Un mouvement agite le cadavre de la créature. C’est la dernière preuve, si elle était encore nécessaire, qui nous force Ophélie et moi à admettre l’évidence. Ce n’est pas un cadavre que nous avons sous les yeux. C’est une chrysalide.
— Elle est vivante…
Ces quelques mots s’échappent de moi, évaporés aussi vite que je les ai prononcés. Ils se perdent quelque part dans l’absurde, dans cet instant irréel qu’Ophélie et moi sommes en train de partager. Ils ne peuvent pas être vrais ; c’est impossible. Et pourtant…
Le cocon bouge à nouveau. Cette fois, à l’éclat de la lampe, je distingue clairement la pâleur d’une main au cœur de la résine brunâtre. Mon rythme cardiaque s’accélère d’un seul coup. Après l’horreur des dernières heures, c’est comme si je revenais soudain à l’existence : mon sang circule dans mes veines, réveille mes sensations, donne une raison d’être à l’air qui entre et sort de mes poumons. Je ne peux retenir un sourire extatique qui me fait presque mal :
— Elle est vivante !
Face à moi, Ophélie ne semble pas partager mon enthousiasme. Peu importe. Je ne compte plus les différends qui nous séparent. Mais c’est elle l’entomologiste, aussi c’est à elle que je demande :
— Tu as déjà vu une telle chose ? Des métamorphoses de cette sorte, sur des animaux de cette taille ?
— Non…
La jeune femme secoue la tête. Elle ajuste la lampe à plusieurs reprises, cherchant à percer les mystères de ce miracle de la nature qui ne cesse visiblement de vouloir nous surprendre :
— J’ignore totalement comment c’est possible, avoue-t-elle. C’est insensé : je n’ai jamais vu de phénomène semblable chez un spécimen de cette classe…
— Nous ne sommes même pas capables de la classer pour le moment.
— Peut-être, mais je peux quand même te dire que ce n’est ni un insecte, ni un mollusque, ni un crustacé. Quelques amphibiens et poissons passent par ce type de stades, mais…
— Peut-être qu’elle appartient à un tout nouveau genre ? je propose d’un haussement d’épaules. Un genre pour elle toute seule.
— Probablement… Je le supposais déjà avant, mais avec cette chrysalide, on dépasse tout ce que j’aurais pu imaginer.
— Quand penses-tu qu’elle va éclore ?
Ophélie se fend d’un rire cynique :
— Comment veux-tu que je le sache ?
— Par comparaison, tu dois bien pouvoir faire une estimation, je m’agace, irrité par son manque de collaboration.
Moi, je ne peux retenir l’adrénaline qui afflue en masse dans mon cerveau :
— Certaines espèces se transforment en quelques semaines, consent à me répondre Ophélie sans cacher sa froideur. D’autres mettent plusieurs années. À toi de choisir la solution qui te plaira le plus, puisqu’il n’a l’air d’y avoir que cela qui compte.
Je ne réagis pas à sa provocation, même si elle est méritée. Non. Mes questions sont trop pressantes pour que je puisse les retenir :
— Et à ton avis, en quoi se métamorphose-t-elle ? j’enchaîne sans quitter la nymphe des yeux.
Ophélie soupire :
— Je ne sais pas, Sam ! En quelque chose de même taille, visiblement. Les métamorphoses d’insectes sont souvent assez spectaculaires, et donnent des spécimens très éloignés de leur apparence d’origine. Je n’ai aucun moyen de prédire en quoi elle va se transformer, vraiment. Il faudrait pratiquer des examens pour cela.
Mon regard s’allume d’un seul coup :
— Il y a une IRM à bord du Résolu.
Ophélie grimace :
— Je recommanderais de ne pas trop la bouger. Après les acrobaties que tu lui as infligées cette nuit, ça m’étonne même qu’elle soit encore en vie… Surtout si ça ne fait que deux jours qu’elle est en cocon.
— Tu l’as dit toi-même : ce n’est pas un cas ordinaire.
Pendant de longues secondes, nous nous observons, Ophélie et moi, ainsi que la créature, avec cette question irrésolue qui flotte entre nous : « Et maintenant ? ».
C’est Ophélie qui finit par rompre le silence :
— Tu sais ce que nous devons faire, Sam.
Sa détermination me déstabilise complètement. Car non, je n’ai aucune idée de ce que je dois faire. Ce qu’elle ajoute m’ébranle encore plus :
— Nous devons la remettre en liberté.
Sur le coup, je crois presque à une blague. Je laisse échapper un rire :
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Sam.
Ophélie lutte visiblement pour capter mon attention, mais je n’arrive pas à voir où elle veut en venir :
— Tu ne comprends donc pas ce que cette découverte signifie ? insiste-t-elle.
— Bien sûr que si, je rétorque comme une évidence. Ça signifie que tout n’est pas perdu ! Que nous pouvons reprendre nos recherches, et que nous sommes à l’aube d’une avancée encore plus incroyable que tout ce que nous supposions jusqu’à présent !
Une ombre de déception voile le visage d’Ophélie, mais c’est une chose à laquelle je commence à m’habituer :
— C’est vraiment tout ce que tu en retires ? me reproche-t-elle. Après ce que tu étais sur le point de faire ce soir ?
