La peau de la créature est glaciale contre la mienne. Elle est encore trempée de l’eau de l’aquarium, ainsi que du sang qui s’écoule de ses plaies aux coudes. J’essaye de ne pas y prêter attention. J’essaye de ne pas voir ce sang rouge si semblable au mien. Ou le contact de cet épiderme si doux, fragile, un contact tellement différent de celui des écailles argentées qui étaient les siennes, à peine quelques semaines plus tôt.
Je porte la créature au creux de mes bras, une main passée dans son dos, l’autre sous ses genoux. Ses genoux… Mon esprit s’arrête sur ce mot, incapable de le concevoir. Ce sont pourtant bien des jambes qui reposent inertes dans mon étreinte. Je tiens la créature serrée contre mon torse, sa respiration plaquée à la mienne, comme si cela pouvait renforcer la réalité de ce que je suis en train de vivre. Nous remontons le plus rapidement possible les corridors que la créature s’est sans doute acharnée à parcourir en sens inverse depuis le laboratoire. Elle ne se débat pas. Elle a passé ses bras autour de mon cou, dans une attitude très humaine qui me bouleverse complètement. Elle n’a pas dit un mot de plus depuis que je me suis approché d’elle pour la soustraire à son équilibre instable. Passive, elle observe l’intérieur du navire qui la retient prisonnière, ignorant tout de mes intentions : suis-je là pour la reconduire dans sa cellule d’eau et de plexiglas, pour l’exposer au grand jour devant tous ses bourreaux, ou pour lui rendre sa liberté si proche ? Moi-même, alors que je la promène au beau milieu de la nuit d’un bout à l’autre du vaisseau, je ne suis pas sûr d’avoir la réponse. Quels étaient exactement mes projets lorsque je l’ai soulevée du sol ? Quel est mon objectif tandis que nous nous enfonçons toujours plus loin dans le dédale de coursives du Résolu ? Je n’en ai aucune idée. J’ai l’impression d’être un rat de laboratoire pris au piège d’une machine infernale, d’un chronomètre fou où chaque action appelle la suivante, coûte que coûte, dans une improvisation constante. Mon geste me paraît avant tout être un geste de protection. Envers quoi ? La possibilité que la créature s’enfuie ? Ou celle qu’on la découvre ? Les deux issues se mêlent dans mon esprit, s’opposent, si bien qu’au paroxysme de la contradiction, je trouve refuge dans le seul espace neutre où l’on me laissera le temps de réfléchir : ma cabine.
Sans me départir de mon fardeau, j’ouvre maladroitement la porte, la referme derrière nous et la verrouille aussitôt. Alors seulement, je balaye la pièce du regard, rattrapé par l’irréalité de ma situation. À défaut d’autre chose, je me résous à déposer la créature au sol, contre la paroi face à l’entrée. Je n’ose pas lui offrir ma chaise de bureau de peur qu’elle n’en tombe ; quant au lit superposé, inutile de l’envisager. Elle me dévisage d’un air interrogateur tandis que je m’écarte d’elle, libéré de son poids étrangement léger. Elle ne doit pas peser plus de cinquante kilos.
Elle me fixe, adossée au mur comme si elle risquait de s’effondrer d’une seconde à l’autre, visiblement intriguée mais pas effrayée. Je reste debout devant elle, incapable de me détacher de sa présence. La créature est dans ma cabine. La créature s’est transformée en humaine.
La blouse blanche qu’elle a dû voler au laboratoire dans sa fuite dévoile très largement son corps, mais sa nudité n’a pas l’air de la préoccuper. Par réflexe, j’envisage un instant de lui proposer des vêtements. Mais comment lui faire comprendre ma pensée ? Même si son vocabulaire ne se résume pas forcément aux deux mots de français qu’elle m’a adressés, comment transmettre à un être aussi différent qu’elle les concepts de pudeur et d’habillement, elle qui se balade depuis toujours nue comme un ver dans son océan de ténèbres ? Un brusque accès de frustration et de désespoir m’envahit. Nous n’avons pas encore échangé une seule parole, et déjà, la communication s’annonce difficile. Les frissons qui agitent ses membres m’apportent la réponse : attrapant la couverture roulée en boule sur mon lit superposé, je la dépose sur ses épaules et la drape autour d’elle.
Elle esquisse un léger mouvement de recul, mais finit par se laisser faire. Ses mains agrippent même les rebords rêches du duvet pour les ramener contre elle. Au bout d’un moment, ses tremblements s’apaisent, et un petit éclat de reconnaissance traverse son regard tandis qu’elle comprend mon intention de la réchauffer.
