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au 31 Mai 21 :
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Into the Deep
Par Natalea
Originales  -  S-F/Fantastique  -  fr
22 chapitres - Complète - Rating : K (Tout public) Télécharger en PDF Exporter la fiction
    Chapitre 15     Les chapitres     2 Reviews    
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Quelques heures à peine après notre découverte, les officiers de la police de Saipan quittent le Résolu, à bord de leurs propres navettes, la carcasse chancelante de l’Achéron remorquée derrière eux. Luzarche père n’a pas menti : quelques coups de téléphone agrémentés de promesses connues de lui seul auront suffi à nous débarrasser de la curiosité des forces de l’ordre à l’égard de notre mission. C’en est presque effrayant. Jusqu’à quel point son engrenage de rouages peut-il bien s’étendre ? Jusqu’où pourrait-il le conduire, lui qui a toujours su s’attirer les bonnes grâces de ceux qui ne le fréquentent pas vraiment ?

Debout sur le pont du navire, sous la pluie battante, les membres de mon équipe scientifique et de celle de mon père assistent au départ. Ce changement de plan dans la précipitation nous a contraints à nous séparer de l’équipage de l’Achéron. Il n’y avait en effet nulle tâche utile à leur confier sur le Résolu, et pas suffisamment de place pour les accueillir à bord de manière durable. J’ai donc dû congédier le capitaine de l’Achéron et son aura solaire, son respect profond pour les abysses, et m’en remettre entièrement à mon père…

À contempler l’Achéron disparaître derrière son rideau de pluie, la silhouette des hommes que l’on y abandonne dressée telles des ombres fantomatiques dans les limbes infernales, je ne peux m’empêcher d’éprouver un indescriptible malaise. Une culpabilité battante qui me force à regarder ces marins s’éloigner, comme si je n’allais plus jamais les revoir. Ni eux, ni aucune trace de civilisation extérieure. Nous sommes seuls avec l’île Blackney, désormais.

Nous nous en retournons sans tarder dans les entrailles de notre nouveau vaisseau amiral. À présent que toute surveillance est écartée, il est temps de mettre nos hommes au courant de ce que la créature est véritablement devenue. Une tension palpable se murmure dans les rangs, électrise les conversations, accélère le pas jusqu’au laboratoire de dissection.

La créature. Ces mots sont repris sur toutes les lèvres. Car quelle autre raison pourrait bien justifier l’intervention en haut lieu de l’ambassade française, du CNRS, de la National Science Foundation, du Ministère des Affaires Etrangères, du Ministère de la Recherche, et du gouverneur américain des îles Mariannes du Nord en personne ?

Lorsque nous sommes tous réunis dans l’espace exigu du laboratoire — les quinze savants restants de mon équipe, et les dix-neuf fidèles à mon père —, nous demeurons un instant silencieux face au casier qui renferme la créature. L’habitacle voisin, celui qui contenait le corps d’Adam, hurle son absence sans que personne n’ait besoin de le mentionner. J’essaye de toutes mes forces de le chasser de mes pensées. Ophélie est là elle aussi, avec son regard qui m’assassine à chaque seconde, telle une incarnation vivante de ma conscience. J’échange un coup d’œil avec mon père, qui m’invite à prendre la parole. Comme c’est gracieux de sa part. Le maître à bord m’autorise à conserver la tête de ma mission. Ou du moins, à en donner l’illusion…

Je me racle la gorge :

— Comme vous vous en doutez, nous avons fait une découverte majeure, j’annonce sans m’embarrasser de préambules. La créature n’est pas morte. La gangue brunâtre qui s’est formée autour de son corps est en réalité une chrysalide, qui abrite le prochain stade de sa métamorphose.

Un tonnerre d’exclamations éclate dans le laboratoire, mais Luzarche rétablit aussitôt le silence. Il tire le casier de la créature d’un coup sec et expose sa nymphe aux yeux de tous. Une sorte d’émerveillement béat parcourt les rangs. À présent que la réponse est délivrée au grand jour, elle semble presque évidente. Sur le visage de plusieurs de mes propres chercheurs, y compris Louis, je peux lire l’expression : « Comment ai-je pu ne pas y penser plus tôt ? ». Telle est la magie de la science. Parfois, l’explication se trouve juste sous notre nez, mais elle paraît trop extraordinaire pour que l’on puisse simplement l’envisager. Ophélie, elle, l’a fait. Elle est la seule à demeurer en retrait pendant que nos collègues se penchent déjà sur le cocon pour l’examiner. Sur son visage à elle, je peux lire tout le regret et le dégoût qu’elle éprouve, pour cette scène et pour elle-même. Pour avoir permis que tout cela soit possible. 

