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Into the Deep
Par Natalea
Originales  -  S-F/Fantastique  -  fr
22 chapitres - Complète - Rating : K (Tout public) Télécharger en PDF Exporter la fiction
    Chapitre 6     Les chapitres     2 Reviews    
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La créature

Il a fallu dix hommes pour maîtriser la créature prisonnière du filet de l’Orpheus. Dix hommes, et trois heures d’effort. À présent que je me tiens devant la porte scellée de l’aquarium, seul, j’ai presque peur de l’ouvrir. Peur de pousser le battant, et de me rendre compte que tout ceci n’était qu’une chimère. Le pur produit d’un esprit délirant.

Est-ce donc ce que l’on éprouve lorsque l’on vient de marquer l’histoire ? J’ai l’étrange sentiment que le temps s’est rétréci. Je le sens passer à travers moi comme les grains d’un sablier. « C’est un instant historique, Sam », martèle ma conscience. « Savoure-le. À partir d’aujourd’hui, plus rien ne sera plus jamais comme avant ».

Les secondes pulsent à l’arrière de mon crâne tel un cœur palpitant. Je garde la main appuyée sur le métal lisse de la porte, obnubilé par ce qui se trouve derrière. Et si la créature avait disparu ? Ou pire encore, si elle était toujours là ?

J’actionne l’écoutille. Le panneau coulisse lentement sur ses gonds sans le moindre bruit.

Devant moi, l’obscurité. Le laboratoire est une large pièce de dix mètres sur cinq, basse de plafond, où les eaux trépidantes du bassin se perdent dans le noir. J’allume les spots des différents plans de travail, mais je laisse les flots éteints : dans un premier temps, cela vaut sans doute mieux pour ma créature des abysses.

La lumière crue des tubes cathodiques ne me révèle rien, si ce n’est une onde légèrement bleutée. L’aquarium se dresse devant moi à la verticale, sur toute la hauteur du compartiment. C’est un véritable monstre, d’une contenance de plus de trente mètres cubes. Pour l’alimenter, l’Achéron pompe directement dans les eaux froides du Pacifique. Nous nous en servons habituellement pour entreposer les espèces que nous désirons soumettre à une étude prolongée : avant d’y emprisonner la créature, nous avons dû libérer les deux poulpes et le jeune requin blanc qu’il abritait. Ce que nous étudions aujourd’hui est autrement plus fascinant… Encore faudrait-il que la créature se montre.

La gorge sèche, je scrute les profondeurs à la recherche d’un indice, d’un geste, mais rien. La créature se cache. Je frotte mes yeux encore maculés de sel. J’hésite à m’approcher. Face à la perspective de ce regard étranger posé sur moi, j’éprouve la même crainte que devant ce gouffre insondable au large de Tahiti, vingt ans plus tôt. Un mélange d’attirance et de répulsion. La chose m’aspire autant qu’elle me terrifie, plonge dans des ténèbres inconscientes en moi, à la recherche de ce petit éclat brisé qui appartiendra toujours au Pacifique. 

Je finis par refermer l’écoutille et je m’avance de quelques pas vers la vitre. L’aquarium m’écrase de sa présence silencieuse, absolue. J’y aperçois mon reflet dans la lueur fantomatique des diodes : un visage plat à la peau mate, aux traits sévères, un regard aiguisé sous quelques mèches de cheveux noirs et rebelles.

L’espace d’une seconde, j’ai l’impression de reconnaître ma mère. Elle m’a légué cet air noble et solennel si caractéristique des peuples d’Océanie. Ces yeux en amande qui ne lâchent rien. Seule leur couleur ne lui appartient pas : ils sont verts, comme ceux de mon père. Comme ceux de la créature. 

Soudain, je recule d’un pas. La créature est là. Sortie des profondeurs de l’aquarium, elle me dévisage à travers la vitre, noyée dans mon propre reflet. Elle m’observe avec une intensité égale à la mienne, et ce que je lis dans cet unique regard me pétrifie d’effroi.