Bien. Nous en sommes là de notre dialogue lorsque les conséquences de mes actes me retombent dessus comme une enclume. La créature s’est métamorphosée. La créature a tenté de s’échapper, et au lieu de la dénoncer, je l’ai aidée. Oh, je ne suis pas allé jusqu’à la jeter par-dessus bord dans le Pacifique, bien sûr que non… Mais je l’ai cachée dans ma cabine. Et elle m’a parlé.
Totalement sonné par le souvenir des derniers événements, je m’assois en tailleur sur le sol moi aussi, face à la créature. De longues minutes, nous nous contemplons sans amorcer un seul geste, absorbés par la présence l’un de l’autre. Cela me rappelle nos tête-à-tête silencieux dans la pénombre de l’aquarium, mais cette fois, il n’y a plus de vitre entre nous. La créature et moi occupons le même espace, comme ce fameux jour où j’étais entré dans le bassin avec Adam pour l’étudier. Désormais, ce n’est plus la même eau, mais le même air que nous partageons. Et je n’arrive toujours pas à en revenir.
Je ne reconnais pas le visage que j’ai en face de moi. Bien sûr, il y a bien quelque chose dans la forme générale de la mâchoire, caché au fond de l’iris, derrière le regard. C’est elle, et en même temps, elle est autre. Je ne saurais définir si je la trouve plus proche ou plus éloignée de moi à présent qu’elle me ressemble. Elle paraît indubitablement humaine, et pourtant, plus que jamais, son altérité m’explose au visage.
Une expression me revient vaguement en mémoire ; un souvenir glané quelques années plus tôt à l’occasion d’une conférence sur les thèmes de la science et de la science-fiction : « Inquiétante étrangeté ». Cette sensation de malaise indéfinissable qui survient, lorsque l’homme est confronté à quelque chose qui lui ressemble, quelque chose qui copie l’aspect de la vie, mais pas totalement.
La créature est vivante : de cela, il n’y a aucun doute. Mais il faudrait être fou pour la croire humaine.
Alors qu’elle se traînait dans le couloir de l’étage supérieur, à demi baissée pour ne pas tomber, je n’ai pas pu juger précisément de sa stature, mais il m’apparaît clairement désormais que ses longues jambes fuselées supportent une silhouette d’au moins un mètre quatre-vingt, si ce n’est plus. Sa transformation l’a laissée faible et amaigrie, si bien que cela étire encore plus ses membres si c’est possible : des bras démesurés, de fines mains aux doigts interminables, un cou gracieux et élancé, un torse svelte…
Exception faite de sa queue, elle n’a rien perdu de la musculature qui était la sienne dans son état antérieur. Même si la fatigue semble la dominer pour l’instant, je ne parierais pas sur sa fragilité. Tandis qu’elle se retrouve assise par terre à même le sol, presque entièrement nue, sa posture est celle d’un grand prédateur : souple et déliée, à la fois puissante et contenue, prompte à bondir, s’enfuir, ou attaquer. Pourquoi m’attaquerait-elle ?
Son visage est sans nul doute ce qui me confond le plus. J’ose à peine soutenir son regard de peur de tomber dedans. Il m’évoque la surface gelée d’un lac : je me heurte à mon propre reflet sans rien percevoir des eaux profondes à mes pieds. Ce qui m’attend au fond de ce regard est plus abyssal encore que la fosse des Mariannes…
La créature a toujours des yeux d’un vert tamisé, subtil. Des yeux d’autant plus semblables aux miens à présent qu’ils ont perdu leur caractère pisciforme. Ils me transpercent fixement, deux amandes fichées dans une peau de porcelaine, avec une expressivité que je n’ai jamais rencontrée chez un autre être humain. Il me suffit de survoler ces iris pour en déchiffrer toute la détresse, la curiosité et le trouble, un mélange infiniment complexe d’émotions qui s’accroche à mon esprit et l’imprègne, sans que je ne puisse m’en protéger. Je suis contaminé par les sentiments de la créature : ils engluent mon cœur et mes pensées jusqu’à ce que je ne puisse plus m’en détacher. Désormais, j’en ai conscience, mon sort est noué au sien. S’il m’était déjà arrivé de le croire auparavant, ce n’était que des mots. Cela ne représentait rien face au lien qui se tisse entre nous à présent. Car la créature m’offre aujourd’hui plus qu’un intérêt scientifique, plus qu’un prodige de la nature ou qu’un fantasme d’homme-poisson capable de survivre vingt mille lieues sous les mers : elle m’offre son âme. Une individualité, des tourments et des pensées que je ne peux plus ignorer. Face à ce visage levé vers moi, il n’y a plus de doute possible. Les paroles d’Ophélie me reviennent en mémoire, comme si la jeune femme se tenait avec nous dans cette pièce :
