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au 31 Mai 21 :
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Into the Deep
Par Natalea
Originales  -  S-F/Fantastique  -  fr
22 chapitres - Complète - Rating : K (Tout public) Télécharger en PDF Exporter la fiction
    Chapitre 13     Les chapitres     2 Reviews    
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Déchirures

— Sam ! Arrête !

Mes doigts se raccrochent au bastingage, presque par réflexe. Le métal est glacial sous ma peau. J’ai l’impression d’émerger d’un rêve profond : brusquement, je me retrouve en équilibre de l’autre côté de la rambarde d’un navire, de nuit, dans la fraîcheur ambiante, et je réalise l’absurdité de ma situation. Mais bon sang, qu’est-ce que je fabrique ici ? Le corps de la créature pèse soudain horriblement lourd contre ma poitrine. Il cherche à m’attirer vers les eaux noires qui ondulent au-dessous de moi. Seule la voix d’Ophélie me ramène à nouveau au présent :

— Sam, je t’en prie ! Ne fais pas ça !

Je me dévisse la tête pour la regarder. Elle se tient presque à une dizaine de mètres de moi, au niveau de l’escalier que je viens de gravir, trop tétanisée pour oser m’approcher. « Si je lui mets la pression, il risque de sauter », se dit-elle sans doute. « Si je hurle pour appeler à l’aide, il risque de sauter ». Ses grands yeux d’ordinaire si luisants m’apparaissent noir-ébène sous la lumière de la Lune. Ses cheveux ont pris la teinte de l’étoile Polaire, pâle et froide, drapés tel un voile de mariée autour de son joli visage. Elle se tord les mains. Elle brûle de se jeter sur moi, mais ce qu’il reste de raison en elle la retient. Ses iris font d’incessants allers-retours, à la recherche d’une solution dans leur environnement, et je n’ai aucun mal à me voir à travers eux. Mes joues s’embrasent d’une honte corrosive. Comment ai-je pu infliger cela à Ophélie ? Comment ai-je pu la placer dans une telle situation ? Elle plus que tous les autres ?

— Tu ne devrais pas être là, je lui réponds dans un souffle.

— C’est ici que je dois être, réplique-t-elle. Je n’aurais jamais dû te laisser quitter la cabine.

— Comment est-ce que tu m’as retrouvé ?

— Je suis allée te chercher au laboratoire, mais tu n’y étais déjà plus. La créature non plus. J’ai tout de suite compris, c’est tout. Je te connais, Sam. Plus que tu ne veux bien l’admettre.

Deux larmes perlent sur ses joues. Même moi, je peux mesurer à quel point notre dialogue paraît futile dans une telle situation.

— Sam, tu n’es pas obligé de faire ça…, insiste Ophélie.

Je tourne à nouveau mon regard sur les eaux qui roulent au-dessous de moi. Les vagues se creusent, ce soir. Une tempête approche. Ce spectacle a toujours eu quelque chose de terrifiant pour mes yeux d’enfant, mais aujourd’hui, il m’apaise. Je sais que dans les profondeurs des abysses règne le calme. Un calme absolu. La sérénité à laquelle j’aspire.

J’ai beau m’être hissé jusqu’à cette balustrade dans un état second, à présent, avec les idées claires, je suis forcé de me rendre à l’évidence : la perspective de plonger dans ce gouffre pour ne plus jamais refaire surface me paraît toujours aussi séduisante. Après tout, qu’est-ce qui me retient sur le pont du Résolu ? Adam est mort. La créature est morte. Ma mère également. Mon intégrité, mes espoirs. Mon père ne me pleurera pas. Comment envisager un avenir, lorsque tout s’effondre ? Je n’abrite plus en moi que des ruines stériles. Mon cœur est cendres, et je réalise soudain une vérité terrible : il est cendres depuis vraiment très, très longtemps. Je n’ai plus la volonté de vivre. Je crois que je l’ai perdue quand j’avais douze ans, dans les eaux limpides de Tahiti. J’ai tenté de m’aveugler, de fuir pendant toutes ces années, d’y chercher des exutoires, mais la débâcle est finie à présent. Le voile du mensonge s’est déchiré, et la vérité m’apparaît dans toute son implacable laideur. Je ne suis pas heureux. Je ne me rappelle pas d’un seul jour où je l’ai été. Pas même quand j’ai quitté la maison à dix-sept ans, lorsque je suis devenu champion du monde d’apnée, lorsque j’ai soutenu ma thèse, connu ma première nuit d’amour, ou lorsque l’on m’a confié cette mission. Tous ces instants de ma vie m’apparaissent aujourd’hui tels des phares brillants dans l’obscurité, de minuscules éclats fugaces, aussitôt balayés par l’orage. Je n’ai jamais pu en profiter pleinement. Quelque chose pourrit en moi depuis l’enfance, et ce liquide noir, visqueux et froid recouvre tout, engloutit tout. Il a pesé sur chaque réussite de mon passé ainsi qu’une tourbière ensevelissant un cadavre. Le seul événement à n’avoir jamais été pollué, mon unique expérience d’un bonheur pur, parfait, préservé du moindre mal et empreint d’espoir, a été la découverte de la créature.

