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Into the Deep
Par Natalea
Originales  -  S-F/Fantastique  -  fr
22 chapitres - Complète - Rating : K (Tout public) Télécharger en PDF Exporter la fiction
    Chapitre 9     Les chapitres     2 Reviews    
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Manaia et Nasca

L’aube se lève. Pour la première fois depuis que je suis parti de chez moi à l’âge de dix-sept ans, mon père et moi venons de passer plus de douze heures d’affilée dans la même pièce. Nous avons veillé toute la nuit, pour étudier la nature de ces infrasons émis par la créature. Lorsqu’Adam, premier levé, finit par nous rejoindre, il nous dévisage d’un air incrédule :

— Vous êtes déjà là ? s’exclame-t-il. Et tous les deux, en plus ?

— Nous ne sommes jamais partis, rétorque Luzarche de son ton sarcastique.

— Vous avez passé toute la soirée ici ?

— Nous avons fait une découverte. Regarde.

Il lui montre d’abord l’IRM de l’aire de Broca.

— Je ne suis pas sûr de comprendre…

Alors, Luzarche branche le sonomètre. À nouveau, un signal fort crève l’écran du petit appareil :

— Elle parle, Adam ! s’extasie-t-il avec une ferveur qui confine au fanatisme. Elle émet des sons.

— Quel genre de sons ?

— Des infrasons. Sam et moi avons passé la nuit à les écouter.

Adam s’empare du boîtier. Son regard alterne entre la créature, qui n’a pas bougé de son recoin depuis la veille, et les ondes retransmises par l’instrument.

— Qu’avez-vous appris d’autre ? demande-t-il finalement.

— Le signal est continu, répond aussitôt mon père. Nous pensons qu’il cesse lorsqu’elle entre en phase de sommeil, mais elle a refusé de dormir en se sachant observée.

— Est-ce qu’il varie en intensité ?

— Non. C’est une fréquence constante, émise avec une très forte intensité.

— Alors, elle ne parle pas.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Elle ne parle pas.

Devant le visage de mon père qui se déconfit, je ne peux m’empêcher de sourire. Adam vient de comprendre en deux minutes ce qu’il m’a fallu la nuit entière pour déduire, et pour une fois, c’est Luzarche senior qui est à la traîne :

— Je ne suis pas un spécialiste, explique Adam d’un haussement d’épaules, mais le langage se base sur l’émission de sons de fréquences et d’intensités variées. Si ta créature génère un signal continu, alors il doit davantage ressembler au bip infernal d’un encéphalogramme plat qu’à un message articulé.

Luzarche se masse la nuque tandis que ces conclusions le frappent de plein fouet. J’en profite pour renchérir :

— Certains animaux produisent des infrasons et sont capables d’en percevoir : les éléphants, les baleines, tous les grands cétacés. Ça ne peut pas pour autant être qualifié de langage. Même les volcans dégagent des infrasons.

Je ne peux m’empêcher de songer à l’emprise terrifiante de Ria, non loin de nous.

— Ce que nous savons avec certitude en revanche, reprend Adam, c’est que les infrasons peuvent avoir des effets nocifs sur l’Homme.

— Quel genre d’effets nocifs ?

— Nausées, maux de tête. Peur panique irrationnelle. Les nazis ont même tenté d’en faire une arme létale pendant la guerre.

— Mais il faudrait en émettre des quantités énormes !

— Certes. Mais peut-être est-ce là le meilleur moyen de défense que notre amie ait trouvé. Vous avez envisagé cette possibilité ?

Mon père se retourne vers la créature d’un air furibond, mais moi, à nouveau, je laisse transparaître un sourire. C’est bien cela que tu fais, ma grande ? Est-ce que tu tentes de te défendre juste sous notre nez, sans que nous ne nous rendions compte de rien ? J’en éprouve une fierté aussi brutale qu’inexplicable. 

— Nous ne pouvons rien conclure pour l’instant, finit par trancher Luzarche. Il nous faut plus de données. Désormais, je veux qu’il y ait un roulement : ne jamais laisser cette créature sans surveillance. Nous allons l’enregistrer jour et nuit, et voir si elle se montre toujours aussi bavarde.

Ni Adam ni moi n’objectons. C’est sans doute la première décision sensée que mon père ait prise à bord de ce bateau. D’un commun accord, Adam entame le premier tour de garde, tandis que Luzarche et moi regagnons nos cabines, sur nos navires respectifs, séduits par l’appel du sommeil. Mon père peut débattre de la grandeur de notre espèce autant qu’il le veut. Mais à la fin de la journée, lui comme moi, nous ne restons que de simples humains.