« Il y a différentes formes d’intelligence, Sam. Un lépidoptère n’a pas conscience de sa propre mort. Il vit dans le présent. Il ne peut pas débattre du sens de ses actes avec toi, il ne peut pas s’inquiéter pour son futur, ou planifier son existence en fonction du temps qu’il lui reste à vivre. Cette créature, si. Quand je plongeais mes yeux dans les siens, je sais à présent pourquoi je me sentais si mal à l’aise : c’est parce que je lisais toutes ces interrogations, toutes ces peurs, dans son regard. »
Dans le regard de la créature, je vois sa peur de mourir. Sa peur de mourir à cause de moi. L’espoir et la confiance qu’elle souhaiterait placer entre mes mains, sans toutefois en être sûre…
Qui serais-je pour assassiner un tel regard ? Ophélie avait décidément raison sur toute la ligne : ce serait criminel. Pas seulement parce que cette créature est unique. Mais parce qu’elle est plus qu’une créature. Elle est la première représentante d’une nouvelle espèce sentiente sur Terre. Une espèce qui existe peut-être depuis des millénaires, mais dont nous ne connaissons rien. Enfouie là sous la surface, à l’abri de la fosse des Mariannes… Une espèce si prodigieuse que les habitants de l’île Blackney en avaient fait des dieux.
Comment le leur reprocher ? Comme les hommes et les femmes envoûtants de mon rêve, la créature présente des traits si parfaits que l’on pourrait presque douter de leur réalité. Un port altier, de fins sourcils noirs qui couronnent un regard à l’intensité pénétrante, des pommettes hautes, affûtées, un nez droit et implacable, des lèvres étroites gorgées de sang, le tout dans un visage harmonieux à la froide solennité. Je serais incapable d’estimer son âge. Elle pourrait aussi bien avoir vingt ans que deux mille ans. Le temps se lit dans la sévérité de son expression, sa profondeur qui me donne le vertige, l’assurance calme et magnétique qu’elle dégage, naturellement, sans entamer un seul geste ni prononcer un seul mot.
La créature n’a pas besoin de parler. Son regard contient les onze mille mètres de la fosse des Mariannes, et bien plus encore. Il me suffit de me concentrer à nouveau sur mon rêve pour me rappeler l’immensité absolue de son esprit, un esprit en tous points différent du mien, jusque dans son essence la plus intrinsèque.
Car oui, j’en suis persuadé à présent : ce rêve quasi prémonitoire qui m’a fait vivre l’éclosion de la chrysalide et l’évasion de la créature, ce n’était pas qu’un simple rêve. C’était les prémices de ce lien que la créature consolide un peu plus à chaque seconde, à chaque impulsion de sa présence hypnotique. Elle incline son visage vers moi, et je sens son emprise qui s’intensifie.
Si je n’avais pas l’esprit d’un scientifique, je dirais que c’est la plus belle femme que j’aie jamais vue de ma vie. Si l’on m’avait demandé d’imaginer mon idéal féminin sur cette Terre, je crois que je l’aurais dessiné exactement comme elle. Même ses cheveux ras subliment sa beauté acérée. Sa faiblesse, sa pâleur et sa maigreur ajoutent une histoire à ses traits, des souffrances aussi secrètes que séduisantes, une férocité de vivre qui transparaît là, dans le rouge carmin de ses lèvres. Je devine celle qu’elle pourrait être, une fois nourrie, reposée, déguisée en ce qu’elle n’est pas : l’une d’entre nous… Combien se laisseraient prendre à l’illusion ? Combien comme moi éprouveraient presque de l’épouvante face à tant de perfection ? L’intuition lancinante que l’on a affaire à un prédateur, un prédateur qui a su s’adapter exactement à la forme que vous désiriez, et qui se glisse lentement vers vous, pour vous blesser de son baiser mortel…
Ainsi m’apparaît la créature tandis que je la contemple, et qu’elle ne me dit rien. Des signaux contradictoires se débattent en moi : l’envie de l’aider et de la protéger, l’angoisse envers mes collègues lorsqu’ils constateront sa disparition, l’indécision, la fascination, et un sentiment viscéral, ancré en moi par des siècles d’évolution, battant sourdement au rythme de mon cœur : la peur.