Indifférent aux suppliques d’Ophélie, j’incline soudain la tête pour contempler la housse mortuaire. La forme du corps durci qu’elle abrite m’apparaît clairement tout contre mon torse. Elle me remplit d’une tristesse et d’un amour qui me brisent. Je ne peux plus les supporter.

La créature a représenté mon unique espoir dans une vie de misère. Une véritable oasis dans le désert d’émotions qui a constamment été le mien, sans chaleur, sans acceptation de la part de ceux qui auraient dû me chérir le plus. J’ai toujours évolué seul dans ce paysage de mort, à l’abri de murailles bien trop grandes pour que quiconque puisse les franchir, pas même Ophélie. La créature les a franchies. Elle m’a donné les réponses que j’attendais depuis des années : si j’agonise, c’est parce que cette vie n’est pas faite pour moi. Je viens d’ailleurs. Peut-être ai-je eu tort de m’attarder si longtemps.

Ces pensées résonnent en moi aujourd’hui, plus fort que tout. Tout pourrait s’arrêter dès maintenant. À moi l’oubli et la plénitude. Plus de deuil, de culpabilité, de souffrance. Pourquoi rester ?

— Sam, murmure Ophélie, les joues baignées de larmes. Je te préviens : si tu sautes, je saute.

— Ne sois pas ridicule…

— Je suis parfaitement sérieuse !

Sa voix perce comme un cri dans la nuit noire. J’ai beau regarder autour de nous, personne ne vient. Les membres d’équipage de garde cette nuit-là doivent être à l’autre bout du navire, occupés comme toujours à contempler l’île Blackney.

— Je sais que tu ne m’en crois pas capable, mais tu as tort, reprend Ophélie. Si jamais tu lâches cette rambarde, si jamais tu plonges, je courrais jusqu’au rebord et je sauterai moi aussi. La décision t’appartient. Tu peux mettre fin à tes jours ici et maintenant, mais ne compte pas sur moi pour te rendre les choses faciles. Si tu choisis de te tuer, alors tu me tueras moi aussi. Tu devras prendre cette décision en toute connaissance de cause. Qu’est-ce qui est le plus important : abréger tes souffrances, ou épargner ma vie ? Est-ce que ton suicide vaut plus que mon existence ? Est-ce que ma mort est une donnée acceptable dans ton équation ?

— Ophélie, tu dis n’importe quoi…

— Tu es suspendu au flanc d’un bateau, et c’est moi qui dis n’importe quoi ? s’écrie-t-elle d’une voix suraiguë.

Ses mains jointes viennent trouver sa poitrine, juste au-dessus de son cœur :

— Je t’aime, Sam, avoue-t-elle comme sous la torture. Je n’hésiterai pas une seule seconde, et tu le sais. Tu penses ne plus pouvoir vivre maintenant qu’Adam et la créature sont morts, eh bien moi je ne pourrai pas vivre si tu meurs.

— Ophélie…

— Je n’arrive pas à croire que tu es en train de m’infliger ça. Je t’en prie, ne m’inflige pas ça. Tu l’as vécu avec Adam, tu sais à quel point c’est douloureux. Regarder quelqu’un que tu aimes se tuer sous tes yeux, sans hésiter à t’entraîner avec lui… Si tu fais ça, tu seras comme lui, Sam. Tu seras comme Adam.