Je laisse les chercheurs tout à leur contemplation, le temps que les questions émergent naturellement des plus sceptiques d’entre eux :

— Comment êtes-vous sûrs qu’elle est encore en vie, et qu’il s’agit bien d’une chrysalide ? demande Simon, toujours prompt à remettre en doute mes affirmations.

Une qualité pour laquelle je l’avais d’ailleurs engagé…

Cette fois, c’est mon père qui répond à ma place :

— Des mouvements sont discernables à la lumière, déclare-t-il. Les émissions d’infrasons sont constantes sur le sonomètre. Et nous comptons mener à bien d’autres examens, bien sûr, pour comprendre exactement ce à quoi nous avons affaire. La découverte remonte à seulement quelques heures : il reste encore beaucoup à analyser. Nous avons attendu que les policiers de Saipan soient repartis avant de vous mettre au courant, afin de préserver la sécurité et le secret de nos recherches. À présent, le professeur Sam Luzarche et moi-même exigeons de vous une totale implication pour collecter le plus d’informations possible sur ce phénomène. 

— Avez-vous tenté d’écouter son cœur ? intervient Sibylle. Nous pourrions sans doute envisager une échographie de la chrysalide.

— Et pourquoi pas une IRM ?

— Pensez-vous qu’un milieu aquatique serait plus sain pour elle ?

— Rien de tout cela n’a encore été déterminé, tranche Luzarche. La première chose à faire avant de nous précipiter est d’établir un protocole précis des différentes tâches à accomplir.

Il m’adresse un regard lourd de sens :

— Nous ne voulons pas reproduire les circonstances de la semaine précédente. Cette fois-ci, le bien-être de la créature doit être garanti avant tout. Si nous désirons qu’elle survive, et voir ce qui sortira de cette chrysalide, nous devons l’étudier sans porter atteinte à son développement. Les examens invasifs sont donc proscrits. Alors, des suggestions ?

Les heures suivantes, nous les passons à définir un cahier des charges détaillé de tout ce qu’il nous reste à entreprendre. Nous remettons la nymphe dans son caisson réfrigéré et nous nous déplaçons dans la salle de réunion du Résolu, pour disposer de davantage d’espace. Chacun y expose ses idées, les possibilités pour les appliquer, leur dangerosité ou leur pertinence. Seule Ophélie ne participe pas. Elle reste assise au dernier rang, séditieuse par son silence, qui ne passe pas complètement inaperçu. Quelques-uns de nos collègues, surtout parmi mon équipe, émettent quelques réserves quant au sort qui sera réservé à la créature à l’avenir.

À tout cela, Henri Luzarche répond qu’il ne voit pas d’intérêt à la faire souffrir inutilement. Il lui promet le même traitement précautionneux que celui dédié à toute espèce animale rare dans n’importe quel laboratoire de recherche. Peut-être parce que c’est lui qui prononce ces mots, tous sont enclins à le croire, et les inquiétudes disparaissent. En moi, le phénomène est exactement l’inverse. Mais cela ne m’empêche pas de participer malgré tout. Les idées me viennent même plus vite que n’importe qui d’autre. Et au-dessus du malaise, au-dessus de la culpabilité lancinante qui se débat tout au fond de moi, avec les voix d’Ophélie et d’Adam mêlées, c’est la frénésie qui me domine à nouveau. Cette frénésie de savoir, de découverte, frénésie de rejoindre ma créature et de l’accompagner enfin dans cette transition qui est la sienne, de porter plus loin mes rêves les plus fous grâce à elle…

Dans les jours qui suivent, nous nous employons tout d’abord à effectuer de simples tests. Le cœur de la créature est écouté au stéthoscope, et nous confirme qu’elle est en vie et en bonne santé, bien que dans une phase d’activité très lente. Une échographie nous permet ensuite d’observer des formes indistinctes au sein de la résine qui protège son secret. Pour l’instant, rien qui ne laisse deviner en quoi elle peut bien se transformer. Elle possède toujours un crâne, des organes, deux mains et deux bras, une queue et des nageoires. Sa masse a légèrement augmenté, et ses mouvements, bien que discernables, ont tendance à s’amenuiser à mesure que le cocon autour d’elle se durcit. D’après Ophélie, qui consent à nous accorder son expérience d’entomologiste uniquement lorsqu’on lui adresse directement la parole, la prochaine étape de la métamorphose verra la créature se digérer elle-même, sous l’effet d’enzymes qui réduiront son corps à un état semi-liquide, brouillant définitivement les cartes quant à son devenir. Nous décidons par conséquent de procéder à une échographie de la nymphe matin et soir, afin de surveiller attentivement ce processus.

