait cliqueter ses griffes à l’arrière de mon crâne, prêt à bourdonner à chaque instant. Je me sens bizarrement observé. Comme si c’était la créature qui pouvait voir à travers mes yeux, désormais, et peut-être influer sur mes gestes, mes paroles, mes pensées… Peut-être cette connexion existait-elle déjà auparavant ? Comment aurais-je pu vivre ce rêve avec autant d’acuité, autrement ?

Je secoue la tête. Il n’est plus le moment de se poser ce genre de questions. Ophélie n’a peut-être pas une confiance pleine et entière en la créature, mais la morale nous impose de lui venir en aide, quoi qu’il en coûte. Alors au diable les craintes qu’elle peut bien nous inspirer…

 La tempête se corse, constate Louis sur la paillasse à côté de la mienne.

— Oui.

D’une main, je rattrape une éprouvette chavirée par la houle :

— Il serait peut-être temps de ranger tout cela. Le pire sera sur nous d’ici ce soir.

— Très bien.

D’un même geste, tous les collègues présents autour de moi commencent à préparer la salle de l’aquarium à l’orage qui nous attend cette nuit. La plupart des équipements sont déjà adaptés à la vie en haute mer : les ordinateurs sont fixés aux plans de travail, ainsi que la majeure partie du mobilier. Nous nous contentons donc de mettre à l’abri le matériel le plus fragile, les prélèvements, les produits chimiques, puis nous appliquons des précautions similaires dans les différents laboratoires qui outillent le Résolu. En parallèle, les matelots s’activent dans les cales pour vérifier que tout le chargement est bien attaché, et que la citerne d’eau douce est remplie.

Je tente de ne pas songer à ce qui m’attend dans les prochaines heures. L’équilibre d’un bateau dépend d’une multitude de facteurs, en particulier de son poids et de son centre de gravité. Chaque élément structurel et chaque partie de la cargaison occupe une place très réfléchie au sein du navire afin d’y maintenir en permanence cet équilibre, surtout en cas de mer agitée. Il existe néanmoins un imprévu susceptible de tout bouleverser : l’effet de carène liquide. Sous nos pieds, nichée dans les compartiments techniques du Résolu, dort une très grande citerne d’eau douce capable de contenir plus de trois-cents mètres cubes. C’est cinq fois le volume présent dans l’aquarium de la créature. Il faut bien cela, pour alimenter les toilettes, lavabos, douches, cuisines et laboratoires qui font vivre les cent-cinquante membres d’équipage de Luzarche…

En cas de forte gîte, il est crucial que les cuves de ce genre soient totalement pleines ou vides. Car sinon, les liquides suivent leurs propres règles… La houle entraîne un déplacement de la masse aqueuse, qui augmente lui-même le mouvement du navire. Si ce tangage est suffisamment amplifié par des vagues profondes, le bateau se retourne, même un géant comme le Résolu…

Déjà, je sens le sol rouler sous nos pieds. La créature avait raison : la tempête est sur nous, et elle va frapper fort. Chaque déferlante me rappelle un peu plus le destin que je réserve à ce vaisseau et à ses occupants. Je jette un dernier regard sur Louis. J’espère de toutes mes forces que nos actes ne causeront pas de victimes… Avec un projet de ce genre, il est impossible d’en être sûr à cent pourcents.

Je songe à Adam, qui avait ouvert directement les pompes de l’aquarium de l’Achéron sur le Pacifique, pour nous précipiter tous vers l’abîme… Quelles réflexions lui avaient traversé l’esprit à cet instant ? Obéissait-il, tout comme moi, à l’influence de la créature qui pesait sur sa conscience et ses gestes ? Pourquoi les vies humaines n’avaient-elles eu aucun poids dans l’équation, pour lui ?

Je me passe fiévreusement une main sur le front pour en chasser la sueur :

« Adam, où que vous soyez, j’espère que vous êtes davantage fier de moi aujourd’hui », je pense en refermant les derniers tiroirs d’échantillons à clé.

J’éprouve une douleur étrange à réveiller ainsi le souvenir d’Adam. Sa mort et les mots qu’il m’a adressés me font toujours aussi mal. Si je me soucie tellement de l’avoir déçu, c’est bien que son avis compte encore à mes yeux… Et pourtant, il a participé au mensonge, lui aussi. Il m’a enlevé, m’a caché mes origines et le décès de mon père, les expériences de Luzarche, la cause du suicide de ma mère ; il est autant coupable que Luzarche et Mareve. Mais il a payé toute sa vie pour cela. Dans la mort, peut-être a-t-il enfin trouvé cette forme de rédemption à laquelle il aspirait sans pouvoir la demander à personne.