— Je ne comprends pas ce que tu…
— Tu ne comprends pas ? Alors qu’il y a vingt minutes, tu étais prêt à te jeter du haut de ce navire pour avoir causé la mort de cette créature ? Alors qu’Adam lui-même s’est suicidé, en essayant de tous nous entraîner avec lui, à cause des mauvais traitements que nous infligions à cette créature ? Tu pourrais effacer tous ces événements de ton esprit et reprendre tes recherches comme si de rien n’était, vraiment ?
Mon sang ne fait qu’un tour :
— J’étais désespéré parce que je croyais que la créature était morte ! je réplique, encore traumatisé par la profondeur du vide qui m’a traversé. Mais nous avions tort : elle est bien vivante, alors je n’ai plus aucune raison de…
— Et pourquoi croyais-tu que la créature était morte, Sam ? contre Ophélie, impitoyable. Quels motifs auraient bien pu causer sa mort, je te le demande ?
C’est à mon tour de soupirer, exaspéré :
— Bien sûr que nous avons commis des erreurs. Mais nous avons une chance inespérée de les réparer à présent.
— Comment ? En la remettant en captivité, pour que ton père la dissèque vivante ?
Ophélie passe une main dans ses boucles trempées de bruine, visiblement à court de mots :
— Je n’arrive pas à croire que tu puisses… Bon sang, Sam, le fait qu’elle ait survécu ne devrait pas effacer toutes les raisons pour lesquelles tu te sentais coupable ! Je t’ai vu, hier soir : je sais ce que tu pensais. Tu étais hanté par ce qu’Adam t’a dit juste avant de se tuer. Hanté pour avoir causé sa mort, et celle de ta plus belle découverte. Il y a vingt minutes encore, tu aurais donné n’importe quoi, n’importe quoi, pour avoir la chance de revenir en arrière. D’opter pour des choix différents.
Ses paroles m’atteignent, que je le veuille ou non. Déjà, Ophélie contourne le plateau métallique et me prend à nouveau les mains. Ce contact me paraît étonnamment doux, presque inespéré. Je ne pensais plus en bénéficier un jour.
— Sam, je sais que nous venons de faire une trouvaille extraordinaire, et que tu es heureux qu’elle soit en vie, énonce-t-elle. Je le comprends. Mais je t’en supplie : tu dois revenir à la raison une seconde, et prendre du recul. Il y a quelques heures à peine, tu te torturais de l’avoir perdue. Tu mesurais qu’indirectement, c’était de ta faute, de celle de ton père, de notre faute à tous. Tu aurais donné n’importe quoi pour réparer cette erreur.
J’ai l’impression d’entendre les mots d’Adam s’échapper de sa bouche :
« Je te demande de ne pas céder aux mêmes sirènes que moi. Je te demande de ne pas sacrifier ton humanité. De ne jamais perpétrer un acte qui te donne envie de planter une lame dans ta propre chair. Parce que tu vaux mieux que ça, Sam. Tu peux encore t’épargner ce destin. J’essaye de t’empêcher de commettre une erreur qui pourrait ruiner ta vie entière ! »
Une erreur…
— Je t’en prie, reprend la voix d’Ophélie, comme très loin de moi. Rappelle-toi ce que tu éprouvais sur le pont de ce bateau, lorsque tu croyais qu’elle était morte. Ose me dire que tu ne te sentais pas responsable du mal qui lui était arrivé. Ose me dire que tu ne rêvais pas d’agir différemment.
J’affronte le regard d’Ophélie. Pour la première fois depuis notre échange, je ne ressens plus de colère pour elle. Même à cet instant, alors que je lui apparais sans doute au pire de moi-même, elle ne veut que mon bien :
— Nous pouvons peut-être agir différemment, cette fois, je lui murmure.
— Oui, acquiesce-t-elle. Remettons-la à l’eau avant que quiconque d’autre ne se rende compte qu’elle a survécu.
— Nous pourrions agir différemment tout en la gardant !
Ophélie retire ses mains :
— Comment ? m’apostrophe-t-elle. Ton père est incontrôlable, et tu le sais très bien. Il n’a ni dieu ni maître sur ce navire. S’il apprend que la créature est en vie, il continuera de la traiter comme il l’a toujours fait. Quitte à la tuer pour de bon, cette fois-ci.
— Je peux le forcer à m’entendre.
— Ah oui ? Ça a très bien marché jusqu’ici.
— Écoute, je…
— Je ne te comprends pas, Sam ! Tu as une chance unique de réparer la pire erreur de ton existence ! Combien d’autres donneraient tout ce qu’ils ont pour une telle opportunité ? Mais toi, tu es prêt à la commettre une deuxième fois, alors que tu connais déjà ses conséquences les plus affreuses !
De nouveau, je ressens l’irrésistible besoin de me défendre :
— Je te dis que ce sera différent cette fois !
— En quoi ? Même si tu parviens à maîtriser ton père, cela signifiera quand même une vie entière de captivité pour elle. Une vie de mauvais traitements, alors qu’elle pourrait être une créature sentiente comme nous !