Ces mots me font l’effet d’un électrochoc. D’un seul coup, je suis comme projeté hors de mon corps, capable d’observer la scène à distance. Je vois un imbécile égocentrique suspendu à la rambarde d’un bateau, un cadavre sous le bras, en train de soumettre sa bien-aimée à la pire souffrance qui soit. Je vois une jeune femme au cœur brisé, beaucoup trop éprise pour son propre bien, prête à noyer son existence dans celle de son amant. Je nous vois, Adam et moi. Adam qui active la commande des pompes tout en sachant très bien qu’il me condamnera moi aussi à une mort certaine. Et moi qui suis sur le point de sauter, conscient qu’Ophélie ne plaisante pas, et qu’elle me suivra dans ma chute…

Suis-je comme Adam, vraiment ? Suis-je le genre d’homme capable d’accepter le sacrifice de mes proches, si cela peut m’apporter le soulagement éternel ? Cette seule idée me remplit d’un dégoût si intense que j’en frissonne. Le traumatisme est encore solidement ancré en moi : pas de doute, Ophélie a su frapper là où il fallait. Elle a trouvé les mots justes, presque comme si elle me connaissait mieux que moi-même.

Je ne cherche plus à me maîtriser : je pleure moi aussi. L’épuisement et la honte s’abattent sur moi par vagues :

— Je suis désolé, Ophélie…, j’articule d’une voix cassée. Tellement désolé, mon Dieu…

Ophélie y voit le signal qu’elle attendait. Elle se précipite sur moi et enserre mon torse de ses deux mains, à la fois pour me retenir et m’enlacer. Blottie dans mon dos, sa chaleur se répand dans mes veines comme du miel. Une brusque euphorie m’envahit : la joie incohérente d’avoir échappé à la mort, d’avoir trouvé quelque chose à quoi me raccrocher en ce monde. Le corps de la créature, lui, n’est plus qu’un poids lourd qui cherche toujours à m’emporter vers un destin funeste. Ophélie m’aide à le passer par-dessus le bastingage et le dépose à ses pieds sur le pont mouillé.

Je me retourne alors vers elle. Ses mains ne me quittent pas. Ses yeux non plus. Ils sont remplis d’un seul et unique objectif : me garder en vie. Me faire revenir du bon côté de la barrière, du bon côté de la vie. « Choisis la vie, Sam », semblent-ils me dire. « Choisis la vie. Choisis-moi. »

Pourquoi ferais-je une chose pareille ? Même alors que je viens de renoncer à mon projet fou, ces réflexions me paraissent toujours aussi insensées. Tant pis. J’y reviendrai plus tard, lorsque je serai seul, et que le destin d’Ophélie ne pèsera plus dans la balance. Pour l’heure, je prends mon élan et je passe à mon tour par-dessus le garde-fou, laissant la fosse des Mariannes derrière moi.

Une voix nous interpelle soudain :

— Hey, vous deux ! lance l’un des matelots de mon père dont je ne connais pas le nom. Qu’est-ce que vous foutez là ? Vous trouvez ça malin de faire des acrobaties en pleine nuit ? 

Je me fige aussitôt. À présent que je suis de retour sur la terre ferme, ou presque, je n’ai plus la moindre emprise sur l’attitude d’Ophélie. Si elle décide de me dénoncer maintenant, on préviendra Luzarche, on me conduira à l’infirmerie, et il y a fort à parier que je n’en sortirai plus avant notre arrivée à Saipan. Quant à la suite… Je pourrai dire adieu à la mission Challenger Deep.

Les lèvres exsangues, je ne trouve rien à dire, dans l’attente que le marin délivre sa sentence, mais c’est Ophélie qui intervient :

— Désolée, s’excuse-t-elle d’un petit air gêné, une boucle coquette ramenée derrière son oreille.

Elle me prend la main sans hésiter :

— On s’est crus sur le Titanic. Vous connaissez la fameuse scène entre Jack et Rose : « Tu sautes, je saute » ?

— Très amusant, grommelle le matelot. Vous pensez être les premiers à me la faire celle-là ? Et si j’avais sonné la cloche pour avertir tout l’équipage d’une urgence au beau milieu de la nuit, vous vous seriez sentis aussi fiers ?

Il secoue la tête, comme devant une jeunesse particulièrement récalcitrante :

— Allez, dégagez.

Ophélie et moi ne nous le faisons pas dire deux fois. Je me baisse pour ramasser le corps de la créature dans sa housse mortuaire :

— Qu’est-ce que c’est que ça ? m’interroge évidemment le marin.