Une semaine s’écoule, puis deux. Étonnamment vite, une routine se met en place dans notre étrange cohabitation avec l’équipage de mon père. Ses matelots ne diffèrent pas des nôtres : joviaux, quelque peu bourrus, intarissables au sujet de leurs aventures aux quatre coins du globe ; ils paraîtraient même heureux de profiter d’une ambiance un peu moins lourde que sous l’emprise de Luzarche seul. Quant aux membres de son équipe scientifique, mes collègues et moi-même les côtoyons dans une atmosphère glaciale, mais courtoise. Chacun accomplit son travail consciencieusement, dans les temps. Personne n’a rien à redire de personne ; tout le monde est affecté à une tâche bien précise, et les accrochages restent rares. 

Luzarche et moi déployons tous nos efforts pour ne pas nous croiser. C’est aussi vrai pour Ophélie, qui refuse de m’adresser la parole depuis l’incident dans le laboratoire IRM. Nous faisons cabines à part, si bien qu’au bout de quelques soirs, j’ai repris l’habitude d’aller dormir sur l’Orpheus : quand l’insomnie me taraude, je passe ainsi quelques heures à réparer les dégâts que la créature a causés lorsqu’elle était prisonnière du filet. J’ai bien essayé de retourner plaider ma défense auprès de la jeune femme une ou deux fois, mais notre travail sur la créature m’absorbe totalement. Chaque jour, nous en apprenons plus sur son métabolisme, son ADN, le fonctionnement de son cerveau. Elle semble néanmoins bien déterminée à ne pas nous livrer tous ses secrets, c’est pourquoi, depuis notre fameuse nuit blanche devant l’aquarium, Luzarche et moi avons décidé de relancer les explorations de la fosse, en quête de ses possibles congénères. Hadès et Perséphone se relaient constamment pour cartographier les profondeurs des Mariannes. Et toujours, sous le regard impassible de l’île Blackney, les infrasons résonnent, silencieux. Ils ne s’interrompent que lorsque la créature s’endort, comme nous l’avions pressenti. Mais jusqu’à présent, aucun autre être hybride n’a crevé la surface pour venir en aide à notre captive. Et nous n’avons pas de meilleure théorie.

Ce soir-là, c’est moi qui suis de garde auprès de la créature. Une mission que j’assure de bonne grâce. La vérité, c’est que j’adore ces instants privilégiés que je peux passer en tête-à-tête avec elle. Dans ces moments-là, notre connexion me semble encore plus forte. Comme si ses grands iris verts allaient me livrer la clé de leur énigme, là, tout de suite, parce que nous sommes seuls. Cela relève du fantasme, bien sûr. Mais je n’en admire pas moins la créature, lorsqu’elle se laisse dériver en faisant tournoyer ses longs voiles d’acier dans l’onde translucide. Tant de beauté et de grâce réunies en un même corps. À mes yeux, un unique exemple de perfection sur cette Terre. Toute ma vie, je me suis senti attiré par les abysses. J’ai subi l’appel de l’eau, dans toutes les fibres de mon être. Une souffrance qui me poussait à plonger toujours plus longtemps, toujours plus profondément, vers un univers qui me demeurerait à tout jamais inaccessible. Le rationnel en moi a converti cet appel en métier, en passion. Mais, à présent que je vois cette créature qui ondule sous les lumières tamisées de l’aquarium endormi, quelque chose me dit que toute ma vie m’aura conduit à ce point précis. Cet appel, il m’a mené jusqu’à elle. Je devais la trouver. Peut-être, comme dans le fameux conte d’Andersen, sommes-nous d’exacts opposés dans notre fascination l’un pour l’autre : l’humain qui rêvait d’océan, et la sirène qui rêvait du ciel… Étant données les merveilles que les abysses renferment, je doute cependant qu’elle rejette pour moi son royaume d’eau et de ténèbres.

Les aiguilles de ma montre indiquent trois heures du matin. Pile à temps, Louis débarque pour me relever :

— Salut, chef, me sourit-il avec sa bonhomie habituelle.