— Nous n’avons aucune preuve de cela…
— Oh, je t’en prie ! Elle peut comprendre la langue des indigènes de l’île Blackney. Et même toi, tu es si fasciné par elle parce qu’au fond de toi, tu sais qu’elle nous ressemble.
— Mais ce que tu proposes, Ophélie, c’est… C’est de la folie !
— En quoi est-ce plus fou que tout ce qui s’est déjà déroulé ici ?
— Nous pourrions aller en prison pour ça. Est-ce que tu t’en rends compte ? Nous pourrions être accusés d’avoir sciemment laissé s’échapper un spécimen classé secret Défense…
— Quel secret Défense ? s’exclame la jeune femme. Ton père l’a très bien dit lui-même : cette créature n’a aucune réalité sur le papier. À part les chercheurs présents sur ce navire, personne ne sait qu’elle existe. Nous pourrions détruire les preuves qui subsistent sur le bateau, et la remettre à l’eau. Plus personne ne pourrait démontrer que rien de tout ceci s’est jamais produit.
— Mais enfin, pourquoi ? Pourquoi ferions-nous cela ?
Ophélie se mord les lèvres :
— Parce que c’est ce que me dicte ma conscience, Sam…
Je me détourne d’elle, soudain incapable de soutenir son regard. Ses mots percent les résolutions en moi, me forcent à écouter ces voix contradictoires qui se déchirent dans mon esprit, qui se souviennent du mal-être profond que j’ai ressenti, à peine quelques heures plus tôt… Au final, c’est mon pessimisme de toujours qui me sauve :
— Tu te rends bien compte que même si nous la remettons à l’eau, cela ne découragera pas mon père pour autant ? À présent qu’il a vu cette créature, qu’il sait que des êtres comme elle existent, tout est fini. Même si nous la libérons, il lancera de prochaines missions, et il ne s’arrêtera jamais avant d’en avoir attrapé une autre.
— Peut-être, admet Ophélie. Mais au moins, j’aurai tout tenté pour sauver celle-ci. Et je n’aurai pas commis d’atrocités que je serai incapable de me pardonner ensuite.
En cela, elle sonne à nouveau comme les derniers mots d’Adam… Je chasse son visage de mon esprit :
— Je ne peux pas faire ça.
Ma décision se cristallise en même temps que je prononce ces mots :
— Abandonner une découverte comme celle-ci, ce serait… Ce serait criminel, et pas seulement pour des raisons de confidentialité, ou je ne sais quelle autre connerie… Ce serait moralement criminel.
— Plus que de causer sa mort par ta faute ?
Ophélie paraît tellement choquée que, l’espace d’une seconde, ma culpabilité se réveille. Mais je persiste :
— Oui. Ce serait criminel envers les savants que nous sommes. La vocation que nous nous sommes toujours donnée. Accroître nos connaissances. Poursuivre la vérité. Comprendre le monde qui nous entoure.
— Comprendre ne veut pas dire détruire, Sam…
— Je ne souhaite pas la détruire. Mais depuis que la science existe, les chercheurs ont sans cesse capturé des spécimens pour les étudier. Ce que nous faisons aujourd’hui ne devrait en rien te surprendre, au contraire. Tu l’as fait toi aussi avec tes lépidoptères que tu aimes tant.
— Mes lépidoptères ne pouvaient pas comprendre un langage humain, Sam. Tu ne me feras pas croire que ce qui se passe sur ce bateau n’est pas différent. Je suis la première à défendre l’intelligence animale, l’absurdité d’édifier l’Homme au sommet de la pyramide du vivant, et le droit au respect et à l’existence de chaque individu. Je reconnais volontiers qu’en termes d’adaptation à son environnement, la très vaste majorité des espèces manifestent à l’heure actuelle une capacité grandement supérieure à la nôtre. Mais il y a différentes formes d’intelligence. Un lépidoptère n’a pas conscience de sa propre mort. Il vit dans le présent. Il ne peut pas débattre du sens de ses actes avec toi, il ne peut pas s’inquiéter pour son futur, ou planifier son existence en fonction du temps qu’il lui reste à vivre. Cette créature, si. Quand je plongeais mes yeux dans les siens, je sais à présent pourquoi je me sentais si mal à l’aise : c’est parce que je lisais toutes ces interrogations, toutes ces peurs, dans son regard. Il est déjà discutable de faire souffrir un animal qui est un être sensible, mais un être doté d’une telle conscience… C’est cela qui est criminel, Sam. Si tu mettais un être humain dans cet aquarium pour l’étudier jusqu’à la fin de ses jours, cela ne ferait aucune différence.
— Bien sûr que si !
— Pas pour moi.
Ophélie me dévisage, comme si ces trois derniers mots venaient de tracer une frontière infranchissable entre nous. L’essentiel de ce qui nous oppose est résumé dans ce simple discours.
— La quête de la connaissance prévaudra toujours, je déclare, la gorge sèche. L’exemple de mon père était peut-être rocambolesque, mais il avait raison : si des extra-terrestres dotés d’intelligence atterrissaient un jour sur cette planète, si tant est que nous en ayons la possibilité, nous leur ferions probablement subir un sort similaire. Et s’ils comptaient des scientifiques parmi eux, ils feraient pareil avec nous.