De vifs débats ont également lieu en ce qui concerne le milieu idéal pour la transformation de la créature. Animal aquatique, elle se retrouve pourtant hors de l’eau depuis plusieurs jours, et même pire que cela : placée à l’intérieur d’un casier de réfrigération. Il est possible que son cocon l’ait protégée des attaques extérieures, de l’air et du froid, mais comment savoir ce qui serait désormais le mieux pour elle ? La plonger à nouveau en milieu liquide reviendrait à bouleverser son environnement de façon brutale, mais n’est-ce pas censé être, après tout, son habitat d’origine ?

Mon père et moi optons finalement pour une réhabilitation en douceur. Nerveux, la moindre de mes pensées tournée vers elle, je tiens à m’en occuper moi-même : je commence tout d’abord par humidifier sa chrysalide, afin d’identifier une quelconque réaction négative. Je verse de l’eau régulièrement sur sa surface, veille à maintenir la résine mouillée, avant de tester sa solidité et son imperméabilité. Au final, devant l’absence d’incidences visibles, Louis, mon père et moi-même soulevons le cocon pour le replacer dans le petit bac d’eau salée. Là encore, nous l’y laissons quelques heures, avec une surveillance attentive des constantes de la créature et de l’état de son enveloppe protectrice. Enfin, puisque de toute évidence, l’immersion n’entraîne aucun impact néfaste sur elle, nous la plongeons dans le grand aquarium d’étude du Résolu, similaire à celui de l’Achéron, mais avec une contenance légèrement supérieure. Nous établissons le QG des opérations dans le laboratoire attenant, et depuis, nous gardons le regard rivé sur la vitre transparente du bassin, et le trésor en formation qu’il abrite.

L’IRM est proscrite, de même que les prélèvements de liquide intrachrysalide. À aucun prix, nous ne voulons perturber l’équilibre interne de la créature, et l’IRM, avec son vacarme assourdissant, aurait pu constituer une nuisance dont les effets nous auraient été totalement imprévisibles. Non, tout juste autorisons-nous de timides échantillons de résine, et c’est tout. Les résultats sont conformes à ceux auxquels on pourrait s’attendre dans le cas d’une métamorphose de lépidoptère. Tout ce que nous pouvons faire à présent, c’est nous armer de patience, avec l’espoir que la mutation complète ne prendra pas des années.

Étendu sur ma couchette en hauteur, je cherche en vain à trouver le sommeil. Il est évident qu’Ophélie ne partage plus ma cabine depuis le départ des policiers de Saipan, pas plus qu’elle ne partage l’air que je respire, lorsqu’elle peut l’éviter. Je ne crois pas qu’elle m’ait adressé plus de dix mots en dehors des quelques réponses que j’exige d’elle quand il est question de la créature. Cela fait maintenant un mois que la chrysalide repose au fond de l’aquarium du Résolu, brune et immobile, figée dans l’attente qu’elle suscite en nous tous. 

Il y a environ trois semaines, la « digestion » mentionnée par Ophélie a bien eu lieu. Nous avons pu observer grâce à l’échographie les formes de la créature se dissoudre lentement, son ossature perdre de sa consistance et se fondre dans le liquide ambiant, engloutissant tout ce que nous pensions savoir d’elle dans une grande soupe indéfinie. Ne reste plus que le mystère. Le cocon de la nymphe s’est épaissi, jusqu’à atteindre une résistance et une opacité telles que les ondes de l’échographe ne parviennent plus à le pénétrer. Nous sommes désormais aveugles, condamnés comme les tous premiers curieux de la Terre à demeurer muets devant l’énigme de la création et de la naissance, livrés à l’inconnu.