— Un matelas gonflable, je réponds dans la folie de l’instant. Au cas où je serais tombé à l’eau.

L’homme gronde dans sa barbe mais ne dit plus rien. Je rassemble tous mes efforts pour soulever le cadavre sans laisser deviner son poids, puis avec Ophélie, nous nous engouffrons le plus vite possible dans les escaliers qui nous ramènent dans les entrailles du navire.

Sans nous consulter, nous nous dirigeons immédiatement vers le laboratoire de dissection. La fatigue commence à peser douloureusement sur mes muscles. Quelle heure peut-il bien être ? Quatre, cinq heures du matin ? Combien de temps suis-je resté accroché à cette rambarde ? Combien de temps avant que les membres les plus zélés de l’équipe de mon père, voire mon père lui-même, ne débarquent pour reprendre leur travail ? Quelques mètres devant moi, Ophélie s’assure que la voie est libre avant chaque tournant. Elle ne m’aide pas à transporter la housse : je traîne seul le poids de ma propre connerie. Une leçon méritée, sans doute.

Enfin de retour au laboratoire, nous constatons avec soulagement qu’il est encore désert. Ophélie ouvre violemment le casier de la créature :

— Allez, repose-la, ordonne-t-elle face au plateau métallique déployé.

Je n’ai pas l’habitude de la voir si autoritaire, mais je me garde bien de le lui faire remarquer. À présent que nous sommes de retour dans la chaleur et la sécurité du Résolu, je devine bien que sa colère va l’emporter sur tout le reste. Ça ne rate pas :

— Tu peux m’expliquer ce qui t’a pris ? dit-elle, les bras croisés sur sa poitrine dans une posture de défense instinctive.

Je ne cherche pas à lutter. Je m’assois en face d’elle, à hauteur de la créature, et je ne la regarde plus :

— Je t’ai déjà dit que j’étais désolé, je murmure d’une voix très basse.

— Ce n’est pas une réponse. Est-ce que tu as la moindre idée de la frayeur que tu m’as faite ? De ce que tu aurais pu me faire, si je t’avais rejoint ne serait-ce qu’une minute trop tard ?

— Mais ce n’est pas arrivé, d’accord ? Inutile d’imaginer le pire.

— À t’entendre, il ne s’est rien passé d’important ! C’est toujours comme ça avec toi ! Tu te jettes à l’eau toutes les trente secondes, avec le secret espoir de ne plus jamais remonter à la surface, et nous ne devrions jamais en parler, pas vrai ? Pas de quoi en faire toute une histoire ! 

— La dernière chose dont j’ai besoin là tout de suite, c’est d’un discours moralisateur.

— Non. Tu es un adulte responsable, je ne vais pas te laisser te cacher derrière cette excuse. Ça fait trop longtemps que tout le monde te permet d’agir n’importe comment sans rien dire, je refuse d’être de cette trempe-là moi aussi. Tu dois assumer tes actes.

— Je les assume, d’accord ! Oui, Adam avait raison, toi aussi, vous aviez tous raison : j’en ai marre de toute cette merde ! J’en ai marre de rester ici avec vous, de perdre tous ceux qui comptent pour moi, de détruire la plus belle découverte de ma vie quelques semaines à peine après l’avoir trouvée, d’être responsable de la mort de mon meilleur ami, et j’en passe !

J’ai l’esprit en feu. À présent que j’ai commencé, rien ne peut plus m’arrêter :

— J’en ai marre de mon père qui n’est qu’un salaud, de gâcher mon temps à chercher des raisons futiles d’exister, de vivre uniquement parce que je suis là, sans même savoir pourquoi ni dans quel but ! Pourquoi est-ce que je devrais rester ? Parce que je suis né ? Pourquoi est-ce que je devrais l’accepter ? Ma mère m’a abandonné sans un seul regard en arrière quand j’avais douze ans, sans un remords ni une hésitation, et tu t’étonnes que je fasse la même chose aujourd’hui ? Mon père me hait, Adam me méprisait au point d’essayer de me tuer, et toi aussi probablement à présent… Après réflexion, il n’y a vraiment rien qui me retient, depuis des années, je me demande pourquoi je me suis accroché si longtemps !