Ophélie secoue la tête, sans plus cacher sa déception :
— Au moins, vous essayeriez de communiquer, objecte-t-elle. Avec cette créature, vous ne vous posez même pas la question. Vous avez bien trop peur de la réponse. C’est plus facile de l’enfermer et de la maltraiter si elle n’est qu’un simple animal, pas vrai ? Un inférieur. Tu sais qui d’autre pensait comme ça ?
— Oh, s’il te plaît, ne nous engageons pas dans cette voie.
— Pourquoi ? Je n’y vois aucune différence.
— Tu prônes l’obscurantisme.
— Je prône la compassion. Ce n’est pas moi qui t’apprendrai que la science devient vite dangereuse lorsqu’elle en manque. Nous pouvons trouver d’autres moyens d’étudier ces créatures. Nous pouvons tenter de les approcher de manière pacifique, et essayer d’échanger avec elles. Nous pouvons nous montrer patients, au lieu de nous jeter sur le premier captif venu comme sur de la viande fraîche, avant de passer au suivant.
— C’est comme cela que tu qualifierais ce que je fais ?
— Oui. Absolument.
Je soupire, mais Ophélie ne me permet pas de reprendre mon souffle :
— Tu es tellement obsédé par cette créature, tu as tellement peur de la perdre, que tu en abandonnes tout jugement, poursuit-elle plus doucement. Ton père a conscience de cela et il s’en sert. Ne le laisse pas faire, je t’en prie. Ne te laisse pas aveugler.
J’incline la tête. J’ai beau bouillir encore de ma dispute avec Ophélie, je m’en veux des choses que j’ai pu lui dire. Je ne prends aucun plaisir à me quereller avec elle. La savoir d’un avis contraire au mien, elle qui m’apparaît toujours si honnête, si raisonnable et si juste, allume automatiquement une sirène d’alarme dans mon esprit. Peut-être que je réagis si violemment à ses paroles parce qu’au fond de moi, je refuse de les entendre… Elles sonnent beaucoup trop vrai. Elles aimeraient me contraindre à relâcher la créature dans l’océan, alors que je viens à peine de la récupérer… Et ensuite ?
— J’ai besoin de réfléchir, je lâche en demandant un répit à Ophélie. Nous ne sommes pas obligés de prendre une décision dans la minute, n’est-ce pas ?
La jeune femme hésite. Elle observe la chrysalide qui s’agite discrètement de temps à autre :
— Chaque minute qui passe augmente le risque que quelqu’un découvre la vérité.
Je raisonne à toute allure :
— Mon père n’entreprendra pas d’autres recherches tant que les hommes de Saipan seront à bord.
— Mais tu ne peux pas en être sûr.
— Je le connais. Il est aussi méfiant envers les militaires que toi et moi : il gardera la créature cachée dans son casier pendant une semaine pour empêcher ces hommes de l’espionner.
— Mais qui sait ce qui pourrait lui arriver pendant toute cette semaine ? C’est un être aquatique : elle n’est pas censée rester enfermée dans un caisson frigorifique dans le noir complet et à l’air libre.
— Ça nous ne pouvons pas l’affirmer : elle est plutôt familière de l’obscurité et du froid. Écoute…
Je me force à lui saisir l’épaule, mon regard à hauteur du sien :
— Je ne te réclame pas une semaine, mais vingt-quatre heures, d’accord ? C’est la décision la plus importante de ma vie que tu me demandes. Et c’est déjà la deuxième fois que je dois la prendre en l’espace de quelques jours. Je vais réfléchir aujourd’hui, et je t’apporterai mon verdict ce soir. Est-ce que ça te va ? À la nuit tombée, éventuellement, nous pourrons agir.
Ophélie me détaille d’un air dubitatif :
— Tu me promets que tu n’arrêteras pas ton choix sans moi ? s’assure-t-elle. Que tu ne parleras pas à ton père sans m’en avoir parlé d’abord ?
— Je te le promets. Si tu ne balances pas la créature par-dessus bord sans m’en avoir averti non plus.
Elle se raccroche à cette certitude :
— Très bien, accepte-t-elle. Je te laisse la cabine pour réfléchir.
Ce constat me ramène brusquement à notre dispute. Que sommes-nous à présent l’un pour l’autre ?
— Où est-ce que tu vas aller ? je lui demande, à défaut d’aborder mes véritables pensées.
— Je vais rester ici, déclare-t-elle. Surveiller que personne ne l’examine.
Elle pousse alors le plateau métallique et referme le casier mortuaire sur la créature. La chrysalide se soustrait à nos regards, avec tous les mystères qu’elle renferme.
— Si jamais tu trahis ta promesse…, me prévient Ophélie. Je dirai à tout le monde ce que tu as voulu faire cette nuit. Ta tentative de suicide. Tu seras destitué de cette mission, et tu ne verras plus jamais ta créature. Tu m’as comprise ?
Je hoche la tête, sans parler. La stupidité de mon geste résonne plus que jamais à mes oreilles. Je ne peux pas reprocher à Ophélie d’assurer ses arrières :
— Bonne nuit, je lui souhaite simplement.