Soudain, la créature rompt le contact visuel et enfouit son visage contre ses genoux repliés. Elle s’entoure de ses bras, dans une attitude si vulnérable que toutes mes craintes se dissipent. Ne surnage plus que la pitié, et l’horreur de prendre part ainsi à la détention d’un être comme elle. Mais que faire ? Bon sang, que faire ? J’ai beau y réfléchir en boucle, je ne parviens pas à aligner deux pensées cohérentes. Un rapide coup d’œil à ma montre m’indique qu’il est déjà cinq heures du matin. Dans une heure, voire quelques minutes tout au plus, Simon viendra prendre la relève d’Opsomer devant l’aquarium, et il constatera aussitôt ce qu’il s’est passé pendant la nuit. Il donnera l’alerte. Le bassin est équipé de caméras : elles auront sans aucun doute enregistré la fabuleuse métamorphose de la créature, et son évasion par le sas. Fort heureusement, elles ne filment pas le laboratoire attenant. Elles n’auront rien vu de mon intervention auprès d’Opsomer, ni du trajet de la créature dans les coursives. Mon père n’est pas encore assez paranoïaque pour placer sous vidéosurveillance l’intégralité de son navire…
Mais l’alerte sera donnée, et aura lieu alors une fouille systématique du Résolu… Je n’ai nulle part où la cacher. Ni la certitude de vouloir le faire. Et même si elle échappait à la fouille, qu’adviendrait-il ensuite ? Je ne pourrai pas la dissimuler dans ma cabine jusqu’à la fin de la mission. Je ne pourrai pas la débarquer à terre sans que les autorités portuaires la remarquent, sans parler de l’équipe de mon père. Quant à la remettre à l’eau… C’est, encore et toujours, le même dilemme insoluble qui plante ses griffes en moi.
« Tu as une chance unique de réparer la pire erreur de ta vie. », murmure la voix d’Ophélie dans ma mémoire. « Combien d’autres donneraient tout ce qu’ils ont pour une telle opportunité ? »
Je ferme soudain les yeux moi aussi, le visage plongé entre mes mains jointes, incapable d’affronter seul une seconde de plus cette toile inextricable. C’est comme si le fantôme d’Adam revenait directement d’entre les morts pour me rappeler à quel point je l’ai déçu. À quel point Ophélie était vraiment depuis le tout début celle qui s’était montrée la plus humaine de nous deux. Depuis le jour où j’ai capturé la créature, tout en moi me hurlait qu’elle avait raison. Mais j’ai toujours refusé de l’écouter. Toujours.
À présent, je redresse le regard et croise aussitôt celui de la créature. Je n’ai plus aucune fausse excuse à m’inventer, je le sais. Je ne peux plus me cacher de la vérité quand elle s’exprime là, avec deux yeux verts aussi brillants que les miens. Surmontant visiblement sa peur, la créature tend une main vers moi, tout près du sol, sans chercher à me toucher. Elle aussi tente simplement d’établir le contact :
— Aide-moi, répète-t-elle.
Sa voix est encore hésitante, mais elle est chaude, vibrante d’empathie. J’y devine le spectre infini des émotions humaines, dans toute leur richesse et leur compassion. Ce n’est pas un prédateur qui s’adresse à moi. C’est une intelligence terrifiée, qui ne désire rien d’autre que d’échapper à ses geôliers. Elle pourrait être moi. Si les siens cherchaient à me capturer pour me disséquer au fin fond de la fosse des Mariannes, ne réagirais-je pas exactement comme elle ? Sans doute n’aurais-je pas le même courage… Celui de m’entretenir avec mon tortionnaire.
— Comment se fait-il que tu parles ma langue ? je lui demande, comme pour retarder l’échéance de prendre une décision.
— Aide-moi, répète-t-elle.
Elle semble au bord des larmes. Ses immenses yeux pailletés d’or me transpercent sans me blesser ni me laisser fuir : capturé au bout d’une pique, tel un papillon épinglé vivant sur un cadre.
Soudain, son calvaire me devient insoutenable : je me relève d’un bond, ce qui la fait sursauter, et je me mets à tourner en rond comme un lion en cage. Elle observe le va-et-vient de mes jambes, captivée. Elle reste suspendue à mes gestes car elle sait que sa vie dépend de ma décision, et elle l’accepte. Elle ne se rebelle pas. Cette forme très particulière de résignation me donnerait presque envie de hurler, parce qu’elle ne me rend que plus coupable. La créature est à ma merci, consciente de son sort. À moi de choisir quel rôle je tiendrai dans ce sinistre conte. Sauveur ? Ou bourreau ?