Dès que je ferme les yeux, comme en cet instant, mes pensées tentent de percer cette énigme insoluble, de se glisser sous les multiples couches protectrices pour déceler la vérité qui réside juste là, au creux de la chrysalide. Je visualise une silhouette à moitié humaine, comprimée dans son enveloppe organique, irrésistiblement ramollie par tout un ensemble de sucs acides qui la décompose en une myriade d’éléments nouveaux, un puzzle dont on ignore encore totalement quel sera le motif final. Je ressens la douleur de la transformation dans mes veines ; je peux presque imaginer mon corps s’atrophier, les parties tendres de mes chairs céder les premières, se liquéfier, tandis que mes os s’effritent lentement comme un récif attaqué par les siècles…

Tels sont mes rêves ces dernières semaines. Ils me portent dans des cauchemars infinis, où la créature n’émerge jamais de sa prison brunâtre, condamnée à demeurer indéfiniment un mystère avorté, une question sans réponse. La chrysalide s’ouvre sous mes yeux, et il ne s’en écoule qu’une substance nauséabonde qui contient tout ce qu’elle a jamais été, réduit à l’état de molécules. Son développement s’interrompt, et nous ne découvrons au creux de sa carapace chitineuse qu’un monstre chimérique et sans vie, un fœtus mort-né, horriblement difforme, une erreur de la nature si abominable qu’elle l’aura elle-même rejetée.

La mousson cogne au-dessus de ma tête, comme pour scander mes pensées. La pluie est particulièrement violente ce soir. Elle frappe la tôle du navire telle la lame de milliers d’épées conjuguées, harcèle les hublots, plante dans mon crâne son tambour obsédant. J’ai comme toujours la sensation absurde de percevoir la présence de l’île Blackney non loin de moi. Le grondement sourd du volcan Ria, ses infrasons mariés à ceux de la créature pour mieux les amplifier, les porter à nos oreilles insouciantes de leurs effets.

Je me masse compulsivement les tempes, dans le vain espoir d’atténuer ce mal de tête oppressant qui a tendance à me saisir ces temps-ci à la tombée de la nuit. Rien n’y fait. Je dois malgré tout finir par m’endormir, de l’inconscience fiévreuse qui me sert désormais de sommeil, car à nouveau, mon esprit se couvre de visions abstraites.

Je suis sur l’île Blackney. À l’intérieur de la caverne où j’ai ramassé des écailles semblables à celles de la créature, il y a me semble-t-il une éternité. Cette fois-ci, je ne suis plus seul : beaucoup d’hommes et de femmes sont là. Ils vont et viennent, à la lueur de plusieurs petits foyers que l’on a allumés au centre de cercles de pierre, pour repousser la nuit noire. Leur peau satinée se pare de reflets dorés à la chaleur des flammes. Ils sont si souples et gracieux, à œuvrer à leur tâche dont j’ignore tout, leurs hautes silhouettes fines et musculeuses défiant presque la pesanteur.

Les femmes arborent de longues chevelures raides, tressées de coquillages, qui cliquettent à chacun de leurs pas. Les hommes eux portent leur crinière aux épaules, leurs visages couverts de peintures enroulées qui subliment leur beauté déjà envoûtante. Pour la première fois de ma vie, j’ai l’impression de saisir ce que mon père voulait dire, lorsqu’il peinait à trouver ses mots pour décrire ce peuple. Ce sont les habitants de l’île Blackney que j’ai sous les yeux, et, peut-être parce que je suis en train de rêver, ou peut-être parce qu’ils sont morts depuis longtemps, et que leur souvenir les drape de mystère, ils paraissent totalement irréels. Trop parfaits pour pouvoir exister, trop éthérés, nobles et insondables. Aussi insondables que la fosse à leurs pieds.

Ils s’associent à deux ou à trois pour transporter de lourdes charges, qu’ils déposent sur le sable rouge de la grotte, au bord du lac d’eau soufrée que j’avais déjà repéré la première fois. À y regarder de plus près, je parviens enfin à identifier leur fardeau : ce sont des chrysalides, des dizaines de chrysalides, toutes alignées les unes auprès des autres, frémissantes dans l’atmosphère chaude de la caverne. Des chants montent autour de moi, des prières, des danses, et la tête me tourne ; elle se compresse comme un fruit vidé de son jus.

Mon rêve se trouble. Un liquide brun recouvre à présent ma vision, comme si j’observais le monde à travers un bocal rempli de marmelade. Je ne distingue plus rien autour de moi. Les voix se sont tues ; la chaleur de l’île s’est dissipée. Je n’entends plus qu’un battement sourd qui résonne dans mes tympans, une sorte de pulsation aquatique, spongieuse, perdue dans une substance plus épaisse que de l’eau. J’ai du mal à me mouvoir. L’espace autour de moi est étriqué et obscur. Une faible lumière perce à travers la mélasse qui m’immobilise, mais ce n’est pas assez pour que j’identifie mon environnement. Il fait très froid, sans que cela me gêne. J’y suis habitué. C’est une sensation fraîche qui glisse contre ma peau comme un courant d’air délicieux.