Je me racle la gorge. J’ai toutes les peines du monde à ne pas m’enfuir en courant tandis que ma main droite attrape un enregistreur sur l’un des plans de travail :

— Professeur Sam Luzarche, mardi quinze juin, à cinq kilomètres au large de l’île Blackney, je commence, l’appareil pressé très fort entre mes doigts. La créature est un animal vertébré, d’environ deux mètres de long. Son corps est intégralement recouvert d’écailles fines et serrées de couleur argentée.

Je songe instantanément aux écailles ramassées dans la caverne sous le volcan Ria :

— Elle est dotée de branchies. Toutefois, la largeur de la cage thoracique laisserait supposer l’existence d’un second système respiratoire, possiblement atrophié.

Tandis que je parle, la créature maintient le contact visuel. Ses pupilles fendues restent braquées sur moi. On pourrait presque croire qu’elle m’écoute.

— Le pédoncule caudal mesure approximativement un mètre de long, je poursuis, l’enregistreur comprimé entre mes phalanges blanchies. En revanche, les nageoires annexes sont absentes. En lieu et place des nageoires pectorales, la créature a développé des membres supérieurs semblables aux membres supérieurs humains : bras, avant-bras et mains. Les doigts sont palmés, et au nombre de cinq. La tête est clairement séparée du tronc, d’une manière encore une fois similaire à l’anatomie humaine.

J’avale ma salive :

— Les traits sont, eux aussi, proches d’un visage humain. Les yeux sont durcis et dépourvus de paupières, sans doute pour résister aux fortes pressions. Les oreilles sont développées, ce qui suggère une bonne ouïe. Le nez est présent, ce qui pourrait indiquer une nouvelle fois une vie amphibie. Absence totale de pilosité sur l’ensemble du corps. Deux mamelons laissent supposer l’existence de glandes mammaires non développées : impossible d’en déduire si la créature est un mammifère ou non. De la même façon…

Je cherche mes mots, aspiré dans les iris sans fond de la créature :

— Il est impossible de déterminer si le spécimen est un mâle ou une femelle. Un examen plus approfondi sera nécessaire.

J’éteins l’enregistreur. Je me sens vide. Rien dans ces platitudes ichtyologiques ne peut retranscrire ce que j’ai sous les yeux. Ce corps souple et puissant, à la grâce de reptile. Ces muscles luisants d’un reflet d’acier à la lueur des tubes cathodiques. Ces longs voiles transparents qui ondulent dans le courant froid, telle une brume lunaire. Les branchies de la créature sont quatre plaies rouge vif qui s’ouvrent, béantes, dans la chair de son cou. Et que dire de son visage ? Il n’a rien d’humain, et pourtant, l’humain s’y retrouve tellement… Des yeux de requin incrustés dans un crâne aux os épais, résistant, conçu pour défier les abysses. Des lèvres plates et solides, des narines prononcées. Et ce regard fixe, froid, qui ne cille jamais…

Il y a une vie derrière ce regard. Là où se trouve un visage se trouve une conscience. Un être infiniment autre, à des milliards d’années-lumière de ce que je serai à jamais en mesure d’appréhender, et dont j’ignore les pensées. Qu’y a-t-il au fond de ce vert obsédant ? De la haine ? Un instinct de mort ? Suis-je descendu par onze mille mètres de fond jusqu’au creux de la fosse des Mariannes pour en rapporter uniquement le meurtre ?

Je veux croire qu’il y a plus que cela, et pourtant, quelles conséquences terribles cela risquerait d’avoir… Terribles et prodigieuses. La découverte d’une autre espèce intelligente sur Terre. Pour la première fois depuis des mois, peut-être des années entières, je me surprends à penser à l’avenir. Qu’arrivera-t-il à cette créature, une fois que toute la communauté scientifique sera mise au courant de son existence ? Combien de puissances innommables s’écharperont jusqu’à l’os pour le privilège de disséquer jusqu’à son dernier organe ?