À chaque fois que j’ai eu à prendre une telle décision, j’ai l’impression de m’être trompé. L’enchaînement de mes résolutions m’apparaît presque aujourd’hui comme une avalanche insurmontable, un monstre que j’aurais nourri un peu plus à chaque embranchement, à chaque mauvais pas, jusqu’à ce qu’il me devienne totalement incontrôlable. À quel instant exactement la situation m’a-t-elle échappé ? À partir de quand a-t-il été trop tard ? Est-il encore temps, maintenant ? Je manque de repères, et les seules personnes capables de m’en prodiguer sont soit mortes, soit en guerre ouverte contre moi. Ophélie n’acceptera jamais de me parler… Et même si elle acceptait, quelle garantie aurais-je quant à ses propres décisions ? Elle pourrait parfaitement me trahir à la seconde où je lui montrerais la créature… La révéler aux yeux de tous.
Non, elle ne ferait pas cela. Cela reviendrait à remettre la créature dans sa prison de torture, et c’est tout l’inverse de ce que souhaite Ophélie. Non, elle pourrait tenter de la relâcher.
Mais serait-ce vraiment une trahison… ?
Le cerveau en ébullition, j’observe à nouveau la créature, qui demeure prostrée juste au-dessous de mon hublot. Les minutes s’égrainent avec une rapidité effrayante. Je ne peux pas rester planté là à ne rien faire. Je le sais. Quelle que soit ma décision, je ne pourrai pas agir seul. J’ai besoin des conseils d’Ophélie. Il m’aura fallu attendre d’être au pied du mur, avec la vie de la créature littéralement au creux de mes mains, pour que les certitudes que je croyais si fermement ancrées en moi m’abandonnent. Il est moins facile de me convaincre que la créature doit être gardée en captivité à présent que je suis celui qui doit la livrer…
J’ai définitivement besoin d’Ophélie. Au cœur de la tourmente, elle a toujours incarné mon compas moral. Celui que j’ignore depuis si longtemps, au point qu’aujourd’hui, ses aiguilles me transpercent la gorge.
Un semblant de soulagement s’abat sur moi lorsque je déverrouille finalement la porte de ma cabine. Trouver Ophélie, c’est déjà prendre une décision, même si ce n’est pas celle qui importe vraiment. C’est une bouée de sauvetage jetée entre moi et l’orage qui m’attend.
— Je vais revenir, j’indique à la créature, sans savoir si elle peut me comprendre ou pas. Ne bouge pas.
Elle ne m’oppose que son grand regard perdu, et je la quitte à contrecœur. Je ne résiste évidemment pas à la tentation de verrouiller à nouveau la cabine derrière moi.
« Pour empêcher que quelqu’un n’entre et ne la découvre », affirme mon esprit.
Mais je sais très bien que la vérité est toute autre.
Nerveux, je remonte à toute vitesse l’enchaînement de couloirs qui me conduira jusqu’à Ophélie. Depuis notre séparation, elle s’est établie loin de mes quartiers, dans l’un des placards de service que plusieurs membres de mon équipe ont converti en couchettes afin de pouvoir s’installer sur le Résolu. Heureusement pour moi, elle y loge seule :
— Ophélie, je frappe le plus silencieusement possible.
Chaque grincement du navire me fait soupçonner à tout moment le réveil de ses occupants. Bien sûr, l’équipage se relaie constamment au rythme des quarts qui se succèdent, mais ce ne sont pas les marins affairés à la bonne marche du bateau qui m’inquiètent. Non, c’est Simon, ou mon père, pris d’une frénésie matinale comme cela lui arrive occasionnellement. Si l’un d’eux, ou n’importe qui d’autre, m’aperçoit en train de demander son aide à Ophélie…
Je frappe pour la troisième fois lorsque la jeune femme se décide enfin à m’ouvrir. Encore endormie, elle croise ses bras sur sa poitrine dès qu’elle me reconnaît :
— J’ai comme une sensation de déjà-vu, ironise-t-elle.
— Tu dois venir avec moi, je la coupe, pressé par le temps. Je t’en supplie : on pourra parler autant que tu veux une fois arrivés à ma cabine, mais d’abord, j’ai besoin que tu me suives sans poser de questions.
— C’est original, cette nouvelle façon d’éviter la discussion, commente-t-elle, visiblement guère décidée à se laisser convaincre.
— Ophélie ! Tu crois vraiment que je te réveille à six heures du matin pour m’amuser ? Ou pour te nuire ?
Cette remarque a le mérite de la faire réfléchir. S’il y a bien un défaut que je n’ai pas encore aux yeux d’Ophélie, c’est la puérilité.
— Que se passe-t-il ? m’interroge-t-elle, toujours sur ses gardes. La dernière fois que tu as frappé à ma porte dans cet état, tu avais des révélations sur l’île Blackney.
— C’est à propos de la créature.