Elle s’assoit au chevet du casier et ne répond rien.
℘
De retour dans notre cabine autrefois commune, je m’assure d’être bien seul, avant d’enfin laisser retomber la pression des derniers événements. Je l’ai échappé belle. Arracher ce sursis à Ophélie n’était pas une mince affaire, et même à présent, je n’ai aucune garantie qu’elle ne va pas céder à ses idéaux et profiter de mon absence pour remettre la créature à l’eau. Si notre échange m’a bien convaincu d’une chose, c’est que contrairement à moi, Ophélie ne redoute pas les conséquences d’un tel acte. La menacer de la dénoncer à mon père, au CNRS, ou à n’importe quelle autorité compétente, ne l’arrêtera pas. Pas lorsque sa morale est en jeu. Paradoxalement, c’est aussi ce même sens moral qui me protège d’une trahison de sa part. Ophélie est une femme de parole. Je ne suis pas sûr de pouvoir en dire autant.
Je tente malgré tout de m’en tenir à mes résolutions : je repasse, l’un après l’autre, tous les arguments qui ont étayé notre discussion. Chaque minute qui s’écoule enfonce un peu plus la décision dans mon esprit. C’est encore plus facile à présent qu’Ophélie n’est plus là, et que je n’ai plus la chrysalide sous les yeux. Comment pourrions-nous l’abandonner ? Comment pourrions-nous renoncer à elle, alors qu’elle nous offre littéralement une seconde chance ?
Une petite voix en moi lutte pour se faire entendre : bien sûr qu’il y a une part de mal dans tout ceci. Mais comparé à la possibilité de la garder auprès de moi… De plonger à nouveau dans son regard si semblable au mien, dans ce nouveau corps qui sera le sien… Si mes études et ma carrière de scientifique m’ont bien appris une leçon, c’est qu’il existe une part de bien et de mal en chaque décision. Rien n’est jamais aussi limpide que le voudrait notre tendance à diviser le monde en deux catégories : le bien et le mal, le jour et la nuit, le blanc et le noir, la lumière et l’obscurité… Il persiste une zone trouble, au cœur de toutes choses, une zone de pénombre, et c’est là que la créature et moi nous rencontrons. À la frontière entre le ciel et l’océan…
C’est rempli de cette nouvelle résolution que je sors à nouveau de ma cabine. Au fond du corridor, une horloge murale indique sept heures du matin. Le navire se réveille, mais les membres de l’équipe scientifique sont encore en train de se préparer. Parfait. Je sais exactement où le trouver.
Malgré le labyrinthe que forment les entrailles du paquebot, la présence de son capitaine se devine à chaque angle de couloir : des écriteaux précisent sans détour par où se rendre pour rejoindre le seul véritable maître à bord. Je me contente de les suivre en priant pour qu’Ophélie ne m’ait pas pisté à travers les coursives.
À ma grande surprise, le trajet m’entraîne jusqu’aux ponts inférieurs, sous la surface du Pacifique. C’est là que je découvre la cabine du capitaine : une étroite porte blanche comme les autres, avec une plaque en laiton très sobre pour identifier son propriétaire. J’affronte le nom de Henri Luzarche sur la pancarte en métal sans rien laisser transparaître. Alors que j’étais si résolu avant de quitter mon compartiment, au seuil de la décision, voilà que l’hésitation me rattrape.
C’est mon expérience qui parle. Trente-deux années à souffrir des déclarations proclamées par Henri Luzarche. À vomir la moindre de ses initiatives, le moindre de ses jugements. Henri Luzarche n’a jamais été synonyme de bon choix dans ma vie. Plus que jamais depuis l’imbroglio de tous ces dilemmes insolubles, un avertissement hurle dans mon esprit.
« Ne fais pas ça, Sam », me supplie la voix d’Ophélie, et je devine à l’avance à quel point je m’apprête à la décevoir.
Pire que cela, même : à la blesser. Dans son amour et dans sa confiance.
« Ne m’inflige pas ça… »
Le visage d’Adam se superpose à celui d’Ophélie :
« Sam, si tu continues dans cette voie, tu le regretteras toute ta vie ! Tu es persuadé de pouvoir le supporter maintenant, mais dans dix, quinze, vingt ans, crois-moi, tu repenseras sans cesse à ce moment, et tu prieras pour avoir une chance de revenir en arrière ! »
J’éprouve un brusque accès de haine pour lui, aussi soudain qu’inexpliqué. De la haine pour tout le mal qu’il m’a fait. Et pour le mal qu’il a essayé de me faire. Cela n’arrête pas ma conscience, qui m’impose déjà une autre image, la plus terrible de toutes :
« J’ai eu tort, je le sais », j’entends ma propre voix sangloter sur le cadavre de la créature, à peine quelques heures plus tôt, dans l’atmosphère glacée du laboratoire de dissection. « Adam avait raison : j’ai fait le mauvais choix et je donnerais tout pour revenir en arrière… Mais je ne peux pas. »
Je ferme les yeux. Tout en moi désirerait renoncer, mais j’en suis absolument incapable. À cet instant, la logique n’a plus de place dans mon esprit. Je veux garder cette créature, au-delà de tout remords et de toute conséquence. Je frappe à la porte de Henri Luzarche :
— Entrez, lance la voix sévère de mon père.