— Sam…

— Non ! Tu voulais que je parle, eh bien je parle maintenant ! Tu as beau avoir réussi ton coup, je reste persuadé que le meilleur endroit où je pourrais me trouver là, tout de suite, ce serait sur la rambarde de ce putain de bateau !

— Sam, tu ne te rends pas compte de ce que tu dis !

Bouleversée, Ophélie contourne le plateau métallique pour s’approcher de moi et me prendre les mains. Je la laisse faire, même si la rage m’agite de tremblements :

— Tu ne réalises pas ta propre valeur. Tu étais prêt à renoncer à ta vie, Sam. Ta vie. Tu m’entends ? Tu comprends ce que ça représente ?

Elle désigne la créature étendue sur l’acier froid :

— Si je n’étais pas intervenue, tu serais mort. Tu serais allongé nu sur une plaque comme celle-ci, complètement gelé, la peau blafarde et les muscles durcis. On ne t’aurait peut-être jamais retrouvé. Tu aurais chuté sans fin dans ces eaux glaciales, tu te serais décomposé lentement, horriblement, dévoré par les poissons jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de toi. Tu aurais disparu. Englouti par le néant. Je ne sais pas quel genre de fantasmes tu nourris au sujet de l’océan, Sam. J’ai conscience que la fosse te fascine, mais c’est le seul futur qui t’aurait attendu si jamais tu avais décidé d’y plonger. Il n’y aura pas de grande révélation. Il n’y aura pas de bonheur, d’illumination, pas de paradis aquatique. Tu peux me juger naïve par moments, soit, c’est vrai que je peux être naïve. Mais je sais qu’après la mort, il n’y a rien. C’est la triste réalité que nous devons tous accepter : même notre mort ne nous dévoile pas pourquoi nous avons vécu. Tu n’as rien à trouver au fond de la fosse des Mariannes, absolument rien, Sam. Seulement la mort.

Ses paroles me glacent. Malgré moi, elles m’atteignent comme un acide qui se rongerait consciencieusement un passage jusque dans mes angoisses les plus innées. Ophélie le ressent :

— La vie, Sam, c’est tout ce que nous avons, poursuit-elle. C’est pour cela que nous devons la protéger, la respecter et la chérir : elle est aussi miraculeuse que fragile. Nous devons profiter de ce temps infime qui nous est accordé sur cette Terre. Renoncer à notre ego qui se révolte face à notre propre mortalité. Certes, nous ne franchirons jamais les limites de notre système solaire. Nous ne vivrons jamais assez longtemps pour percer tous les secrets de l’univers, ou contempler les étoiles naître et mourir sous nos yeux. Nous ne sommes pas destinés à être acteurs, ni même spectateurs de ce grand dessein incompréhensible qui nous entoure. Nous passons là comme des fourmis dans une cathédrale, et nous disparaissons sans avoir saisi un millionième de ce que nous avons vu. La vie n’a pas de sens, mais c’est tout ce que nous avons, Sam. Ça ne signifie pas que tu doives y renoncer. Pourquoi jeter les cartes avant même d’avoir joué une partie ? C’est la seule partie que tu pourras jouer. À notre modeste niveau d’êtres humains, nous pouvons connaître tant d’amour, de beauté et de gloire. Nous pouvons nous émerveiller face à la complexité du vivant, et à tous ces mystères qui n’attendent encore que nous. Nous pouvons respecter et admirer cet univers si indifférent à notre existence. Nous estimer heureux d’en avoir au moins fait partie.

— C’est ce que tu te disais quand tu menaçais de sauter avec moi tout à l’heure ? je m’entends rétorquer.

Les mots sont sortis d’eux-mêmes, animés d’une logique imparable. Je maudis le côté mort en moi qui me pousse à réagir avec autant de froideur. Mais je ne peux pas le réfréner non plus. Depuis ce soir, c’est lui qui a définitivement la main sur moi :

— Tu te disais que la vie était tellement belle que tu pouvais bien y renoncer dans la seconde si jamais je disparaissais, c’est ça ?