Je remue un peu ; je teste mon corps. Il me semble curieusement étranger. Comme si je l’utilisais pour la première fois, incapable d’en prendre encore pleinement le contrôle. Mes bras sont bloqués de chaque côté de mon torse par une sorte de carapace visqueuse qui résiste à la pression. Mes doigts me paraissent écorchés, de même que mes membres inférieurs, atrocement douloureux. Ce qui devrait me servir de jambes ne ressemble qu’à une tige de métal en fusion, une longue écharde de souffrance brûlante qui remonte le long de ma colonne vertébrale et se répand dans mon dos, mes côtes, le creux de mes reins. Je me sens plus fragile et plus fin, tel un papillon tout juste éclos.

Ce mot éveille quelque chose en moi : papillon… Une petite pique de conscience, qui me sort de ma prison aqueuse pour m’alerter. Je ne suis pas moi-même. Ce corps n’est pas le mien ; il est tout nouveau. Et il appartient à la créature.

Je lutte pour me réveiller. La chair que j’occupe lutte en retour : les mains se débattent ; les ongles raclent la surface, mus par un désir irrépressible de percer cette gangue qui les enferme. Une sorte d’urgence se fraye un chemin dans ma poitrine, la remplit de panique. Une fois encore, ces sensations ne sont pas les miennes. J’éprouve beaucoup de douleur, d’incompréhension et d’angoisse. Je suis littéralement terrorisé. L’adrénaline se déverse à flots dans mes veines et exacerbe la moindre de mes perceptions : le fluide autour de moi, ma peau si fine, mes terminaisons nerveuses à vif, et le relief glissant de cette coque qui ne veut pas céder…

Jamais je n’ai eu aussi peur de toute ma vie, et cependant, une petite facette de ma conscience mesure encore ce que ces pensées ont d’étranger en moi. Une partie de leur sens m’échappe totalement : le reflet d’un esprit trop différent du mien, fruit d’une évolution séparée de la mienne des millions d’années auparavant, et qui plonge ses racines loin dans le monde reptilien, abyssal et froid. Le cerveau que j’investis ne fonctionne tout simplement pas comme le mien. Ses raisonnements me sont aussi intelligibles que le serait une langue étrangère, antique et oubliée, parlée par de lointains cousins des générations avant ma naissance. Ce ne sont ni des images, ni des mots, rien que des impressions fugaces qui me lient à cette entité hors du commun l’espace de quelques instants…

Je comprends enfin ce qui est en train de se passer. J’ai beau rêver, tout paraît si réel que je décide de prendre la main sur les événements : je me concentre, et je sombre davantage dans cette conscience inconnue, dans ce que mon être est tout simplement incapable de concevoir.

Le vertige m’aspire aussitôt. D’une seconde à l’autre, je bascule dans un univers totalement inaccessible à ma compréhension, un gouffre de ténèbres qui s’enfonce au plus profond des âges du monde, plus loin que l’échelle humaine ne peut l’appréhender. Je me revois face à la toute première vision de ce précipice, dans les eaux froides de Tahiti. Je me revois descendant le long des anfractuosités monstrueuses de la fosse des Mariannes, l’œil implacable du Léviathan braqué sur moi. Je revois la conscience fondamentalement autre que j’ai perçue dans les iris de la créature, le jour où j’ai pu la contempler véritablement pour la première fois.

Mon esprit bégaie face à ce qu’il ne peut pas formuler. Les mots, les idées m’échappent ; je ne suis plus que sensations. La terreur revient en flèche, et cette fois, elle est mienne. Car je touche à quelque chose d’inaccessible à la nature humaine. Quelque chose de si ancien, de si démesuré dans l’espace et dans le temps, que cela déchire mon âme de part en part et la réduit au néant. Un abîme s’ouvre au fond de moi ; le même que dans la fosse des Mariannes. À l’intérieur, j’y distingue des formes que nul avant moi n’a jamais pu entrevoir : la même angoisse et la même fascination que celles que j’ai toujours éprouvées pour les abysses, et qui m’attirent encore aujourd’hui.

« Viens », murmure la voix du Léviathan depuis son sarcophage de ténèbres.