Je baisse la voix, au point de devenir pratiquement inaudible :
— Elle s’est transformée pendant la nuit. Elle s’est transformée en humaine, Ophélie. Et elle a essayé de s’échapper.
Les yeux de la jeune femme s’arrondissent comme des billes :
— Qu’est-ce que tu…
— Je sais que ça a l’air fou ! Mais je n’irais pas inventer une chose pareille, tu t’en doutes bien ! Je l’ai rattrapée et enfermée dans ma cabine. Et maintenant… Je ne sais plus quoi faire.
Ophélie me dévisage. L’incrédulité ne quitte pas ses traits, et comment pourrais-je l’en blâmer ? Moi qui ai pourtant vécu ces événements, j’ai toujours du mal à y croire.
— Écoute, je reprends, jouant mon dernier atout. Je te demande juste de m’accompagner jusqu’à ma cabine, c’est tout. Là, tu pourras juger tout ce que tu voudras. Je t’en prie.
Elle se recule instinctivement :
— Même si c’est vrai, pourquoi est-ce que tu serais venu me chercher ? Pourquoi est-ce que je n’entends pas déjà toutes les sirènes du navire résonner pour la remettre en cage ?
Je baisse les yeux. La honte me colore les joues, mais ce n’est hélas ni l’heure ni l’endroit pour m’expliquer :
— Suis-moi, j’articule. Et tu sauras.
Elle doit m’accorder le bénéfice du doute, car elle rassemble les pans de son poncho et sort dans le couloir, non sans un dernier regard circonspect. Je n’y prête pas attention. Ophélie est avec moi, c’est tout ce qui compte. Reste à présent le plus difficile : retourner à ma cabine sans croiser personne, et prier pour que l’alarme ne se déclenche pas.
La chance est avec nous pour une fois depuis le début de cette histoire, car les coursives sont désertes. Arrivés devant ma porte, légèrement essoufflés par le rythme que je nous ai imposé, un brusque accès de panique me saisit. Et si Ophélie avait raison ? Et si tout ceci n’était que le produit délirant de mon esprit, en pleine chute libre depuis le suicide d’Adam ? Et si je n’avais jamais quitté mon rêve, et que je projetais dans ma réalité tous mes désirs les plus fous ?
Même après des semaines d’études, de prélèvements et d’examens, j’ai toujours du mal à croire à l’existence de la créature. Il m’arrive encore de me demander si je ne me suis pas noyé ce fameux jour de tempête au large de Guam, et si je n’ai pas imaginé cet être mystérieux sorti des abysses, sa main tendue vers moi. Peut-être suis-je bloqué dans un coma infini, à naviguer entre deux eaux, incapable de refaire surface. Peut-être ai-je sombré dans des limbes plus profonds que l’océan Pacifique, condamné à pourchasser mes chimères sans avoir conscience de ma propre mort. Chaque jour depuis que cette incroyable aventure a commencé, je me suis émerveillé de découvrir à nouveau la créature, prisonnière de son bassin, réelle et concrète. Mais ce matin, voilà que je doute une fois de plus. Et si elle avait pu s’enfuir ? Et si plus rien ne m’attendait dans cette cabine ?
Je tourne le verrou, actionne le battant. La créature est là, telle que je l’ai laissée. Frissonnante de peur lorsqu’elle voit que nous sommes deux à entrer. La couverture a glissé de ses épaules, et révèle sa blouse blanche et son corps nu en dessous. Son sang s’est coagulé en traînées rougeâtres sur ses bras et ses jambes.
— Qu’est-ce que…
Je referme la porte derrière Ophélie avant qu’elle ne puisse dire un seul mot. Verrou tiré, je la laisse aboutir aux conclusions qui m’ont déjà percuté quelques minutes plus tôt.
La jeune femme s’approche, s’agenouille auprès de la créature à une distance respectable et examine son visage, ses plaies, l’eau qui imprègne encore ses cheveux, sa blouse et le sol à ses pieds…
— Qui êtes-vous ? demande-t-elle.
La question me paraît si incongrue que l’espace d’une seconde, j’envisage d’intervenir. Puis je me rappelle de ce qu’Ophélie doit ressentir. Elle n’a pour l’heure sous les yeux qu’une femme blessée, trempée et totalement inconnue, assise toute nue à même le sol de ma cabine. Dans n’importe quel autre scénario, on pourrait presque se méprendre sur la nature de la situation, et sur le rôle que j’y ai tenu.
— Est-ce que vous pouvez parler ? reprend Ophélie. D’où venez-vous ? Comment êtes-vous arrivée sur ce bateau ?
Elle repose les mêmes questions en anglais, puis dans un chamorro et un carolinien très approximatifs, les langues des habitants des îles Mariannes.