Je reste silencieux tandis que la créature continue d’évoluer devant moi, impassible, comme si elle pouvait partager mes réflexions. Elle ne paraît pas effrayée. Son audace ressemblerait presque à un défi : « Tu voulais me connaître », dit-elle, « eh bien maintenant, gare à ce que tu apprendras ».

L’écoutille coulisse soudain derrière moi, ce qui m’arrache un sursaut :

— Sam ? appelle Adam.

— Je suis là.

— Tout le monde te cherche ! Depuis combien de temps est-ce que tu te caches ici ?

— Depuis…

Je consulte ma montre d’un œil distrait :

— Deux heures.

— Deux heures ? Tu es là-dedans depuis deux heures ?!

Je me retourne vers la créature. Plus que jamais, je perçois le danger dans ses prunelles hypnotiques. Deux heures ont disparu, avalées dans leur mystère…

À son tour, Adam s’approche. La vue de la créature le plonge dans le silence. Nous restons longtemps ainsi, côte à côte, face à l’impossible. Nous n’avons pas besoin de parler pour savoir tous les deux que ce que nous observons brave toutes les lois de la nature.

— Qu’est-ce que c’est ? finit par demander Adam.

Je secoue la tête :

— Je n’en ai pas la moindre idée.

— Tu crois que c’est… une sirène ?

Le mot reste là, suspendu entre nous comme un tabou impardonnable. J’inspire profondément :

— C’est l’une des divinités des habitants de l’île Blackney, je déclare. Tant que nous n’en saurons pas davantage, autant l’appeler par le nom qu’eux-mêmes leur donnaient.

— Vilaa…

— Oui. Si nous la baptisons « sirène », j’ai peur que l’ensemble de nos collègues ne nous lâchent définitivement. Ils s’imagineront que nous avons découvert Ariel, ou Loreleï… Alors que franchement, regardez-la.

La créature nous retourne ses prunelles de prédateur. Je sens Adam frissonner près de moi :

— Tu devrais aller te reposer, dit-il pour ne plus l’affronter. On dirait qu’on t’a déterré la semaine dernière. Tu ne pourras pas l’étudier convenablement dans cet état. 

— Je sais… Mais il fallait que je la voie.

— Ophélie s’inquiète pour toi.

— Il n’y a pas de quoi s’inquiéter. Nous la tenons maintenant. Il ne reste plus qu’à découvrir ses secrets.

Un sombre pressentiment s’empare de moi tandis que, d’un geste souple, la créature repart se terrer dans les ténèbres :

— Adam…, j’articule après une longue hésitation. Il ne faut rien dire de tout cela à mon père. S’il apprend ce que nous avons trouvé, ce que nous étudions ici… Il ne doit absolument pas être mis au courant.

Le visage du vieux scientifique se teinte d’embarras :

— Sam, j’ai peur qu’il ne le soit déjà…

L’acide me tord le ventre :

— Comment ça ?

— Je lui ai écrit après ta plongée sous l’orage, le mois dernier…

— Vous avez fait quoi ?

— Je m’inquiétais pour toi ! Je pensais que tu retombais dans une de tes phases, que tu t’étais mis en danger pour poursuivre une hallucination absurde, au mépris de ta vie… Comment aurais-je pu imaginer qu’elle était réelle ?

— Une de mes phases ? Quelles phases ?

— Tu le sais très bien. Une phase autodestructrice.

— Putain…

La colère m’étreint tellement que j’en oublie la créature :

— Je n’arrive pas à y croire… Combien de fois faudra-t-il vous le rentrer dans votre putain de crâne ? Ce n’est pas parce que ma mère a décidé d’abandonner son gosse pour aller saluer ce vieux Neptune il y a vingt ans que je vais faire pareil maintenant ! Et si quand bien même il m’en prenait l’envie, ce n’est pas à vous de vous occuper de moi, ni d’espionner pour le compte de mon père ! Je vous faisais confiance, nom de Dieu ! Je vous ai invité sur ce navire parce que…

L’oxygène me manque. Je m’interromps. Il n’y a plus rien à ajouter de toute façon :

— Henri m’a dit qu’il passerait te voir dès que sa mission le lui permettrait, répond Adam doucement. Quand nous avons mis le cap sur Blackney, je l’ai informé de notre trajectoire…

— Ben voyons… Il ne va pas rater une opportunité pareille, vous pouvez en être sûr.