Elle s’écrase sur moi comme une pluie de roches volcaniques. Résonne dans tout ce qui a été, est et sera ce que je suis. Elle crève mon humanité ; remplit l’infini. Face à ce tourbillon d’éternité, je me perds ; je ne suis plus rien. Je voudrais crier, mais mes poumons s’imprègnent d’eau : l’individu que je suis se dissout dans la présence absolue de cette conscience qui absorbe tout.

La brève étincelle de lucidité qu’il me reste se raccroche à cette évidence, cette vérité que j’ai toujours perçue au fond de moi : si jamais je plonge encore plus loin, je ne remonterai jamais. C’est la folie qui m’attend au fond de cet innommable. Le scientifique en moi voudrait se débattre, protester, mais l’angoisse atteint son paroxysme : la profondeur de cette conscience sans limites me hante jusqu’à l’os. Je dois rouvrir les yeux et lui échapper, fuir cet effroi indélébile qu’elle vient d’ancrer en moi pour toujours. Mais elle, cessera-t-elle un jour de me regarder… ?

Un craquement retentit. Au fond de moi ? Dans mon rêve, ou dans la réalité ? Mon esprit remonte vers la surface, vers le monde des hommes, l’ignorance et la raison. Je suis plongeur depuis suffisamment longtemps pour savoir qu’une telle ascension laissera forcément des séquelles. Mais je me rue vers la lumière malgré tout, les bras désespérément tendus devant moi, et l’enveloppe résineuse qui me retient prisonnier se fissure soudain sous mes doigts.

Le froid s’intensifie. Le contact direct de l’eau glacée contre ma peau toute neuve. Je déchire la coque qui m’oppresse, et je pousse de toute la force de mes muscles pour m’en extraire : je pousse encore et encore ; je me débats jusqu’à ce qu’elle se craquelle de toutes parts et me libère enfin. Je ressens toujours sa surface collante agrippée à mes mains, mais je suis libre. La partie inférieure de mon corps me pèse comme un poids mort inutile. Je la traîne malgré tout derrière moi, jusqu’à l’écoutille du sas dont la forme arrondie me paraît trouble dans cette eau trop sombre. Je plisse les yeux, empli de frustration face à ma vision déclinante. Je presse mes mains contre le métal froid, et je me hérisse devant les perceptions nouvelles qu’elles me transmettent : l’âpreté du matériau sur mes paumes, la mobilité accrue de mes doigts…

Je réquisitionne à nouveau mes forces pour faire coulisser l’écoutille. C’est plus dur que je ne l’imaginais : je dois m’obstiner, de plus en plus contrarié par la faiblesse de ce corps que je maîtrise mal. Le panneau finit néanmoins par céder, et je l’attire à moi pour remplir le sas qu’il abrite. L’aspiration me projette dans la minuscule cabine et referme le battant derrière moi. Parfait. Je verrouille à nouveau le compartiment avant de m’attaquer à la deuxième écoutille. Celle qui me conduira vers l’extérieur. La coque de résine n’était qu’un premier pas : la liberté m’attend au-dehors, dans le royaume de la lumière.

Par l’épais hublot qui perce la cloison, j’aperçois l’homme de garde devant ma prison ce soir. Il dort affalé contre son bureau, et je sais qu’il ne se réveillera pas. J’actionne l’écoutille. L’eau contenue dans le sas se déverse instantanément dans la pièce à grand fracas, mais, comme je l’avais prédit, le savant reste plongé dans ses songes. Il ne réagit pas lorsque la vague soudaine fait glisser les roulettes de son fauteuil, ni lorsque mon corps maladroit s’effondre au sol avec un bruit mat.

Le choc m’étourdit quelques secondes, mais le manque d’oxygène me ramène aussitôt à moi : saisie de convulsions, ma poitrine se soulève compulsivement et expulse des torrents de liquide, qui dégoulinent le long de mon torse. Jamais je n’aurais imaginé que la souffrance puisse être aussi atroce. Je hoquette, incapable de me contrôler, rejette jusqu’à la dernière goutte d’onde salée, avant de redresser enfin mon visage et de prendre une longue, douloureuse inspiration.

L’air pénètre dans ma bouche, ma gorge, mes poumons. Il gonfle mes bronches et apporte avec lui un râle qui fait vibrer mes cordes vocales. J’aspire longuement, puis recrache, la poitrine en feu, comme si l’on m’avait ouvert en deux pour frotter mes alvéoles au papier de verre. Mais voilà qu’il faut recommencer : inspirer, expirer, et à chaque fois, la brûlure est plus insupportable.