Je cède ma place sans protester. Trop d’insomnies ont fini par avoir raison de ma volonté. Alors que je remonte le long des coursives qui mènent sur le pont, où est amarré l’Orpheus, je perçois déjà la fraîcheur du soir en cette nuit de juillet. Le vent s’engouffre dans les couloirs, et la tôle torturée résonne. J’écoute ce chant inquiétant tandis que la voûte étoilée s’offre à moi, dans sa terrifiante immensité. Loin de toute source lumineuse, le ciel resplendit de mille feux. La mousson nous accorde un répit depuis la veille, si bien que les nuages chargés de pluie, toujours visibles à l’horizon, forment une couronne nébuleuse au-dessus de nos têtes. Il ne reste guère plus qu’un léger crachin pour illuminer l’atmosphère de drapés argentés. Je ferme les yeux quelques instants, immobile au beau milieu du pont, à savourer le baiser de cette petite bruine qui aiguise mes sens. C’est là que je les entends. Deux voix masculines, amplifiées par la surface lisse de l’océan. Tous les marins savent que sur l’eau, les sons portent bien mieux que sur la terre ferme. Sans changer de position, je n’ai aucun mal à reconnaître les timbres d’Adam et de mon père :

— Tu devrais appliquer des méthodes moins brutales, Henri, proclame le professeur Redouté. Qu’est-ce que tu ferais si jamais cette créature te claquait entre les doigts ? Tu serais bien avancé.

— Nous pourrions toujours l’autopsier.

— Ça ne vaut pas un spécimen vivant, et tu le sais. 

— De toute façon, tes préoccupations sont inutiles. Elle ne mourra pas.

— Je ne serais pas si optimiste à ta place. Je ne l’ai pas encore dit à Sam, mais son dernier bilan sanguin n’est pas très bon. Elle fait de l’anémie. Elle rejette la nourriture qu’on lui donne.

— C’est une phase d’adaptation, c’est tout. Rien qu’on ne puisse traiter.

— Il n’empêche que tu pourrais ralentir sur les sédatifs. Nous ne voulons pas lui réduire le cerveau en bouillie.

— C’est plutôt elle qui vous réduit le cerveau en bouillie.

Un silence. Le cœur battant, je décide de m’approcher, juste assez pour apercevoir les deux hommes accoudés au bastingage, indifférents à la bruine. En face d’eux, à quelques encablures à peine, la silhouette imposante de l’île Blackney se découpe contre les nuages sombres.

— Tu te souviens comment c’était ? reprend alors la voix de mon père, d’une nuance songeuse que je ne lui ai encore jamais entendue. 

Visiblement, Adam n’a pas besoin de plus pour comprendre :

— Oui, murmure-t-il. Comment l’oublier ?

— J’ai toujours toutes les sculptures qu’Ateo m’a offertes. Tu te rends compte ? Ces choses-là valent des fortunes aujourd’hui, mais rien ne me décidera jamais à les revendre. J’ai dû les faire mettre au coffre. Les collectionneurs avertis savent que je suis l’un des rares à posséder encore des artefacts de cette île, et avec l’aura qu’elle a maintenant… Mes agents de sécurité déjouent au moins trois tentatives de cambriolage par an.

— Les gens sont fous. Tout le monde est fou avec cette île.

— Oui, nous les premiers…

— J’ai gardé quelques souvenirs, moi aussi.

— Laisse-moi deviner. Des plantes séchées ?

Adam lâche un petit rire :

— Très perspicace. Mais non, j’ai surtout des photos, en fait… Pas des photos scientifiques. Juste les photos que nous prenions tous ensemble, pour nous amuser. La jeune Naerya adorait jouer avec mon appareil, tu te rappelles ?

— Oui, je me rappelle.

— Elle faisait de très belles photos. Un talent inné.

Nouveau silence. Je ne saurais dire pourquoi, mais ces confessions surprises au plein cœur de la nuit me bouleversent. Jamais je n’ai entendu mon père évoquer ses souvenirs de l’île Blackney devant moi. Adam non plus, d’ailleurs. Tous deux peuvent en discourir en long, en large et en travers pendant des heures en termes scientifiques, mais c’est bien la première fois que je les vois convoquer des impressions intimes, et avec elles, la mémoire de ces personnes disparues, des êtres humains faits de chair, de sang et d’os, de rêves et d’émotions, et que l’on a trop souvent tendance à oublier derrière le drame spectaculaire qui les a frappés.

J’aperçois mon père secouer la tête puis enfouir son menton entre ses mains :

— Ils étaient tous tellement heureux… Naerya, les autres enfants, Ateo et le reste du village… Ils étaient bien, Adam. Ils n’avaient aucune raison de se suicider. 

— Ils étaient bien avant que nous n’arrivions.

— Arrête. Ce n’était pas notre faute, tu ne me feras pas croire ça. Je n’y ai jamais cru et je ne vais pas commencer ce soir, pas après ce que nous avons découvert.

— Ils nous l’ont dit, pourtant. Tu refuses d’admettre l’évidence. Ces gens-là étaient très religieux, Henri. Même après cinq années d’amitié, ils répugnaient à nous livrer le secret de leurs légendes. Je ne sais pas exactement ce que nous avons provoqué sur l’île, mais le fait est qu’ils ont fini par interpréter notre venue comme une trahison envers leurs dieux. Ils se sont crus abandonnés par notre faute, sans autre choix que de les rejoindre.