— Je me suis réveillé vers trois heures ce matin parce que j’avais la migraine, je raconte alors, tandis que l’évidence se fraye lentement un chemin dans l’esprit d’Ophélie. J’ai fait un rêve étrange. Comme si je voyais la chrysalide éclore, et la créature en sortir puis s’échapper de l’aquarium. Ce n’était qu’un rêve, rien de plus, mais… Je suis allé vérifier malgré tout. Lorsque je suis arrivé, Opsomer, qui était de garde cette nuit-là, dormait d’un sommeil profond. Le bassin était vide. La nymphe était éventrée, le sas grand ouvert. Il y avait de l’eau partout.
Ophélie se tourne vers moi. Ses yeux se raccrochent aux miens, à la recherche d’une explication rationnelle, n’importe laquelle :
— Il y avait des traces à l’entrée du laboratoire, je poursuis, implacable. Je les ai suivies. J’ai remonté la piste jusqu’à l’escalier tout près du pont supérieur. C’est là que je l’ai trouvée.
D’un signe de tête, je désigne la créature, qui nous observe tous les deux sans plus dissimuler son angoisse. Visiblement, elle ne comprend pas ce qu’il est en train de se passer.
— Elle tenait à peine sur ses jambes, et elle essayait de se traîner jusqu’à l’extérieur, je reprends, dans l’espoir de conclure le plus vite possible mon récit. Quand elle a vu que je m’approchais d’elle, elle a… Elle a parlé.
— Elle a quoi ?
C’en est trop pour Ophélie, qui détaille la créature comme si un alien allait lui sortir du front d’une minute à l’autre. Je répète malgré tout :
— Elle a parlé. Elle a dit « Aide-moi », en français. C’est tout ce qu’elle a été capable de me dire pour le moment. Elle avait beaucoup de mal à s’exprimer. Je pense que sa voix n’a jamais servi. Tout comme ses poumons, et ses jambes…
Le regard d’Ophélie glisse sur les jambes effilées de la créature. Elle aussi bute sur ses pieds parfaitement formés, ses muscles distinctement séparés, ses os… Toutes ces choses qui demeuraient invisibles à l’échographie à peine quelques jours auparavant. L’opacité de la chrysalide nous les dissimulait.
— Je ne savais pas quoi faire, j’articule finalement, avouant ma défaite. Dans la panique, je l’ai conduite ici. Mais Simon ne va pas tarder à relever Opsomer, si celui-ci ne s’est pas déjà réveillé. D’une seconde à l’autre, ils peuvent donner l’alerte.
Ophélie ne me répond pas. Tendue de tout son corps, elle reste à hauteur de la créature, analyse le moindre de ses traits, à la recherche de la vérité ou du mensonge dans les grands yeux innocents qu’elle lui retourne. Quelles pensées peuvent bien lui traverser l’esprit à cet instant ? Mesure-t-elle elle aussi la beauté surnaturelle de la chose assise en face d’elle ? À quel point elle paraît irréelle...
— Tu as essayé de lui parler dans la langue des habitants de l’île Blackney ? demande-t-elle enfin.
Est-ce là le signe qu’elle commence à me croire ? Je nie de la tête :
— Pas encore.
Je m’agenouille à côté d’Ophélie et en appelle à ma mémoire :
— Est-ce que tu me comprends ? j’énonce précautionneusement.
Les yeux de la créature trahissent sa surprise. Je n’ai pas besoin d’une réponse. Ophélie, elle aussi, serre très fort les mains pour contenir l’émotion qui la gagne. L’évidence est en train de la rattraper :
— Est-ce que tu peux parler ? je continue.
Étrangement, j’ai beaucoup plus de facilité à garder mon calme à présent qu’Ophélie est à mes côtés. Face à nous, cependant, la créature demeure silencieuse. Je sais pourtant qu’elle est capable de s’exprimer, et je sais qu’elle me comprend. Pourquoi ne dit-elle rien ?
— Elle est terrorisée, je soupire, en quête de l’appui d’Ophélie. Je pense qu’elle ignore ce qu’on lui veut, et que nous lui faisons peur.
— Tu m’étonnes…
Ophélie finit par se redresser. Elle ose détacher son regard de la créature, et je peux lire en elle toute la confusion, le choc et l’émerveillement que cette situation lui inspire :
— Je n’arrive pas à y croire, Sam…
— Moi non plus, je t’assure. Mais c’est bien réel. Depuis le début, les légendes de l’île Blackney étaient bien réelles.