— Je vous pardonne, je murmure pour moi seul.

Le pragmatique en moi doute fortement qu’il puisse m’entendre. Mais je n’ai pas le cœur à me montrer pragmatique pour le moment. J’avais besoin de le dire, c’est tout. D’abandonner ce poids qu’Adam avait placé sur mes épaules juste avant de mourir.

— On ne pourra rien faire de plus ce soir.

Henri Luzarche débarque soudain derrière moi, l’air ombrageux, comme si cette tempête était une insulte personnelle à son autorité après tous les précédents imprévus de cette journée :

— Retournez tous à vos cabines avant que l’un de vous ne soit blessé, ordonne-t-il, lassé. Saipan nous a envoyé un rapport : la nuit va être longue, mais les choses devraient revenir à la normale d’ici demain matin. Ils nous permettent de rester dans le périmètre tant que nous n’entamons pas de manœuvres.

Plusieurs de nos membres acquiescent. Tous semblent soulagés de pouvoir se mettre à l’abri pour la soirée, et se ruer rapidement sur leur lavabo personnel en cas de révolte abdominale. Je m’autorise un léger sourire. Le visage de Louis vient de prendre une intéressante teinte verdâtre.

Luzarche se penche alors vers moi tandis que le laboratoire se déserte :

— Cette tempête va ralentir l’arrivée de la police de Saipan, me prévient-il. Je les ai déjà avertis par radio, mais ils ne seront pas là avant plusieurs jours.

— Et les gardes-côtes qui surveillent Blackney ?

— Ils se sont éloignés pour éviter l’orage. Ils sont à plusieurs heures d’ici désormais. De toute façon, ils m’ont bien signifié que les actes de mutinerie n’étaient pas de leur ressort : ils ne s’intéressent qu’à l’île.

— Que va-t-on faire alors ?

— Continuer à garder la porte de ta dulcinée, jusqu’à ce que nous en soyons débarrassés.

J’esquisse un rictus :

— Je suppose que tu ne vas pas me proposer de tour de garde, n’est-ce pas ?

Il me presse l’épaule, et je réprime un frisson :

— Ne m’en veux pas. Un capitaine doit toujours assurer ses arrières. En plus, une nuit de sommeil complète te fera le plus grand bien. Tu es à faire peur.

Je ne réplique pas plus que cela. Ophélie et moi avions prévu dans notre plan d’être séparés. Son rôle dans cette histoire est terminé, désormais. Lorsque l’alarme se déclenchera, ses geôliers n’auront d’autre choix que de l’évacuer, hors du danger.

— Je vais me coucher, je déclare alors, comme si j’abdiquais. Tu as raison : dormir nous sera bénéfique à tous. Nous y verrons sans doute plus clair sur la marche à suivre demain.

— Bonne nuit, fils.

— Bonne nuit.

J’ai répondu par réflexe. Mais l’écho de mes paroles me revient telle une gifle. Je contemple soudain cet homme, Henri Luzarche, qui s’est fait passer pour mon père pendant toutes ces années sans jamais en assumer vraiment le rôle, et je songe alors que c’est la toute dernière fois que nous nous parlons ainsi, lui et moi, comme père et fils. Cette nuit, la mascarade prendra fin. Cette nuit, Henri Luzarche perdra tout ce qui a motivé sa vie entière. Il aura une bonne raison de me haïr, cette fois-ci. J’aimerais dire que cela ne m’atteint pas, mais… Pour moi aussi, c’est toute une vie qui disparaîtra avec lui. Une vie de mensonge, certes, mais ma vie malgré tout. J’en éprouve une sorte de tristesse qui me trouble. Il faut croire que tous les changements, même les plus souhaités, méritent un instant de deuil.

Je me détourne avant que Luzarche ne se rende compte de quelque chose. Le sang bat à mes tempes tandis que je prends le chemin de ma cabine. Déjà, l’angoisse refait surface : et si la créature n’était plus là ? Et si on l’avait découverte ? Et si elle avait tenté de s’enfuir par ses propres moyens ?

J’ai toutes les peines du monde à ne pas me mettre à courir dans les coursives, jusqu’à ce qu’enfin j’ouvre ma porte en grand et la verrouille aussitôt derrière moi :

— Tout va bien ?