— Tout ça, ce sont des conneries.

— Je comprends que ce soit dur à accepter. C’est une vérité terrible. Être responsables de la mort de cinq-cent-quarante-six hommes, femmes et enfants… Chacun d’entre nous a affronté cette responsabilité comme il le pouvait. Mareve n’a pas pu le supporter. Moi, ma foi, j’ai eu mes hauts et mes bas… Aujourd’hui, je crois que je fais tout mon possible pour me racheter. Et toi… Tu t’es inventé un scénario dans lequel tu n’as pas à jouer le mauvais rôle. C’est plus facile que d’accepter la réalité en face.

— C’est vraiment ce que tu penses ? Avec cette créature à bord de ce bateau, c’est vraiment toujours ce que tu penses ?

— La découverte de cette créature ne change rien. Le chef Ateo nous l’a dit : ils vénéraient des êtres mi-humains, mi-poissons. La preuve que ces êtres existent bel et bien ne fait que confirmer ses dires, ça ne rend pas les Vilaa responsables de leur disparition.

— Je n’arrive pas à croire que tu puisses te voiler la face à ce point…

— C’est moi qui me voile la face ?

— Bien sûr que oui ! Une peuplade coupée de toute autre civilisation, qui vénère des êtres mythiques à l’intelligence humaine, et qui s’évapore du jour au lendemain sans laisser de traces, tu n’y vois que des coïncidences ? J’ai toujours su que ce n’était pas que du folklore, et à présent, nous en avons la preuve ! Si Ateo a dit vrai sur l’existence de ces créatures, alors tout le reste peut être vrai aussi !

— Quoi, ces délires sur les accouplements hybrides, et sur la transmission de leurs pouvoirs aquatiques ? Les tests ADN n’ont jamais rien montré d’anormal dans leur population !

— Quels tests ADN ? Tu parles des trois bouts de cheveux qu’on a recueillis après leur disparition ? Nous n’avions pas assez de matière pour déterminer quoi que ce soit, et ils ne nous ont jamais laissés prélever le moindre échantillon de leur vivant !

— Tu oublies Manaia et Nasca.

Le silence qui suit se fait plus sombre. Ça ne ressemble pas à mon père de ne pas répliquer, ce qui attise mon intérêt. Adam en profite pour appuyer sa victoire : 

— Ça non plus, Mareve ne l’a pas supporté… Et moi non plus.

— Arrête. Ça ne représente que deux habitants sur cinq-cents, ça ne prouve rien du tout.

— C’est toute la source de ton problème. Si un seul d’entre eux avait témoigné la moindre anomalie génétique, n’importe laquelle, ça aurait été une preuve suffisante pour toi.

— Évidemment !

— Dès que tu t’es rendu compte des conséquences qu’avait eues notre arrivée sur cette île, tu t’es élaboré une histoire fantasmagorique, à base de créatures sournoises qui auraient orchestré le meurtre de cinq-cents personnes, et tu attendais de ces pauvres Manaia et Nasca qu’ils te fournissent la preuve dont tu avais besoin, sauf que ça ne s’est jamais produit ! Et tu le leur fais payer, encore aujourd’hui. Uniquement pour ne pas te faire payer toi-même.

Luzarche se redresse et esquisse un geste de recul :

— Ça suffit, j’en ai assez entendu. Si tout ça n’a toujours été que des fadaises pour toi, pourquoi as-tu accepté de m’aider à l’époque ? Mareve et toi, vous étiez tous les deux d’accord, vous avez agi en toute connaissance de cause, conscients du prix qu’il faudrait sacrifier. Et même encore aujourd’hui, sous tous tes beaux discours et tes airs de scientifique repenti, toutes tes conférences bioéthiques et tes articles dégoulinants de bienséance, tu continues de me couvrir. Tu prétends avoir fait amende honorable, mais tu portes toujours ce secret avec moi. Tout ça, c’est de l’hypocrisie, Adam. Une jolie façade pour te rendre la vie un peu moins insupportable. Mais l’on ne peut pas se racheter d’un crime que l’on n’a jamais avoué. Ce n’est pas comme cela que le pardon fonctionne. Le pardon de qui, de toute façon ? Personne ne sera jamais là pour te juger, à part toi-même.

Adam ne réagit pas. Pendant plusieurs secondes, il semble sonné par le poids de ces mots, tandis que l’énigme se creuse dans mon esprit. De quoi peut bien parler mon père ? Quel crime suffisamment horrible pourrait justifier de telles paroles envers son plus vieil ami et collègue ?