— Le Résolu croise au large des côtes tahitiennes. Il sera là dimanche soir.

— Formidable.

Je contemple l’aquarium, et l’ombre de la créature dissimulée tout au fond. À peine capturée, et déjà j’ai l’impression qu’elle m’échappe. L’espace d’un instant, j’ai presque envie d’actionner la commande qui la rendra aux secrets de l’océan. Mais j’en suis incapable. Je ne peux que rester là, seul avec mon impuissance, tandis qu’à chaque seconde qui passe, le navire explorateur de mon père se rapproche de l’Achéron, avec son messager de cauchemar.

— J’espère que vous êtes conscient de ce que vous avez fait, j’annonce à Adam juste avant de quitter la pièce.

Cette fois, je n’ai pas le moindre scrupule à l’accuser :

— Vous êtes peut-être devant la plus grande découverte du siècle, de l’Humanité tout entière. Imaginez ce que Henri Luzarche va en faire.

Adam ne dit rien. Je le laisse seul avec la créature, face à sa culpabilité.

Je ne réalise mon état de fatigue qu’une fois de retour dans les quartiers de l’équipage, débarrassé de mes vêtements et du regard des autres. L’eau brûlante de la douche lave le sable et le sel qui s’accrochent à ma peau. Mais même ainsi, l’île Blackney reste un petit peu avec moi… Je ressens dans la vapeur qui s’envole la chaleur moite du volcan. Et dans la fraîcheur du savon à la criste, l’odeur saline de la créature. Elle s’est tellement débattue pour qu’on ne l’amène pas sur le pont… L’extrémité des longs voiles de sa queue s’est révélée être aussi coupante que des lames de rasoir. Avant qu’on ne parvienne à la saisir, à détacher le filet de l’Orpheus, puis à la charrier sur l’Achéron, elle avait déjà entaillé les trois quarts des matelots. Moi-même, j’ai reçu une plaie dans le creux de ma main droite…

Je dénoue le pansement et regarde quelques gouttelettes de sang se perdre dans les eaux usées du navire. La créature aussi a saigné. Dans la panique, aucun de nous n’a été en mesure d’effectuer des prélèvements. Mais j’espère qu’elle n’a pas été trop sévèrement blessée. Sans rien connaître de son métabolisme, il était impossible de l’endormir, ni de la soigner…

Tout va changer désormais. Pour que chacun puisse se remettre de ses émotions, j’ai ordonné à ce que la créature soit d’abord maintenue à l’isolement. Adam et moi sommes les premiers à l’avoir véritablement vue à la lumière du jour, débarrassée du filet. Mais dès demain, nous pourrons commencer notre travail. Nous pourrons entrer dans l’aquarium et l’approcher, plus près qu’il ne nous a encore jamais été donné de le faire. Si mon père est censé arriver dans une semaine, nous devons nous dépêcher…

Cette seule idée contracte mon poing sur ma blessure. La douleur ne me soulage pas. Pris de rage sous l’eau bouillante, je tente de contrôler les frémissements de mon corps paniqué. Je coupe la douche avant d’inonder le navire, m’enroule dans ma serviette et regagne ma cabine, titubant à moitié, rattrapé par les événements de la journée.

Ophélie bondit de la couchette dès qu’elle m’aperçoit :

— Sam ! Où étais-tu passé ?

— Je suis allé voir la créature.

Une curieuse forme de déception ombre son visage. Cela ne dure qu’un instant, mais je n’ai aucun mal à déchiffrer son esprit : « Ne pense-t-il donc qu’à ça ? ». 

— Et alors ? me demande-t-elle malgré tout.

— Adam a averti mon père de notre découverte.

— Quoi ?