Une silhouette se redresse dans les ombres de mon lit superposé. Le visage de la créature apparaît au-dessus de moi, magnifique et très pâle, telle une vision onirique. Quelque part, c’est un peu ce qu’elle a toujours été… Elle me sourit légèrement : sans doute sa manière de me répondre « Oui ». Je suis soulagé de sentir la protection du verrou tiré derrière mon dos. Je crois que j’ai rêvé d’actionner ce verrou toute la journée.

Quelque peu hésitant, je m’agrippe aux barreaux du lit pour rejoindre la créature. Les remous de l’océan Pacifique sous nos pieds ne me facilitent pas les choses. Je songe brusquement à la fosse des Mariannes, aux milliers de mètres d’abysses qui n’attendent que de nous avaler, indifférents à l’agitation de la surface. Bientôt, leur vœu sera exaucé…

— Je suis désolé de t’avoir laissée seule aussi longtemps, je glisse à la créature tandis que je m’installe en tailleur au bout du lit.

Je dois bien reconnaître que je ne suis pas très à l’aise, recroquevillé ainsi dans un si petit espace, du haut de mon mètre quatre-vingt-dix, si près de la créature. Elle s’est terrée contre l’oreiller à l’extrémité opposée lorsqu’elle m’a vu approcher.

— J’espère que tu n’as pas eu trop peur, j’insiste.

Elle ne me répond pas, comme je m’y attendais. Je me demande quelles pensées ont pu traverser son si prodigieux esprit pendant mon absence. A-t-elle conscience du plan que nous avons mis en place, Ophélie et moi ? Y a-t-elle accès grâce à ses dons de télépathe ? A-t-elle peur de l’issue de toute cette folie ?

Malgré moi, j’incline la tête contre la paroi de tôle et ferme les yeux quelques secondes. Le contrecoup de la nuit dernière me rattrape enfin. Mais je ne dois absolument pas m’endormir. Le succès de notre mission réside dans son timing.

— Est-ce que tu as faim ? je demande soudain à la créature, puisqu’elle n’a rien dû avaler depuis plus d’un mois dans sa chrysalide. Soif ? Tu as besoin de quelque chose avant que nous ne tentions de te remettre en liberté ?

« Tu en as déjà bien assez fait. »

La voix de la créature claque, vibrante, au creux de mon esprit. C’est aussi traumatisant que la première fois. Je sursaute et essaye de contenir ma crainte instinctive :

— Tout sera bientôt fini, je lui assure, sans déterminer si je tente de la convaincre elle ou moi-même. D’ici demain, tu seras libre.

Seul le silence me répond. Mais je sais que la créature m’a entendu. Je sens sa présence, juste là, dans mon esprit, aussi tangible que son corps en face de moi. Elle éprouve une sérénité qui m’apaise. Elle ne redoute pas les événements à venir. Elle me fait confiance.

Je laisse les heures s’écouler en m’abandonnant à ce sentiment. À mesure que la nuit avance, la tempête nous secoue de plus en plus : mes affaires volent en tous sens, et le métal du navire grince de tous ses boulons. J’aperçois le petit cactus offert par Ophélie valdinguer à l’autre bout de la cabine, et je regrette de ne pas avoir pensé à le mettre à l’abri. Plus que jamais, la présence de la jeune femme en cet instant critique me manque. Je trouve du réconfort à l’imaginer non loin de moi, dans son placard converti en couchette, les pans de son poncho serrés autour d’elle dans l’attente que tout cela soit terminé. J’aimerais pouvoir partager avec elle la même communion d’esprit que celle qui me lie à la créature…

Fort heureusement, après avoir vécu plus de temps en mer que sur terre au cours de mon existence, la tempête ne m’angoisse pas outre mesure. J’ai les nerfs solides et le pied marin, autant que mon estomac — du moins j’ose l’espérer. J’en viens presque à regretter mes soirées à la belle étoile sur le pont de l’Orpheus. À l’époque, j’avais le choix entre regarder les étoiles, ou les profondeurs insondables des abysses… Deux différentes sortes d’infinis.