— Tu as sans doute raison, finit par articuler Adam très lentement. Je me voile la face. Je vis avec cette vérité affreuse en consacrant chaque instant de mon existence à tenter d’améliorer les choses autour de moi. C’est le seul moyen que j’ai trouvé pour me supporter. Je ne regarde jamais les photos de Naerya, parce que cela me rappelle ce que nous avons fait. Je garde malgré tout toujours ces albums avec moi, comme une pénitence… Mais ce n’est pas suffisant. Alors, quand je n’arrive pas à dormir la nuit, quand les choses deviennent trop dures, j’avale un ou deux verres de gin. Et quand c’est vraiment trop dur, c’est-à-dire à peu près tous les soirs depuis maintenant quinze ans, j’ajoute quelques comprimés de Xanax, avec le secret espoir que l’un d’entre eux me sera fatal. Ça te va, comme réponse ?

C’est au tour de Luzarche de garder le silence. Adam poursuit. L’émotion fait flancher sa voix d’ordinaire si assurée :

— Et ce n’est peut-être qu’un autre prétexte de ma part pour me protéger, pour ne pas affronter la vérité, mais… Je suis convaincu que ce secret ferait plus de mal que de bien s’il venait à être révélé. Alors oui, je continue de te couvrir, Henri. Je continue, mais ça ne veut pas dire que je t’approuve. Je crois que nous avons tous les trois commis une ignoble erreur il y a vingt-sept ans. Nous nous sommes laissés emporter par la folie de cette île. Et nous ne cesserons jamais d’en payer le prix.

Luzarche empoigne le bras de son ami :

— Encore un peu de patience, Adam. Nous touchons au but. Après tout ce temps, il est normal que tu aies des doutes, mais je te promets que j’aurai prouvé ma théorie très bientôt. Alors, tu n’auras plus aucune raison de t’en vouloir. Nous serons des héros !

Adam se dégage sans rien dire. J’entends ses pas se rapprocher de moi, aussi je me dépêche de retourner dans le dédale de couloirs, à l’écart du chemin de sa cabine. Les pensées se bousculent dans mon esprit. Je n’ai pas compris la moitié de ce que j’ai surpris, mais j’en devine la teneur : quelque chose s’est passé sur l’île Blackney il y a vingt-sept ans. Quelque chose de grave, dans lequel mon père, ma mère et Adam étaient impliqués. De quoi pouvait-il bien s’agir ? Cela fait des années que Luzarche est intarissable sur la disparition de l’île Blackney, et pourtant, il est évident qu’il en sait plus qu’il n’en dit. Pourquoi ? Lui qui a toujours été si obsédé par ce mystère, quel abominable secret pourrait bien justifier qu’il se taise sur des informations essentielles ?

Les théories les plus sombres se déploient devant moi, et je ne vois qu’une seule solution. Malgré l’heure tardive, je viens frapper à la cabine d’Ophélie.

Elle entrouvre le battant, les yeux lourds de sommeil, et fronce aussitôt les sourcils lorsqu’elle me reconnaît :

— Qu’est-ce que tu fais ici ? souffle-t-elle. Qu’est-ce qui se passe ?

— Il faut absolument que je te parle, Ophélie.

— Quoi, maintenant ? Tu as choisi de t’excuser maintenant, ça ne pouvait pas attendre qu’il fasse jour ?

— Je ne suis pas là pour ça !

Elle s’apprête à me claquer la porte au nez, mais je la retiens :

— Ophélie, je t’en prie ! C’est important ! Je ne t’aurais pas dérangée si ça ne l’était pas.

— Parce que t’excuser, ce n’est pas important peut-être ?

— Je n’ai jamais dit ça !

Je regrette presque ma décision d’être allé la voir. Mais mon cerveau en vrac crie le contraire. Dans la détresse, c’est vers elle que se tournent automatiquement mes pensées :

— C’est à propos de la créature, j’insiste. 

— Je l’aurais parié.

— Laisse-moi finir, s’il te plaît ! C’est à propos de la disparition de l’île Blackney. Adam et mon père nous cachent quelque chose, je les ai entendus en parler à l’instant.

Une lueur de curiosité s’allume dans les yeux d’or d’Ophélie. Je pousse mon avantage :

— Fais-moi entrer, je t’en prie. Je ne peux pas t’en dire plus ici.

Elle finit par accepter. Le panneau s’écarte sur une cabine un peu plus étroite que la mienne, mais autrement plus chaleureuse. Ophélie a décoré les parois métalliques de grandes affiches de papillons, de planètes et de galaxies aux couleurs fantasmées, et de clichés de ses parents. Au-dessus de son bureau, un immense poster de l’île Blackney ressemblerait presque à un hublot avec vue sur l’extérieur. Et juste à côté de son ordinateur, une petite photo d’elle et moi au début de la mission trône dans son joli cadre en bois, adossée à un cactus identique à celui qu’elle m’a offert.