— À l’heure qu’il est, Luzarche senior se dirige droit sur nous. Il sera là dans une semaine, peut-être moins…

— Je ne comprends pas…

— Cet imbécile d’Adam a cru nécessaire de prévenir mon père que je plongeais les soirs d’orage à la recherche de sirènes. Mon père qui a passé sa vie entière à étudier le mythe de l’île Blackney, comme tu le sais. Comment va-t-il réagir, à ton avis, quand il découvrira que nous détenons en chair et en os la clé de l’énigme qu’il tente de résoudre depuis plus de vingt-cinq ans ?

Ophélie hausse les épaules, désemparée :

— Il aura peut-être des renseignements précieux à nous apporter.

Je ricane :

— Tu ne connais vraiment pas mon père.

— Mais peut-on se permettre d’ignorer son expertise ? Sam, j’ai vu cette créature sur le pont. Je peux t’assurer que tous les marins de ce bateau ne veulent déjà plus s’approcher de l’aquarium.

— Superstition stupide…

— Les habitants de l’île Blackney aussi étaient superstitieux avec ces êtres. Regarde ce qui leur est arrivé.

— Oui, ça prouve bien que ce n’est pas un modèle à suivre…

— Tout ce que je veux dire, c’est que cette chose, elle est… Elle nous dépasse ! D’un point de vue biologique, elle ne devrait même pas pouvoir exister !

— Et tu crois que mon père va gentiment s’amener ici, déballer gratuitement toute sa science, et puis nous laisser ensuite ? Non. Je le connais, ça fait des années que ça dure. Cette île, ce mythe, ces créatures, c’est toute sa vie. C’est une obsession : il aurait vendu sa mère pour une découverte comme celle-ci. Une fois qu’il aura posé le pied sur ce bateau, il sera le seul maître à bord.

— Mais c’est toi le chef de la mission !

— Va le lui dire. Lui, c’est Henri Luzarche. Monsieur le prix Nobel de médecine, qui a su associer les rites funéraires anthropophages des tribus de Nouvelle-Guinée au développement des encéphalites spongiformes qui les frappaient. Monsieur qui a sauvé des centaines de vies, qui contribue généreusement au budget du CNRS tous les ans, et qui se bat depuis des années pour que l’on se souvienne des indigènes de l’île Blackney. Dès qu’il sera monté à bord, nous n’existerons plus. Je suis sur cette mission parce qu’il le veut bien. Il n’aura qu’à claquer des doigts pour me la reprendre.

— Il ne ferait pas ça à son propre fils…

— Bien sûr que si. Si tu t’attends à une quelconque considération de sa part, tu te trompes. Il a conçu un enfant comme on planifierait un projet de science. C’est tout ce que j’ai toujours été pour lui. Une expérience décevante.

— Décevante ?

Je ne réponds rien. Si ce que dit Adam est vrai, Ophélie aura bien assez tôt l’occasion de se forger sa propre idée du personnage.

— Qu’est-ce que tu vas faire, du coup ? me demande timidement la jeune femme.

Je hausse les épaules :

— Étudier la créature. Apprendre le plus de choses possible sur elle tant que mon père me fiche la paix. Et lorsqu’il sera là… Prier pour qu’il ne détruise pas tout ce qu’il touche.

Ophélie ne répond rien. À la façon dont elle évite mon regard, je peux sentir sa nervosité :

— Qu’est-ce qui te préoccupe ? je l’interroge.

Elle secoue la tête :

— Ça ne te plaira pas.

— Essaye quand même.

Elle soupire :

— Nous n’en avons pas parlé, tu sais. Tout est allé tellement vite… Mais tu as failli mourir aujourd’hui. Encore une fois.

Je me détends. Je me permets même un début de sourire :

— Cette fois, tu ne peux pas vraiment dire que c’était de ma faute…

— Ce n’est pas du tout ce que je veux dire !

Elle se reprend. Furieuse contre elle-même de s’être emportée. Sa gravité finit par m’alarmer :

— J’espère que ça ne te contrarie pas si je te dis ça, murmure-t-elle. Mais une petite part de moi… ne peut s’empêcher d’être soulagée que ton père vienne nous décharger de cette chose.

— Soulagée ?