C’est lors d’une nuit comme celle-ci que j’avais aperçu ma créature pour la toute première fois… À la frontière de l’orage, elle avait surgi à quelques centimètres de mon visage, derrière l’épaisseur de la vitre en plexiglas. J’avais plongé pour la rejoindre, et sa longue silhouette effilée m’était apparue auréolée de la lumière des éclairs, avec deux yeux vert émeraude braqués sur moi…

— Est-ce que tu connais ma mère ? je lui demande soudain, avant même de m’en rendre compte.

Cette question, j’ai dû me la poser au moins une dizaine de fois depuis ce matin, sans oser la formuler à voix haute. Cette femme sublime que la créature m’a livrée en vision, en train d’accorder un baiser d’adieu à Manaia alors qu’elle abandonnait leur enfant dans ses bras, hante mon esprit depuis ces dernières heures… Je vois les yeux de la créature et les miens, si semblables… Elle peut lire cette interrogation dans mon regard sans avoir besoin de ses dons :

« Je la connais, oui », dit-elle, fixée sur mon visage. « Et si tu viens avec moi, tu la connaîtras toi aussi. »

Il y a des milliers d’interprétations possibles dans cette unique réponse… Je n’ose les deviner toutes. Après le calme de cette nuit, voilà que l’effervescence s’empare à nouveau de moi, accélère les battements de mon cœur, dessèche ma gorge et ma bouche. Sans doute parce que le moment fatidique approche. Le moment de la libérer… Très bientôt, la créature quittera ma vie pour ne plus jamais y revenir, me laissant seul avec toutes les interrogations qu’elle a soulevées. Et que deviendrai-je alors ensuite ? Comment pourrai-je vivre avec tout ce qu’elle m’a révélé ? Avec cette porte ouverte juste au fond de moi, ce fragment d’incroyable qui murmure : et si c’était vrai ? Et si tu pouvais la rejoindre ?

La question franchit mes lèvres d’elle-même :

— Comment ?

« Tu sais comment. Tu l’as déjà fait. »

— Je ne comprends pas ce que tu veux dire…

« Il te suffit de lui répondre. Tu vois très bien de quoi je parle. »

— L’appel de l’eau…

Brusquement, la créature s’approche de moi. Elle saisit ma main entre les siennes : ses mains si humaines…

« Ceci n’a pas à être un adieu, Nasca », murmure-t-elle en pensée de sa voix caressante. « J’ai risqué ma vie pour venir te chercher jusqu’ici. Pour te ramener auprès de ton peuple. Dans quelques minutes, tu devras choisir. Tu peux t’enfuir de ce navire avec moi. Tu peux le décider. Accepte l’eau, accepte ta véritable nature. Elle ne te tuera pas. Ce sera comme une seconde naissance. »

J’ai le souffle court. Des milliers d’images folles défilent dans mon esprit, et je ne sais si elles viennent de moi ou de la créature. La possibilité d’une vie, à onze mille mètres sous nos pieds…

Une vague plus violente que les autres me ramène à la réalité. Il est déjà trois heures du matin. Il est temps…

J’inspire à fond, avec l’impression que l’adrénaline explose dans mon ventre :

— Je dois y aller, j’annonce, tel un condamné en partance pour l’échafaud.

Je ne ressens aucune hésitation, pourtant. Comment pourrais-je reculer à présent ? J’ai presque la sensation que chaque événement de ma vie m’a conduit à ce seul instant. Que depuis toujours, notre destin à tous les deux était de nous retrouver, de nous porter secours l’un à l’autre, et, peut-être, de nous rejoindre…

Mon esprit bloque sur ce choix fou. Mais je ne peux pas m’y appesantir maintenant. Tant de choses pourraient encore mal tourner. Tant de choses se dressent encore entre ma créature et sa liberté…

Face à moi, celle-ci s’approche à nouveau, à tel point que je peux sentir son odeur de sel tout près de moi, son souffle frais sur mon visage, et l’intensité de ses yeux verts qui ne me lâchent pas :

— Nasca, articule-t-elle de sa véritable voix. 

Puis, en esprit :

« Tu es l’un des nôtres. Ce n’est pas le hasard qui t’a conduit jusqu’ici. Repars avec moi. »

Alors, elle dépose sur mes lèvres un baiser glacé, un baiser qui n’a rien à voir avec celui qu’Ophélie et moi avons échangé. Ce baiser scelle ce lien indicible que j’ai toujours pressenti entre nous, promesse d’un avenir au-delà de toute imagination…

Je demeure perdu face à cette étreinte, incapable de revenir à moi-même. Ses lèvres sont encore avec moi lorsque je descends du lit superposé, déverrouille le panneau, et adresse un dernier regard à la créature :

— Je vais laisser la porte ouverte, je lui annonce d’une voix blanche. Si jamais quelqu’un entre, reste cachée le plus longtemps possible. Lorsque le bateau aura chaviré, il devrait couler très vite. Attends que la cabine soit noyée et tu pourras t’enfuir.