J’ajoute avec un petit rire nerveux :
— Même mon enfoiré de père avait raison…
La mention de Luzarche frappe Ophélie tel un coup de fouet :
— Ton père. S’il l’apprend…
— Je sais. C’est pour ça que j’ai besoin de ton aide.
Ophélie semble délier le fil des implications à mesure que je lui parle :
— Tu es venu me trouver… Tu aurais pu donner l’alerte, tu aurais pu la remettre dans l’aquarium, mais… Tu es venu me trouver. Pourquoi ?
Je ne peux retenir un léger sourire. Quelque chose s’est allumé dans les yeux d’Ophélie : un éclat d’espoir, peut-être même de fierté, auquel elle n’est pas encore sûre de pouvoir se fier.
— J’ai compris que j’avais une chance de réparer mes erreurs, je lui dis finalement.
Et je prends ma décision à l’instant où je prononce ces mots. J’avais simplement besoin d’Ophélie pour pouvoir les dire :
— Je n’aurais pas été capable de la remettre à l’eau tout seul. Je n’aurais pas pu… Mais si tu es avec moi…
Ophélie me saisit les mains. Elle approche son visage du mien, émue aux larmes :
— Je suis avec toi, Sam ! Je resterai avec toi jusqu’au bout, je te le promets ! Nous allons le faire ensemble !
Je hoche la tête, galvanisé par ses paroles, sa présence tout près de moi, son parfum. Un mois à me priver d’elle, un mois à me convaincre que je n’avais pas besoin d’elle, qu’elle ne me comprenait pas et ne pourrait jamais me comprendre, alors qu’en réalité, elle est sans aucun doute la personne la plus sensible et la plus réceptive que j’aie jamais rencontrée… La personne qu’il me fallait. Pour sauver la créature, et pour me sauver de moi-même.
— Je ne sais pas encore si j’en aurai la force, Ophélie, je lui confie, me dévoilant ainsi dans mes pires faiblesses. Je ne sais pas ce que je vais devenir après, je ne sais pas…
— Peu importe, me murmure-t-elle, ses lèvres tout près des miennes. Tu auras toute ta vie devant toi. Une vie que tu pourras vivre la conscience libre. Sans culpabilité, sans remords. Je suis tellement fière de toi, tu ne peux même pas imaginer. J’ai toujours su que tu y arriverais. Toujours…
Je lui montre la créature, qui assiste à notre étreinte sans y réagir :
— Je ne pouvais pas la dénoncer… Plus maintenant.
— Je comprends.
Avec un sourire, Ophélie ajoute :
— Je crois qu’elle a choisi exactement la forme qu’il te fallait pour que tu ouvres enfin les yeux.
— Au fond de moi, je les avais ouverts tout du long… Je ne voulais simplement pas voir. Je ne voulais pas la laisser partir.
— Tu le veux, à présent ?
J’inspire un grand coup. En une poignée de secondes, toutes les conséquences défilent dans mon esprit. Quelles autres options s’offriraient à moi ? Alerter mon père, condamner à nouveau la créature à une vie de cobaye, d’emprisonnement et de torture, m’attirer une fois encore le mépris d’Ophélie et de moi-même, jusqu’à ce que la créature meure pour de bon et que j’aille à la rencontre du même destin qu’Adam ?
Non. Si c’est là le prix de mes recherches, alors je refuse de le payer. Personne ne devrait avoir à détruire son rêve pour pouvoir le vivre… Même si je découvrais tout ce qu’il y a à apprendre sur cette créature et les siens, je ne deviendrai jamais comme elle. Je ne pourrai jamais la rejoindre dans ce monde d’abîme qui m’appelle depuis toutes ces années. Je ne veux pas la condamner pour une vie qu’il m’est impossible d’avoir, et je ne veux pas mourir de remords pour elle non plus. Je ne veux pas mourir…
Cette pensée me traverse l’esprit, peut-être pour la première fois depuis deux décennies, et elle illumine mon corps tout entier. Elle jette sur ma décision une lueur franche qui la cristallise. Il n’y a plus aucun doute désormais. Je ferai ce qu’il faut, et je serai heureux de le faire. J’ignore ce qu’il adviendra ensuite. Cet inconnu immense me terrifie, mais je ne serai pas seul pour le parcourir. Ophélie me tient la main :
— Nous devons agir vite, dit-elle.
J’acquiesce sans plus hésiter. D’un même geste, nous nous tournons vers la créature pour la relever, et entamer le dernier périple qui la conduira vers la liberté.
Elle se recule brusquement :
— Non ! s’écrie-t-elle.
Ophélie et moi nous pétrifions. La créature nous crucifie du regard, les bras tendus pour se redresser, acculée à la paroi comme un animal blessé :
— Non, répète-t-elle. Non. |