— Oui. Cette créature a bien failli te tuer. Je l’ai vue se débattre : ce n’est pas un animal ordinaire.

— C’est justement ce qui est fabuleux ! Nous sommes aux portes de la découverte, est-ce que tu t’en rends compte ? Combien de personnes peuvent se vanter d’avoir expérimenté cela ne serait-ce qu’une seule fois dans leur vie ?

C’est au tour d’Ophélie d’esquisser un pauvre sourire :

— Mon océanologue passionné…, dit-elle avec une caresse sur ma joue. Ça ne t’arrive jamais d’avoir peur de l’inconnu ?

— L’inconnu, c’est pour cela que nous vivons.

— Mais c’est aussi là que le pire peut se produire.

Je l’attire à moi et l’embrasse sur le front :

— Ne vois pas tout en noir, ma chérie. Tout se passera bien.

Elle frissonne violemment. Pour un peu, je pourrais presque croire qu’elle pleure. Sa détresse me désarme, moi qui perçois dans cette créature une avancée providentielle, alors qu’elle n’en éprouve que de l’angoisse.

— Tu es brûlant, s’exclame-t-elle soudain en s’écartant de moi. Tu n’as pas dormi depuis le naufrage, pas vrai ?

Je nie de la tête. Elle soupire, guère surprise. Mais l’heure n’est plus aux remontrances :

— Louis t’a préparé de la soupe, m’annonce-t-elle, la main tendue vers un bol de bouillon posé sur mon bureau. Elle doit être encore chaude…

Ophélie me fait asseoir, et la pensée de Louis en train de s’obstiner à prendre soin de moi me réchauffe le cœur. Je mange silencieusement tandis que la jeune femme joue avec mes cheveux, de plus en plus conscient de l’épuisement qui s’abat sur moi. J’éprouve un contraste désagréable à me retrouver dans cette cabine, si normale et tranquille, alors qu’à quelques dizaines de mètres de moi à peine, la créature ondule dans sa prison de verre. J’ai de nouveau un irrépressible sentiment d’irréalité. Comme si tout ceci n’était qu’un rêve, et qu’à mon réveil, la créature aurait disparu dans les limbes de ma folie.

— Je peux t’avouer quelque chose ? je demande à Ophélie une fois mon bol vide.

Ses iris s’écarquillent en grand, remplis de curiosité :

— Bien sûr.

— Après le naufrage… je n’ai pas immédiatement rejoint l’Achéron.

— Oui, je le sais. La vigie t’a aperçu au large, à l’intérieur du périmètre interdit.

J’insiste pour qu’elle comprenne, mes yeux plantés dans les siens :

— Pendant un bref instant, j’ai perdu connaissance… Et le courant m’a emporté.

Ophélie se fige. J’ai toujours adoré sa vivacité d’esprit :

— Tu t’es échoué sur l’île ? chuchote-t-elle, si bas que je peux à peine l’entendre.

J’acquiesce. Parmi mes vêtements déchirés, j’extrais de mon jean le bracelet et les écailles que j’ai récoltés sur l’île Blackney :

— J’ai trouvé ceci dans une grotte, aménagée sous le volcan.

— Tu as rapporté des objets ? Tu es complètement fou ? Et si les gardes-côtes t’avaient vu ?

— Personne ne m’a vu. Et si je ne m’étais pas échoué sur l’île, je serais probablement mort.

Cette dernière remarque lui coupe toute répartie. Je lui montre les écailles à la lueur de la lampe :

— Regarde. Je suis convaincu que ces écailles appartiennent à une créature comme celle que nous venons de capturer. C’est la même taille et la même couleur, elles sont juste plus anciennes.

— Et qu’est-ce que ça signifie ?

— Ça signifie que les habitants de l’île Blackney conduisaient ces créatures jusque dans leur grotte rituelle… Comment s’y prenaient-ils et pourquoi, c’est un mystère. Peut-être pour les vénérer, les élever, les sacrifier… Quoi qu’il en soit, tu as vu de quoi une seule de ces créatures était capable, sur le pont, tout à l’heure.