Mortifiée, Ophélie ne sait plus quoi répondre. Mes paroles la blessent aussi profondément que la scène à laquelle elle a assisté sur le pont. C’est comme si je tuais l’homme qu’elle aimait une deuxième fois :

— Toutes tes tirades, tous tes jolis discours, ce n’est que du vent, Ophélie. Ce ne sont que des mots. Adam aussi était comme ça, je l’ai compris maintenant. « Faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais ». Tu pourrais être sa digne héritière. Toujours à prôner la sacralité de la vie, à soutenir le bonheur d’exister, tellement fort que tu pourrais convaincre un mort de se réveiller. Et pourtant, regarde-toi. Tu es prête à défendre n’importe quelle vie, sauf la tienne. Est-ce que tu vas finir comme Adam toi aussi : le grand porte-parole de la joie, qui s’est suicidé en cherchant à causer la perte de plus de cent personnes ?

Ophélie se décompose. Cette fois, j’ai de l’acide dans la bouche. J’ai conscience du mal que je lui inflige, mais je le lui inflige quand même, parce que c’est trop facile. Parce qu’elle m’a privé de mon instant de grâce. Les faiblesses d’Ophélie saillent comme les fêlures d’une porcelaine usée ; je n’ai aucune peine à les repérer :

— Tu me parles de la valeur de ma vie, mais tu n’en accordes aucune à la tienne. Tu te sous-estimes et tu te méprises. Tu n’as jamais eu confiance en toi, pas une seule minute depuis ta naissance. Tu n’existes que par l’intermédiaire des personnes que tu admires. Tu te convaincs de les aimer, alors que ce n’est que de l’adoration sans le moindre fondement. Tu te dévalues constamment par rapport à elles. Tu dis que la vie est tellement belle, mais tu détestes la tienne. Elle te fait peur. Tu as peur de la rater, tu te trouves faible et incompétente face à tes collègues, face à des gens comme moi. Tu te sens seule. Tu t’imagines que tu ne peux pas exister par toi-même, que tu es incapable de tenir sur tes jambes et d’avancer dans l’avenir, indépendante, par l’unique force de ta volonté et de ton talent. Si je venais à mourir aujourd’hui, tu es convaincue que ta vie entière ne vaudrait plus la peine d’être vécue. Ton monde s’effondrerait. Tu l’as construit autour de moi, tu as besoin de moi, et si je t’étais retiré, tu ne serais plus rien. D’ailleurs, tu es prête à me passer n’importe quoi : mon manque de considération, mes mauvais comportements, du moment que je reste avec toi. Voilà ce que tu penses. Ça te paraît être une relation saine, Ophélie ? Ça te paraît correspondre à une personne épanouie et heureuse de vivre ? Tu conditionnes ton bonheur à tes rapports avec moi, alors que tu devrais déjà t’accomplir par toi-même. Donc ne viens pas me donner des leçons sur la façon dont je dois mener mon existence. 

Face à moi, Ophélie s’est totalement figée. Ses mains ont lâché les miennes pour descendre le long de son corps, raides. De nouvelles larmes coulent sur ses joues, mais ses traits ressemblent désormais à un masque de cire : livides, ils n’expriment qu’une stupeur atterrée. Je devine instantanément que je suis allé trop loin. Je croyais Ophélie dépourvue du moindre amour-propre, prête à tout endurer pour ne pas me perdre, et cela me mettait en rage. Mais cette fois, elle va répliquer. Cette fois, j’ai touché en elle quelque chose qu’elle ne tolérera pas :

— Tu as raison, Sam, réagit-elle, les poings serrés. Tout ce que tu as dit est vrai. Absolument tout, j’en ai conscience. Ces défauts, c’est mon fardeau : chacun de nous a ses propres démons à domestiquer. Certains s’y emploient davantage que d’autres, et c’est là que survient la faute. Depuis des années, j’essaye de m’améliorer, sans savoir si ce sera possible un jour. Certaines personnes ont des démons trop gros pour elles. Ils les dévorent, à la longue. Mais au moins, j’aurai essayé. Au moins, j’aurai eu conscience de mes défauts et j’aurai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour les surmonter. Sinon, pourquoi crois-tu que nous aurions cette conversation ? Pourquoi est-ce que je te tiendrais tête, si j’étais la sombre idiote passive que tu décrivais ?

— Tu n’es pas idiote…

— Toi en revanche, Sam…

Ophélie inspire profondément. Elle se détend à mesure que ses reproches s’échappent d’elle. Sans doute les nourrissait-elle depuis bien trop longtemps :

— Toi, tu ne combats pas tes démons : tu les embrasses. Tu te jettes dans leurs bras la tête la première sans même te poser de questions, et tant pis pour tout le reste. Tant pis pour les gens qui t’aiment, ou ceux qui s’efforcent de te sauver depuis des années : après tout, qu’est-ce qu’ils représentent face à l’absurdité de l’univers ? Absolument rien. Ophélie va souffrir ? Peu importe. Tu n’en as jamais rien eu à foutre de toute façon, ce n’est pas maintenant que tu vas commencer, pas vrai ?