Ophélie referme la porte de la cabine derrière moi et croise ses bras sur sa poitrine. Je retrouve avec un délice insoupçonné son odeur de fleurs qui imprègne toute la pièce. Ses cheveux ébouriffés forment une auréole de dentelle autour de son visage contrarié. Par-dessus sa chemise de nuit, elle a passé une sorte de poncho aux motifs claniques, qui fait ressortir l’éclat rosé de ses joues et de ses lèvres. Sur le moment, j’aurais presque envie de l’embrasser, là, sans prévenir, de mettre un terme à notre dispute absurde, mais la confusion me rattrape :

— Alors, qu’y a-t-il de si important ? me demande-t-elle comme si j’avais tout intérêt à la convaincre.

Rapidement, je lui rapporte la conversation que j’ai surprise entre Adam et mon père. À mesure que les mots s’échappent de moi, de nouvelles conclusions m’apparaissent, et Ophélie abandonne toute rancune :

— De quoi pouvaient-ils bien parler ? murmure-t-elle, les bras resserrés autour d’elle.

— Je ne sais pas. Adam avait l’air de sous-entendre qu’ils avaient deux raisons d’être coupables. Tout d’abord, la disparition de l’île. Les indigènes auraient interprété la venue des Occidentaux comme une trahison envers leurs dieux. Ils se seraient sentis abandonnés par eux, ce qui les aurait conduits à les rejoindre dans l’océan : suicide de masse…

— Et tu y crois à ça ?

— Je n’en sais rien. Mon père a une autre théorie, évidemment…

— La théorie des créatures surnaturelles et manipulatrices ?

— Exactement.

Je me frotte les tempes, saisi d’un mal de crâne imminent :

— Et la seconde raison ? m’interroge Ophélie.

— Manaia et Nasca. J’ignore de qui il s’agit, je n’avais jamais entendu ces noms auparavant. Mais mon père a parlé d’un crime, et tout semble indiquer qu’il est lié à ces deux personnes.

— Tu ne crois quand même pas…

— Je n’en sais rien. Avec lui, tout est possible, je t’assure.

— Mais Adam ? Et ta mère ?

— Justement, je me demande si je ne viens pas de résoudre un autre suicide vieux de vingt ans…

Ces paroles trouvent un étrange écho en moi. De la tristesse, bien sûr, comme une blessure ravivée par du sel. Mais aussi une certaine forme de soulagement. J’ai peut-être enfin découvert la clé pour comprendre ma mère, et la raison de son suicide. Une raison qui n’aurait rien à voir avec moi. Mes déductions se poursuivent d’elles-mêmes :

— Adam a dit qu’il souffrait de dépression lui aussi. Il prend du Xanax depuis quinze ans, et il boit.

Ophélie passe une main dans ses boucles d’un air gêné, sans croiser mon regard :

— Je ne savais pas si je devais t’en parler ou pas, finit-elle par avouer. Mais quand Adam a été blessé dans l’aquarium l’autre jour, qu’on l’a transporté à l’infirmerie et qu’on lui a retiré sa combinaison de plongée… Je suis allée à son chevet. Il n’avait pas encore repris connaissance, il n’avait pas remis sa chemise. Il était torse nu, allongé sur le lit, et… J’ai vu des cicatrices sur ses poignets. Des cicatrices anciennes.

— Quel genre de cicatrices ?

— Tu le sais bien, Sam. Il n’y a qu’une seule chose au monde qui peut laisser deux cicatrices identiques à cet endroit.

De longues secondes, nous gardons le silence. Je suis abasourdi. En une nuit, tout ce que je pensais connaître d’Adam Redouté, le héros de mon enfance, l’équivalent le plus sain que j’aie jamais eu d’un père, tout ceci vient de tomber en morceaux comme un château de cartes. Je le revois devant moi, sans cesse à m’exhorter à croire en mon existence, en ma propre valeur, à défendre l’importance et la sacralité de la vie à chaque instant, toute forme de vie, à retenir mes pulsions dans les épisodes les plus sombres de mon adolescence, lorsque je ne songeais qu’à rejoindre ma mère engloutie par les flots… Tout ceci n’était qu’une mascarade. Depuis le début, un mensonge éhonté. Le grand partisan de la vie n’arrive même pas à se regarder dans une glace le matin. Il ne peut pas affronter la réalité sans un verre de gin, et le soir venu, c’est une poignée d’anxiolytiques qui lui assure un sommeil sans rêves. Celui qui a toujours retenu ma main n’a pas hésité à se servir de la sienne pour s’ouvrir les veines. Comme ma mère, il a voulu me laisser, m’abandonner. De quand peut bien dater son geste ? Était-ce avant, ou après que Mareve se soit suicidée ? Aurait-il été capable de m’infliger cette double blessure, conscient déjà de ce que la première m’avait coûté ? 