Il ne cache pas sa surprise de me voir. Debout au milieu de sa cabine, un peu plus vaste que les autres, il est occupé à boutonner sa chemise — impeccable et sur mesure, comme d’habitude.
— Sam ? Que me vaut ce plaisir matinal ?
Je referme la porte derrière moi. Ironiquement, l’espace privé de mon père ressemble à ce que je me serais imaginé étant enfant pour les appartements du capitaine Nemo. Une collection de vieux instruments de navigation orne l’étagère au-dessus de son bureau : astrolabes et sextants qui renvoient leurs reflets dorés à la lueur d’une lampe à huile à l’ancienne. Un épais tapis persan côtoie une peau de panthère des neiges déployée juste au pied du lit. Une belle manière pour Luzarche de montrer sa supériorité envers ce prédateur primaire, sans doute… Une toile originale de Turner dévoile un paysage de tempête tout de suite en face de l’entrée, et, comble de la fantaisie, au cœur de la paroi de gauche qui forme la coque du navire, on a percé un hublot sous-marin, qui offre à Henri Luzarche une vue imprenable sur les profondeurs de la fosse quelques mètres au-dessous de nous.
Je m’avance sur le tapis qui étouffe le bruit de mes pas. Je sais, à la seconde où j’ouvre la bouche, que je bascule de l’autre côté d’un choix définitif :
— La créature est vivante, j’articule.
Luzarche fronce immédiatement les sourcils :
— Quoi ? Qu’est-ce que tu…
— Elle est vivante : je l’ai vue. Ce n’est pas son cadavre que nous avons placé en casier frigorifique, c’est sa chrysalide. Elle est en train de se métamorphoser.
Une ombre de colère passe sur le visage de mon père :
— Si tu n’as rien trouvé de mieux pour m’importuner, je…
— Pourquoi est-ce que je viendrais te raconter une chose pareille, si ce n’était pas vrai ?
J’inspire à fond. L’argument semble avoir fait mouche dans l’esprit de Luzarche, puisqu’il me laisse le bénéfice du doute :
— Écoute. Je sais que ça a l’air délirant. Moi-même, quand je m’en suis rendu compte, je n’ai pas voulu y croire. Mais le sonomètre est formel : la créature émet toujours des infrasons. À la lumière, on peut percevoir des mouvements sous la gangue qui s’est formée autour d’elle. Cette gangue est encore malléable, si bien que l’on peut même la voir bouger, comme la nymphe d’un papillon.
— Est-ce que tu te rends compte de ce que tu dis ?
— Oui, je m’en rends compte ! Franchement, je suis surpris que cela t’étonne autant. Ce n’est pas toi qui répètes depuis des années à qui veut bien l’entendre que ces créatures sont hors du commun ? Visiblement, elles ont défié toutes tes espérances.
Luzarche se passe la langue sur les lèvres et évite mon regard : sa manière à lui de gagner du temps. Tels les vieux instruments rassemblés autour de lui, je peux presque écouter les rouages de son esprit grincer sous l’effort. Pour ma part, je me sens vide. Déchargé du poids de ce que je devais lui dire. Encore incertain quant au mal que je viens de m’infliger à moi-même, sans parler d’Ophélie, ou de la créature.
— Tu es absolument sûr de ce que tu affirmes ? finit par insister Luzarche en se retournant vers moi.
— J’en suis sûr, je réponds automatiquement. Je ne serais pas venu te le dire si ce n’était pas vrai.
— Bon sang…
Ça y est, je la vois. La flamme du fanatisme qui se rallume dans les yeux pâles de mon père :
— Tu as raison : elle ne cessera jamais de nous surprendre. Et ces foutus gorilles de Saipan qui sont toujours là…
— Ophélie soutient que les lépidoptères mettent entre plusieurs semaines et plusieurs années à se transformer. On devrait pouvoir garder la créature à l’abri jusqu’à ce qu’ils aient fini leur enquête.
— Ta petite chérie est au courant elle aussi ?
Je hausse les épaules :
— C’est elle qui s’est rendu compte de ce qui se passait.
Je cherche mes mots, mal à l’aise, mais il n’y a pas moyen de l’éviter :
— D’ailleurs, il faut que je te prévienne… Elle m’a demandé de remettre la créature à l’eau.
— Quoi ?
Les veines de Luzarche ressortent sur son front d’ordinaire si calme. J’avale ma salive et contiens le goût amer de bile qui remonte depuis mon estomac :
— Elle voit là une opportunité de la libérer avant que tu ne lui fasses à nouveau subir de mauvais traitements, susceptibles d’entraîner sa mort définitive, cette fois-ci. C’est pour ça que je suis venu te prévenir tout de suite.
— Et elle, où est-elle ?
— Avec la créature. Mais elle a promis de ne rien tenter avant que nous n’en ayons reparlé au préalable.
— Mon pauvre Sam, tu es décidément bien naïf !