— La mission Sentinelles n’a relevé aucune trace de violence sur l’île.

— Je sais. Mais on n’a jamais retrouvé les corps pour le confirmer. D’une façon ou d’une autre, j’ai le sentiment que ces choses sont liées à la disparition des indigènes… Bon sang, je me mets à parler comme mon père.

Ophélie enfouit son visage dans mon cou. D’une certaine manière, sa tendresse apaise la fièvre des questions qui m’assaillent.

— Et le bracelet ? m’interroge-t-elle.

Je le fais tourner entre mes doigts. C’est un simple assemblage de coquillages, mais j’y reconnais des espèces rares, colorées, et exceptionnellement bien préservées.

— Il fallait que je le prenne, je réponds doucement. Je ne sais pas exactement pourquoi.

Ophélie l’examine à son tour. La fascination de l’île Blackney accomplit son œuvre : elle aussi prend conscience de ce vestige interdit, dernier souvenir d’un enfant mort vingt-sept ans plus tôt, et pour qui la justice manque toujours.

— Tu n’as pas peur que l’on te trouve avec ? s’enquiert-elle.

— Personne ne saura d’où il vient. 

Ophélie reste songeuse. Au bout d’un moment, elle remarque ma fatigue et m’entraîne avec elle sur le lit en hauteur. Mes tempes douloureuses supplient pour quelques heures de sommeil :

— Et comment c’était, sur l’île ? me demande-t-elle malgré tout.

Je soupire. Mon regard contemple le plafond de la cabine, mais c’est l’île Blackney que j’aperçois, avec le village englouti des indigènes, et la pulsation terrible du cœur de Ria au-dessus de moi…

— C’était étrange, j’articule lentement. Comme si j’évoluais dans un rêve. Un rêve que j’aurais déjà vécu des centaines de fois. J’avais l’impression de savoir où j’allais.

— C’était un peu le cas. Tu as dû voir tellement de photos de cette île, chez ton père…

— C’est vrai. Je n’avais pas conscience de m’en souvenir aussi bien, c’est tout.

Je me tourne sur le flanc pour dévisager Ophélie :

— Mais en dehors de cela, il n’y avait plus rien à trouver. 

— Même pas des plantes ? Des insectes ?

J’éclate de rire malgré moi :

— Si, bien sûr, il y avait des insectes. Je suis désolé. J’aurais dû penser à t’en ramener un.

— Ce n’est pas grave, tu pourras toujours me les décrire.

— Pas maintenant, par pitié…

— Non, mais dès que tu auras repris des forces… Et tu sais à quel point je suis scrupuleuse.

Ophélie se redresse doucement pour m’embrasser :

— C’est votre punition, Sam Luzarche, pour m’avoir fait croire à votre mort une nouvelle fois.

J’accepte le châtiment de bon cœur. Les mains d’Ophélie sont fraîches et délicates sur ma peau. L’odeur de ses boucles blondes m’envahit, chasse la noirceur des abysses et de tout ce que j’y ai découvert. Je la laisse m’embrasser, dénouer la serviette qui recouvre ma taille et me toucher, vibrante d’un amour qui me contamine. Lorsqu’elle se déshabille, je la trouve belle, même sous l’éclairage cru de la cabine. Elle paraît presque éthérée. Un lambeau de songe, perdu dans cette atmosphère si austère. J’enroule mon corps au sien et m’abandonne quelques instants moi aussi dans ce songe. Son étreinte est un océan chaud dans lequel je me noie, plongeant encore et encore jusqu’à la délivrance.

Il n’en faut pas beaucoup plus pour venir à bout de mes dernières forces. Ophélie étendue auprès de moi, je laisse le sommeil m’attirer dans ses profondeurs infinies. J’essaye de ne pas penser à mon père, ni à la créature au regard implacable, et au bracelet de cet enfant mort que je tiens dans mes doigts.

Tout ce que j’entends, au moment de m’endormir, c’est un nom. Le nom indigène de la créature.

« Vilaa. »

« Déesse. »

 
 
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