La trahison résonne si fortement en moi que j’en ai presque envie de vomir. Ophélie se précipite pour me prendre dans ses bras :

— Sam ! s’exclame-t-elle de sa voix si douce qui m’a tant manqué ces dernières semaines. Je suis désolée. J’aurais dû t’en parler plus tôt, mais j’ignorais si j’en avais le droit, c’est tellement personnel…

— Ne t’inquiète pas. Je comprends que tu n’aies rien dit.

Je digère mon amertume en silence. Mon pouls bat douloureusement contre mon cou : un rappel vivant de l’hypocrisie d’Adam.

— C’est pour cela qu’il porte toujours des bracelets de force depuis toutes ces années…, j’articule, réalisant seulement maintenant l’ampleur de ma stupidité. Et dire que je les trouvais cool…

Ophélie me caresse doucement les cheveux pour me calmer :

— Qu’est-ce que tu comptes faire à présent ?

Je fixe le poster de l’île Blackney sans le voir :

— Surveiller la créature, je déclare. Adam a parlé d’anémie, c’est mauvais signe. Et si mon père et lui ont bien trempé dans quelque chose de louche, il est hors de question que je les laisse la torturer plus longtemps.

Une intuition vengeresse m’étreint soudain :

— Cette créature pourrait bien être la preuve qu’il me manquait pour enterrer la légende de Henri Luzarche une bonne fois pour toutes… Si je pouvais démontrer sa culpabilité dans le suicide des indigènes, et découvrir ce sale petit squelette qu’il cache dans son placard, tous seraient forcés de le voir enfin pour ce qu’il est vraiment…

Le regard d’Ophélie se teinte d’inquiétude :

— Ça reviendrait aussi à faire plonger Adam, objecte-t-elle.

— Et alors ? Lui aussi, c’est un menteur. Il ne vaut pas mieux que Luzarche.

— Et ta mère.

Cette dernière réplique me coupe dans ma répartie. Ma mère… Je revois son visage, sa douceur que je retrouve tant chez Ophélie. Jamais de la vie, je ne l’imaginerais commettre quelque chose de répréhensible. Jamais je ne l’imaginerais faire délibérément du mal à qui que ce soit. Sauf à elle, et à moi.

Ma volonté se durcit :

— Elle est morte. Elle a perdu l’opportunité de se défendre lorsqu’elle a choisi de se noyer dans le Pacifique. Ça n’a plus le moindre intérêt.

Ophélie voit clair dans mon intransigeance, mais peu importe. J’ai l’esprit en flammes, et le cœur en cendres. Comment pourrais-je les affronter demain après ce que j’ai entendu ? Et que devrais-je faire : les confronter ? Conserver l’avantage de la surprise ? Les menaces de mon père tiennent toujours après tout : d’une seconde à l’autre, il peut m’expulser de cette mission et discréditer ma carrière tout entière. Il hésitera d’autant moins s’il se croit en danger.

Face à mon agitation, Ophélie m’oblige à m’allonger auprès d’elle dans son lit superposé. Je me sens incapable de dormir, mais sa présence m’apaise. Cette horrible nuit aura au moins eu l’avantage d’effacer les différends qui nous séparaient. Étendu dans ses bras, toute la colère, le chagrin et la déception que j’ai emmagasinés d’un coup s’écoulent hors de moi comme de l’eau, sans que je puisse les retenir :

— Il a toujours été cinglé, tu sais, j’articule en maudissant mon père plus que je ne l’ai jamais fait. Un maniaque du contrôle. Quand j’étais enfant, il prétendait que je souffrais d’anémie chronique. Il utilisait cet argument pour surveiller le moindre de mes mouvements, m’empêcher d’aller où je voulais, d’accomplir ce que je désirais, il me forçait à passer plus de tests et de bilans de santé qu’un cancéreux en phase terminale. Mais au fil des années, j’ai commencé à m’intéresser à la science. Je souhaitais intégrer une fac d’océanographie en France métropolitaine, mais bien sûr, il s’y est opposé. Alors je suis parti quand même. Dès mes premiers cours de biologie, je me suis posé des questions sur ma prétendue pathologie. J’ai prélevé un échantillon de mon sang et je l’ai passé au microscope : il était parfaitement normal. Ensuite, j’ai analysé les comprimés qu’il me prescrivait : ce n’était rien que du sucre, fourré dans des gélules.