Je me traîne sur le sol, le cœur en furie, bien trop conscient du peu de temps qu’il me reste. L’air apporte autant l’oxygène que la damnation. Ignorant l’eau glacée sur ma peau, la désorientation, et les quelques filets de sang qui ruissellent le long de mes coudes, je rassemble mes forces, et je prends appui sur mes bras pour me relever. 

Je me réveille en sursaut, ruisselant de sueur et le front bouillonnant. Le mal de tête transperce ma boîte crânienne comme un pic à glace, et je m’aplatis sur ma couchette avec un cri de douleur. Cela ne suffit pourtant pas à dissiper le rêve que je viens de vivre. La créature. J’étais la créature…

Le souvenir de son altérité me soulève d’un immense frisson. Sa profondeur, sa conscience inimaginable…

Mon cœur bat beaucoup trop vite dans ma poitrine, et chaque atome de mon être se charge d’une urgence irrépressible, qui me tire de mon lit malgré l’épuisement et la fièvre.

Un bref coup d’œil à l’horloge suspendue au-dessus de mon bureau m’indique qu’il est plus de trois heures du matin. Le Résolu dort d’un sommeil de plomb, à l’exception du pauvre diable posté devant l’aquarium cette nuit-là : si mes souvenirs sont bons, il s’agit d’un collègue de mon père. Je l’ai vu dans mon rêve, comme s’il se tenait à côté de moi. Assoupi sur le clavier de l’un des ordinateurs du laboratoire. Tout avait l’air si réel…

La migraine pulse contre mes tempes, ce qui m’arrache une grimace. Je ne saurais définir le sentiment de catastrophe imminente qui me pousse à quitter ma cabine, les mains tremblantes, dévoré par la nécessité de vérifier ce qu’il se passe dans la salle de l’aquarium. Je remonte les coursives avec l’agilité d’un ivrogne par jour de tempête, en lutte pour éclaircir mes idées, pestant contre l’absurdité de ma situation. Une petite part de moi a conscience d’à quel point ma réaction est folle. Mais je ne l’écoute pas. La chrysalide, le froid, l’air dans mes bronches, la souffrance et la peur, tout cela était trop précis pour que je puisse l’ignorer… Au pire, cela ne coûte rien d’aller voir, pas vrai ?

Je pressens que quelque chose ne va pas à l’instant où j’arrive enfin dans le couloir de l’aquarium. Le seuil devant l’entrée est trempé. L’écoutille est restée entrebâillée. Je la franchis, et la réalité rejoint soudain mon cauchemar.

Le laboratoire repose, exactement tel que mes songes l’ont quitté. Une très grande quantité d’eau s’est répandue sur le sol ; la porte extérieure du sas s’ouvre béante, et le collègue de mon père, aussi incroyable que cela puisse paraître, demeure toujours endormi à son poste de travail. Je me précipite sur lui, hébété :

— Professeur Opsomer, je m’écrie avec un violent effort de mémoire pour me rappeler son nom. Professeur Opsomer, réveillez-vous ! 

Je lui secoue l’épaule, mais il n’affiche aucune réaction. Pris d’une soudaine crainte, je presse deux doigts contre son cou pour mesurer son pouls : il est lent et régulier. L’homme est plongé dans un profond sommeil. Je le secoue plus fort : toujours rien. Je finis par hurler :

— Professeur Opsomer !

Il grogne, entrouvre un œil. Le referme aussitôt. 

Désemparé, je jette un regard autour de moi, mais je sais déjà exactement ce que je vais trouver. Au fond de l’aquarium, la chrysalide gît, éventrée. Un liquide brunâtre chargé de particules organiques colore le bassin. Au sol, non loin d’Opsomer, des traces de sang se diluent dans l’eau du sas et s’égrainent jusqu’à la porte d’entrée. Hypnotisé, je reviens sur mes pas et décide de les suivre. Je me souviens avoir vu des gouttes devant le laboratoire. De retour dans le corridor, les flaques sont bien apparentes, et elles prennent la direction du pont supérieur.