Mon regard accroche le petit cactus d’Ophélie, abandonné sur le sol. Je le ramasse et le dépose dans l’un des tiroirs de mon bureau, où il ne pourra plus rien lui arriver de mal. Je songe, alors que je ferme la porte derrière moi, qu’il ne reverra plus jamais la lumière du jour.

Le chemin jusqu’aux compartiments techniques du Résolu est désert. Comme je l’avais escompté. Je n’ai pas choisi ce timing au hasard : trois heures du matin, c’est le milieu de la nuit ; l’heure la plus susceptible de capturer aussi bien les lève-tôt que les noctambules. C’est l’heure qu’avait choisie la créature pour éclore de sa chrysalide… Et c’est également le plus fort de la tempête. Cela, bien sûr, je ne pouvais pas le prévoir. Mais je ne serais pas surpris d’apprendre qu’en plus de tout le reste, la créature est capable de déchaîner les puissances qui nous servent d’arme en ce moment même…

J’écarte cette pensée de mon esprit. Tout ce qui compte à présent, c’est rejoindre la cale d’eau douce au plus vite. Je laisse derrière moi l’embranchement qui me permettrait de rallier la cabine d’Ophélie et m’enfonce de plus en plus profondément dans les entrailles du Résolu.

Il fait sombre. Les coursives à cet endroit ne sont éclairées que par des lumières de service, d’un rouge grenat qui me semble beaucoup trop annonciateur. Les couloirs dansent autour de moi au gré du roulis, et j’ai beaucoup de mal à conserver mon équilibre tout en progressant rapidement. Je songe une fois encore à Adam, quelques minutes avant que je ne le retrouve dans l’aquarium, avant son geste fou… Si j’avais les mêmes talents en informatique que lui, je pourrais à mon tour pirater le bassin du Résolu pour qu’il laisse le Pacifique s’engouffrer dans nos flancs… La solution que j’ai choisie est moins élégante, mais tout aussi radicale.

Un dernier escalier me conduit enfin au pont inférieur, au ras de la coque, face à une lourde porte de métal dont j’actionne l’écoutille dans un grincement sourd. Plus que jamais, j’ai conscience du jeu de mes muscles sous ma peau, de ma respiration, de mes doigts sur la peinture écaillée. Toutes ces sensations si vivantes, si humaines, qui me frappent alors que je suis peut-être sur le point de les perdre… J’ignore pourquoi j’entends soudain la voix d’Ophélie : « Reste avec moi, Sam ! Je t’en prie, ta vie ici est précieuse ! ».

Elle aussi, je la chasse de mon esprit, comme tout ce qui pourrait perturber ma concentration en cet instant critique. La cale d’eau douce se dévoile sous mes yeux. C’est une grande pièce haute de plafond, entièrement bardée de tôle, et dont l’espace est presque intégralement occupé par une imposante citerne en polyester blanc. Cela ressemble à un collecteur de pluie, dans des proportions beaucoup plus importantes. Malgré le vacarme du métal autour de moi, aucun son ne s’échappe du réservoir : il est rempli à ras bord. L’équivalent d’une piscine de bonne taille, qui n’attend que d’être libéré… 

J’inspire à fond et élimine définitivement toute pensée parasite. Je me raccroche à ce qui compte pour moi : sauver la créature, me montrer digne d’Ophélie, épargner la vie de mes collègues et de l’équipage, me délivrer de mon père, renouer avec mes véritables origines…

Mon esprit bute sur cette dernière idée. Je viens d’empoigner l’un des volants qui assurent l’étanchéité de la citerne. Il y en a trois autres similaires, répartis à intervalles d’un mètre, à hauteur d’homme. Ils servent habituellement à y brancher de larges tuyaux depuis la surface, pour réalimenter le réservoir. Il suffit de les ouvrir pour que trois-cents mètres cubes d’eau se livrent aux aléas de la tempête au cœur même du navire…

J’effleure le premier volant. La voix de Henri Luzarche résonne contre les murs d’acier :

— Je savais bien qu’on ne pouvait pas te faire confiance.

 
 
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