— Il t’a fait croire que tu étais malade ?!

— Oui. Tu imagines le niveau de folie que l’on atteint à ce stade-là ? Je ne lui ai plus parlé pendant trois ans après ça.

Ophélie entrelace ses doigts aux miens le temps que ma fureur retombe. Au final, c’est l’épuisement qui doit l’emporter sur tout le reste, car je sombre sans m’en rendre compte. Il est déjà plus de midi lorsque je rouvre les yeux. Ophélie m’a laissé dormir. La cabine est déserte.

Je prends la peine de me doucher et de passer des vêtements propres avant de retourner à l’aquarium ; l’occasion de mettre de l’ordre dans mes pensées disparates. J’ai beau mobiliser tout mon self-control, j’ignore totalement quelle sera ma réaction lorsque je croiserai à nouveau mon père ou Adam.

Pour repousser l’échéance, j’effectue un détour par le laboratoire chargé des analyses sanguines de la créature. Adam n’a pas menti à ce sujet : ses globules rouges sont en chute libre, et elle semble développer un certain nombre de carences. Sibylle a ajouté quelques annotations : l’usage répété des sédatifs et de la sonde gastrique porte atteinte à son système digestif, et les muqueuses de sa gorge commencent à s’enflammer. Elle rejette de plus en plus souvent la nourriture qu’on la force à ingérer. Malgré tous nos efforts, la créature s’affaiblit, inexorablement.

Je pousse un soupir, à la recherche d’une solution à ce problème dont nous sommes les instigateurs, sans succès. D’un coup de stylo, je griffonne dans la marge : « intraveineuses à envisager ». Puis je ferme les yeux, prêt à réquisitionner tout ce qu’il y a de raison en moi. Déclencher un scandale aujourd’hui devant tout le monde ne servirait à rien. Mieux vaut enquêter, récolter davantage de données, et les utiliser au moment opportun. Henri Luzarche n’est pas le seul à pouvoir se prêter au petit jeu du chantage.

C’est dans cet état d’esprit que je me rends enfin à l’aquarium. Une grande agitation règne sur les lieux : c’est justement l’heure du nourrissage de la créature, et Louis ainsi que deux hommes de mon père sont occupés à la sangler dans le harnais du bassin miniature. Ophélie est déjà là elle aussi, derrière un ordinateur, impeccable dans sa blouse blanche, et je comprends qu’elle s’est levée tôt pour me servir d’éclaireur. Adam et Luzarche sont présents tous les deux, mais ne trahissent rien des propos qu’ils ont tenus la veille. Tout juste mon père hausse-t-il un sourcil en me voyant débarquer si tard.

Dès qu’elle m’aperçoit, Ophélie tente de m’interpeller, mais c’est la voix catastrophée de Louis qui résonne à travers toute la salle :

— Chef ! s’écrie-t-il. Chef, venez vite ! 

— Quoi, qu’est-ce qui se passe ?

Je me précipite et m’agenouille auprès de lui. La créature est endormie, comme à chaque fois que nous la transférons dans ce bassin. Sibylle a déjà mis la sonde gastrique en place. Tout semble normal, si ce n’est cette main que Louis tend vers moi. Elle est couverte de minuscules particules argentées.

Sur le coup, je ne comprends pas. J’effleure sa paume, et je récolte entre mes ongles une pincée de ces paillettes dures et lisses. C’est alors que j’ai un déclic. Les écailles ramassées dans la grotte de l’île Blackney. Saisi d’une terrible intuition, je plonge à mon tour la main dans le bassin et je presse doucement l’épaule de la créature. L’effet est immédiat. Toute une plaque se détache de sa peau et s’agrippe à mes doigts. Je réitère l’opération, une fois, deux fois, pour obtenir toujours le même résultat : la cuve du petit aquarium est déjà recouverte d’un tapis de particules argentées. Par endroits, des lambeaux d’épiderme blanchâtre apparaissent même sous la couche protectrice, et se désolidarisent eux aussi.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? intervient Henri Luzarche. Qu’est-ce qui se passe ?

Il me faut plusieurs secondes avant de relever les yeux sur lui. La rage me ferait presque trembler sur place. Finalement, qu’ils aillent tous au diable :

— Regarde ce que donnent tes fameuses méthodes, je lui lance, ma main brandie devant lui. Regarde !

Sous les yeux de tous, ma paume brille d’un éclat bien trop familier, et tous comprennent ce que cela signifie. La créature perd ses écailles. Elle est en train de mourir.

 
 
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