Luzarche attrape en coup de vent sa veste de costume :
— Ophélie tiendra parole ! je proteste pour le retenir. C’est moi qui ai rompu la mienne. En venant t’avertir.
Cela a le mérite de stopper net Luzarche dans son élan. Il se retourne lentement vers moi, véritablement troublé :
— Pour que tu en arrives à t’en remettre à moi… Cette créature doit beaucoup compter pour toi.
Je hausse un sourcil sarcastique :
— Je ne sais plus dans quelle langue je dois te le dire.
D’autorité, je me place entre lui et la sortie :
— Nous devons réfléchir à la marche à suivre avant de nous précipiter, je lui intime, la main sur la poignée de la porte. Comme tu l’as dit, les hommes de Saipan sont toujours là. Nous devons penser au bien-être de la créature en priorité. Même si c’est un animal des abysses, je ne suis pas persuadé qu’un casier frigorifique soit le meilleur environnement pour elle. Nous ne pouvons pas l’y laisser jusqu’à notre arrivée à Saipan, et nous ne pouvons pas non plus prendre le risque de l’exposer aux yeux des militaires.
Luzarche acquiesce, livré à ses réflexions :
— Leur enquête porte sur le suicide d’Adam, marmonne-t-il. Ils veulent remorquer l’Achéron jusqu’à Saipan, mais cela n’a aucun rapport avec le Résolu. Ils ont déjà recueilli tous nos témoignages ici… À partir de là, je ne vois pas ce qui nous oblige à les suivre.
— Ils ne seront peut-être pas du même avis que toi. Comme ils l’ont si justement rappelé : un homme est mort.
Luzarche secoue la tête :
— Je vais passer quelques coups de fil, déclare-t-il. Je vais devoir m’endetter auprès de deux ou trois pontes de l’ambassade, mais peu importe. J’étais prêt à retourner à Saipan tant que nous avions un cadavre à autopsier et que nous avions tout notre temps, mais si ce que tu me dis est vrai… Chaque seconde qui passe est une seconde de perdue pour la recherche. Nous devons suivre sa métamorphose vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et à l’écart de toute pollution extérieure.
Je ne trouve rien à ajouter, si ce n’est manifester mon approbation. Une dernière complication reste en suspens :
— Papa, je l’interpelle, et je hais la sensation de ce mot sur ma langue. Ophélie m’a fait jurer de ne rien te dire sans lui en avoir parlé d’abord. Au cas où je trahirais ma promesse, elle m’a menacé de te révéler des choses, qui… Qui pourraient nuire à ma place à la tête de cette mission.
Luzarche me scrute intensément :
— Quel genre de choses exactement ?
— Elle pourrait prétendre que j’ai fait une tentative de suicide, par exemple. Cette nuit.
— Et je devrais la croire ?
Sous le regard impérieux de mon paternel, je ne réponds rien. Je suis incapable de lui mentir alors que je sais pertinemment qu’il lira en moi comme dans un livre ouvert. Il se contente d’un rictus :
— Tu dois décidément avoir ça dans le sang, pas vrai ? Si même tes gènes sont contre toi, pourquoi lutter ?
Je garde à nouveau le silence. Il ignore probablement qu’il vient de frapper en plein dans l’une de mes insomnies préférées : par le biais de ma mère, suis-je génétiquement prédéterminé au suicide ? Et si oui, à quoi bon s’entêter ?
— Je ne prêterai pas attention à ce que me dira ta petite miss insectes, lance alors Luzarche de son air condescendant qui lui correspond tellement. Si elle porte des accusations, eh bien, je les écarterai comme j’ai déjà écarté toutes les âneries qui sortent de sa jolie bouche.
J’ai du mal à le croire :
— Ce serait pourtant une superbe opportunité pour toi de me virer définitivement du projet, je raille, trop conscient d’à quel point j’ai dû me rendre vulnérable face à lui.
Il fait écho à mes pensées :
— Et tu t’en rends bien compte, pas vrai ?
Brusquement, il passe sa main derrière ma nuque ; un rapprochement contre lequel tous mes poils se hérissent :
— Cela n’a jamais été ma volonté de travailler contre toi, mon fils, m’assure-t-il en m’imposant son insupportable odeur d’eau de Cologne. C’est toi qui as toujours voulu nous transformer en adversaires. Moi, je serais ravi de faire équipe avec toi.
— Oui, je me dégage, cynique. Sous tes conditions.
— Je me suis montré dur avec toi parce que je doutais de tes convictions. Mais aujourd’hui, tu m’as prouvé à quel point cette mission te tenait à cœur.
— Pourquoi, parce que j’ai trahi ma petite amie ? Parce que j’ai préféré te dire la vérité à toi ?
— Exactement. Je ne me fais pas d’illusions, tu sais : j’imagine très bien ce que ce choix a dû te coûter. Cela mérite bien que tu conserves ta place à la tête de l’équipe.
Ces mots doux ne suffisent pas à endormir ma méfiance. Avec Henri Luzarche, il vaut mieux toujours garder l’œil ouvert :
— Je refuse que le fiasco de la dernière fois se reproduise, je l’avertis. Si on travaille ensemble, je veux que ce soit aussi sous mes conditions. La créature sera bien traitée désormais.