— Ophélie…

— J’ai essayé, Sam, continue la jeune femme dont les pleurs s’accentuent. J’ai vraiment essayé. J’étais certaine que je pouvais te rendre heureux, mais tu as raison : j’étais dans l’erreur. Personne ne pourra jamais te rendre heureux si tu ne l’as pas déjà décidé toi-même. Personne ne pourra jamais abattre les murs que tu t’es construits autour de toi toutes ces années. Depuis des mois, j’essaye de briser ta carapace, de passer sous tes défenses pour enfin venir à ta rencontre, te comprendre, être aimée de toi, mais j’aurais plus vite fait de creuser un tunnel dans la calotte polaire avec une allumette ! Est-ce que tu te rends compte que tu ne m’avais jamais parlé de ta mère avant ta vision de la créature ? Est-ce que tu te rends compte qu’avant l’arrivée de ces putains de flics sur ce bateau, je ne connaissais même pas ton véritable prénom ? Samaël…

Je m’enflamme d’un seul coup :

— Tu ne t’es jamais demandé pourquoi je ne te disais pas toutes ces choses ? Comment est-ce que tu imaginais la scène exactement ? « Bonjour Ophélie, moi c’est Samaël : tu savais que c’était le nom angélique du Diable ? Et devine quoi : quand j’avais douze ans, juste après que ma mère soit allée se suicider dans l’océan, mon père m’a avoué qu’il m’avait appelé comme ça parce qu’il avait tout de suite pressenti que j’avais un mauvais fond, et que maintenant il en avait la preuve, vu qu’elle s’était tuée par ma faute. Super l’ambiance à la maison, pas vrai ? ». C’est ça le genre de choses que tu veux entendre, Ophélie ?

— Oui…

— Tu veux que je te dise que ma mère a préféré crever plutôt que de m’élever ? Qu’elle n’en avait rien à foutre de moi, que mon père m’a toujours tenu pour responsable de sa mort, et qu’il m’ouvrirait le ventre en deux sur cette table de dissection si ça pouvait faire avancer ses putains de recherches ?

— Oui, Sam, oui ! s’effondre Ophélie. C’est tout ce que je voudrais entendre ! C’est une partie de toi, et j’aurais souhaité que tu te livres à moi, que tu me fasses confiance, que tu te reposes sur moi ! Ensemble, nous aurions pu guérir… Nous aurions pu apprivoiser nos démons tous les deux…

Je secoue la tête :

— Nous sommes du même côté maintenant, mes démons et moi.

— Mais enfin, pourquoi ? À cause de cette créature ? Est-ce vraiment tout ce qui compte à tes yeux ? Je n’ai aucune valeur ? Parce que moi je t’aime, Sam ! Je n’ai plus peur de le dire, et je m’en fiche si tu ne me crois pas ! Je refuse d’être aussi cynique que toi. Ce que je ressens est réel, c’est puissant, beau et fort, c’est la meilleure chose qui me soit jamais arrivée dans la vie !

Ophélie éclate en sanglots, comme rattrapée par un contrecoup brutal :

— Mais toi, tu t’en fous, pas vrai ?

Elle m’affronte du regard, sans ciller. Sa voix se durcit à mesure qu’elle parle :

— Je suis amoureuse de toi, et tu le sais, mais tu t’en fous. Cette nuit, tu aurais été prêt à te tuer sans une seule pensée pour moi. Tu ne m’aurais même pas laissé une lettre. Pas vrai, Sam ? Même pas un message pour me dire adieu. Je n’en vaux pas la peine. Parce que tu ne m’aimes pas.

Cette dernière phrase sonne comme un coup de massue sur mon crâne, un couperet qui s’abat et fend l’air entre nous, irrévocable :

— Je…

Je suis absolument incapable de prédire ma réponse à cet instant. Fort heureusement, je n’ai pas à le faire. Car à côté de nous, sur la plateforme en métal, un craquement résonne tout à coup.