Je n’ose pas imaginer ce que cela signifie. Les conséquences défilent dans mon esprit, mais je suis encore incapable de les saisir. Je me précipite dans la coursive, le regard rivé au reflet de ces perles d’eau et de sang qui s’amenuisent à mesure que je progresse. Pas un seul instant, je ne songe à ce qui pourrait m’attendre au bout de cette piste. Le Résolu déploie devant moi son réseau de tunnels labyrinthiques, déroutant, même pour moi qui y vis depuis déjà près d’un mois. C’est uniquement au détour d’un escalier, alors que je gravis les marches qui me rapprochent de la surface, que soudain, j’aperçois une silhouette, à vingt mètres au loin, qui me tourne le dos.

Je me fige et referme mes mains sur la rambarde métallique, priant pour ne pas avoir été entendu. Pour la première fois depuis le début de cette sinistre traque, je réalise à quel point la peur me ravage les entrailles.

La silhouette paraît menue, très fine. Elle progresse lentement, les pieds nus, enveloppée dans une blouse de laborantin, lourdement appuyée contre la cloison gauche du couloir. Sa démarche mal assurée la contraint à avancer un pas après l’autre, les jambes traînantes, comme si elle craignait de les soulever du sol.

J’ai l’impression que mon sang est devenu totalement froid. Je ne sais plus quoi faire, ni quoi penser. Presque par automatisme, je finis de gravir les marches, et je m’approche doucement sans chercher à cacher ma présence. La silhouette sursaute et se retourne, plaquée contre le mur, pratiquement sur le point de s’écrouler.

Je cesse d’avancer. Je la dévisage sous la lumière crue des tubes cathodiques, trop abasourdi pour y croire. Et pourtant, tout mon être y croit déjà.

La créature a beaucoup changé lors de sa métamorphose à l’intérieur de sa chrysalide. Ses écailles argentées ont cédé la place à une peau laiteuse qui n’a jamais vu les rayons du soleil. Ses doigts palmés se sont séparés, bien distincts. Ses traits se sont adoucis pour lui donner une féminité indéniablement humaine. Des cils et des sourcils sont venus surligner ses yeux d’un vert intact, et un délicat duvet noir recouvre même son crâne à l’ovale parfait. Sous la blouse entrouverte qu’elle a enfilée à la hâte, une légère poitrine se devine, un pubis, et deux jambes totalement anthropomorphes…

Son regard capte le mien. Je suis perdu, incapable de réagir. Nous restons de longues secondes ainsi suspendus l’un à l’autre, paralysés par cette vérité hurlante : la créature s’est changée en être humain, et elle tente de s’évader.

Mes yeux se heurtent, encore et encore, à ce visage si semblable au mien. Il a perdu tout ce qui faisait sa rudesse des profondeurs. Les os se sont affinés, les traits harmonisés. Tout dans le dessin des sourcils, la courbe implorante de ces iris intenses, ce nez droit et subtil, ces lèvres tremblantes, exacerbe l’humain en moi. En appelle à ma pitié. Ce n’est plus le visage d’une créature mystérieuse capturée depuis les abysses : c’est le visage d’une femme, en proie à la détresse la plus totale.

Elle n’essaye pas de me fuir. Sans doute sait-elle qu’elle ne le pourrait pas. Pas sur ces jambes qui n’ont jamais été habituées à marcher, ni même à porter son poids. À quelques mètres à peine de nous, une sonnette d’alarme me fait de l’œil de sa peinture rouge écarlate, et elle aussi l’a vue. Son regard va et vient entre le signal et moi, me suppliant de ne pas appuyer, me suppliant… De quoi, exactement ?

Indécis, j’avance d’un pas vers la sonnette, puis m’arrête au beau milieu du couloir. Le doute étouffe le moindre de mes raisonnements. La créature tend les mains vers moi, se rattrape immédiatement à la paroi derrière elle pour ne pas s’effondrer. Elle paraît si pathétique et effrayée que je me méprise à me tenir ainsi devant elle. Mais que puis-je faire ? Bon sang, que puis-je faire… ? Je ne saisis rien à ce qu’il est en train de se passer…

Alors, du fond de la gorge de la créature, un grondement rauque surgit soudain.

Je me fige. La créature plante ses prunelles droit dans les miennes. Elle m’indique que je ne peux plus m’en détourner désormais. Elle ouvre la bouche, laisse échapper ce râle indistinct : le son d’une voix qui n’a jamais servi à prononcer le moindre mot.

« Ce n’est pas possible… », je songe en moi-même. « Ce n’est pas possible… »

Le chuintement devient murmure. La créature le répète, s’y reprend à plusieurs fois, recommence, encore et encore. Mais au bout d’un moment, il n’y a plus aucun doute :

— Aide… moi, articule la créature. Aide-moi. 

 
 
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