Luzarche hoche la tête avec décontraction :
— Je reconnais que sa mort était un désagrément dont on aurait bien pu se passer. Tu as raison. Nous nous y prendrons plus en douceur cette fois.
— Parfait.
Une dernière hésitation :
— Et Ophélie ?
Le sourire que m’accorde Luzarche me paraît beaucoup trop jouissif :
— C’est toi le chef de la mission, Sam. C’est à toi de décider si tu veux qu’elle reparte avec les hommes de Saipan ou non.
— Je ne pourrais jamais lui infliger ça…
— Alors tu serais prêt à garder une potentielle traîtresse à bord ? Un électron libre susceptible de te désobéir à n’importe quel moment, à mettre en danger la sécurité de la créature ?
Entendre mon père s’inquiéter de la sécurité de la créature, ce serait presque à mourir de rire… Une solution éclate dans mon esprit :
— Elle reste notre seule entomologiste, je rétorque. Elle connaît ces phénomènes de métamorphose mieux que n’importe qui d’autre à bord.
— Et cela justifie le risque que tu veuilles la garder ?
— Oui. Nous avons besoin d’elle.
Luzarche hausse les épaules :
— Très bien. Mais ce sera à toi de la surveiller.
— Je m’en chargerai, ne t’inquiète pas.
Nous nous jaugeons encore l’un l’autre quelques instants. Le malaise au creux de mon ventre grandit. Pour la première fois de ma vie, mon père et moi sommes du même côté. C’est ensemble que nous sortons de la cabine pour nous rendre en toute hâte au laboratoire de dissection, où Ophélie est toujours occupée à monter la garde. Dès qu’elle nous aperçoit Luzarche et moi, elle comprend :
— Non…
Quelque chose se brise dans ses yeux. Entre nous. Quelque chose qui ne reviendra jamais plus. Ophélie me dévisage de ses grands iris implorants, dévastée par l’évidence, mais mon père ne lui accorde aucune pitié :
— Mademoiselle Lastolat, écartez-vous du casier, lui ordonne-t-il.
Ophélie se tourne vers moi. Peut-être espère-t-elle encore que je vais renier ma décision, que je vais me dresser auprès d’elle et la défendre. Je n’en fais rien.
— Comment as-tu pu ? s’exclame-t-elle alors. Comment ?
— Mademoiselle Lastolat, écartez-vous du casier.
— Il a voulu se suicider cette nuit !
Elle pointe sur moi un doigt accusateur :
— Il vous l’a dit ? Le grand chef de votre mission : il a voulu se suicider, et emporter la créature avec lui.
Luzarche et moi échangeons un regard, mais il se contente de répondre :
— Je ne mets pas en doute la loyauté de mon fils, mademoiselle. La vôtre, en revanche, est plus que discutable. Vous avez le choix : Sam, qui demeure à la tête de cette mission, insiste pour que nous vous conservions dans l’équipe en tant qu’entomologiste. À ce titre, vous ne répandrez plus de rumeurs mensongères à son encontre. Vous ne questionnerez plus son autorité, et vous ne désobéirez plus à ses ordres. Si ces conditions ne vous semblent pas acceptables… Libre à vous de vous en retourner à Saipan avec ces messieurs de la police, qui se feront une joie de vous rembarquer avec eux. Vous ne reverrez plus jamais la créature. Vous n’aurez plus aucun mot à dire sur sa santé ou sur la façon dont elle est traitée.
Deux larmes roulent sur les joues d’Ophélie. Tout le temps qu’a parlé mon père, elle n’a fixé que moi, rien que moi. Son expression, d’abord suppliante, s’est durcie à mesure que Luzarche édictait ses consignes :
— Tu es exactement comme lui, finit-elle par cracher. Tu le méprises et tu prétends que tu as peur de devenir comme lui, mais c’est déjà fait. Regarde-toi. Tu parles d’une créature, mais c’est toi qui es un monstre. Tu es monstrueux !
Ces mots, plus que tous ceux échangés en cette terrible nuit, m’atteignent plus que tout. Je soutiens toujours son attention, mais elle me brûle, d’une façon dont je ne guérirai jamais.
« Que suis-je en train de m’infliger ? », murmure mon esprit. « Que suis-je en train de m’infliger ? »
L’angoisse sourde, latente, d’avoir fait le mauvais choix me précipite déjà dans les affres du doute. J’en suis presque au stade où je préférerais foncer tête baissée plutôt que d’admettre que je me suis trompé.
À mes côtés, Luzarche saisit ce qu’il voit comme une opportunité :
— J’en déduis que vous nous quittez ? lance-t-il.
Ophélie ricane :
— Ne comptez pas sur moi pour vous faciliter la tâche. Si tu ne veux plus de moi, Sam, à toi de donner l’ordre. Sinon, je reste là.
Je perçois l’air interrogateur de mon père, qui me somme de prendre une décision.
— Elle reste, je décrète.
Et alors, incapable de les supporter, elle, lui et moi compris, je quitte le laboratoire, loin des démons qui me rattrapent déjà. |