Ophélie et moi sursautons. Debout tous les deux face au casier, nous échangeons un regard encore rempli de colère, à laquelle se mêle à présent une touche d’inquiétude. Sans nous concerter, nous décidons de rendre temporairement les armes. Ophélie allume le plafonnier au-dessus du plateau, et nous nous penchons tous les deux pour examiner le corps de la créature.

Elle n’a pas bougé depuis que nous l’avons sortie de sa housse mortuaire. Sa peau transformée en une gangue de résine brunâtre n’a pas souffert de ses péripéties sur le pont supérieur. À quoi réagissons-nous exactement ? Un simple crissement de la coque, qui nous sert de diversion pour éviter de nous infliger l’un à l’autre un tort irréversible ? La créature n’a pas pu produire un tel son : elle est morte. C’est bien pour cela qu’Ophélie et moi nous déchirons…

— Sam !

Ophélie m’agrippe le poignet, si fort que ses ongles me poignardent :

— Regarde ! s’écrie-t-elle, fixée sur l’abdomen de la créature.

Je plisse les yeux, mais je ne distingue rien :

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Regarde ! Ça recommence !

Alors, soudain, je le vois. Sous l’épiderme tanné et flétri, sous la coque de sécrétions solidifiées, par transparence, quelque chose bouge. Un mouvement, aussi clair que le néon au-dessus de nos têtes.

Mon cœur transperce ma poitrine comme une pique :

— C’est impossible…

Tous les deux, nous restons immobiles, silencieux, à fixer les entrailles de la dépouille qui remuent d’elles-mêmes. Le mouvement se reproduit : une fois, deux fois, trois fois. Ce n’est pas une illusion. La lumière pénétrante des tubes cathodiques le révèle dans un flou indistinct.

— Tu crois qu’elle aurait pu être infectée par un parasite ? je chuchote, moi-même déjà persuadé de l’insanité de cette théorie.

À côté de moi, Ophélie ne répond pas. Elle contourne le plateau, sourcils froncés, entièrement absorbée par ce qu’elle voit. La jeune femme tremblante et en larmes d’il y a quelques minutes a disparu. Elle est redevenue la scientifique que j’ai engagée, et pour la première fois, je la sens plus captivée que moi par la créature :

— Ophélie ? Qu’est-ce qui se passe ? Tu as une idée ?

— Je ne suis pas sûre…

Attrapant une lampe de poche, la biologiste s’approche tout près de la gangue organique et y braque son faisceau. Elle tente ainsi d’en percer le mystère, mais la substance brune reste obstinément opaque. Ophélie la touche du bout du doigt, en estime la dureté. Le matériau me paraît plus élastique qu’auparavant. Presque humide.

Lorsqu’elle se redresse, Ophélie porte en elle toute la tristesse de notre dernier échange, mais aussi un sérieux foudroyant :

— Sam, je crois que la créature n’est pas morte…, déclare-t-elle.

— Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ?

— J’ai déjà vu ce phénomène. Holométabolie.

— Tu peux être plus claire ?

— Cette substance, ce n’est pas dû à la décomposition. C’est un cocon. Une chrysalide.

— Une chrysalide comme…

— Comme un papillon, oui.

Je reste sans voix de longues secondes, à dévisager la créature et les petits mouvements spasmodiques qui agitent sa dépouille. Toute mon éducation scientifique lutte contre cette réponse :

— Mais enfin, ça n’a aucun sens ! On n’a jamais vu d’animal de cette taille avec ce genre de cycle biologique. L’énergie nécessaire à son organisme serait phénoménale !

— Plus je la regarde, plus je suis convaincue que c’est ça.

— Nous nous en serions rendu compte ! Dans l’état dans lequel elle était lorsqu’on l’a retrouvée, elle était bel et bien morte ! Elle ne respirait plus, son cœur ne battait plus !

— Le rythme cardiaque peut baisser jusqu’à un arrêt quasi complet dans ce genre de transition. On ne peut pas s’y fier.

— Ophélie…

— Sam.

À la fois exaltée et très calme, la jeune femme pioche dans le tiroir derrière elle un sonomètre qu’elle règle sur la fréquence habituelle :

— Si tu ne me crois pas, écoute.

Dès qu’elle l’allume, l’aiguille de l’appareil décolle. C’est le chant de la créature. Ininterrompu.

— Elle n’est pas morte, Sam, répète Ophélie sans me lâcher des yeux. Elle se métamorphose.

 
 
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