Première étape : l’observation. L’aquarium est équipé de caméras grâce auxquelles nous enregistrons les moindres mouvements de la créature, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. L’étude de son comportement est vitale si nous voulons comprendre ce qu’elle est. Malheureusement, nous ne pouvons pas nous payer le luxe de l’épier dans son habitat naturel. Ses réactions au sein de l’aquarium, soumise au stress de la capture et dans un environnement aussi confiné, ne nous apprendront sans doute pas grand-chose. Mais nous devons malgré tout observer, surtout lorsqu’elle se retrouve seule, loin du regard de ses ravisseurs.
Je me suis réveillé tôt ce matin, perclus de courbatures, trahi par un corps qui tient obstinément à me rappeler que j’ai failli me noyer la veille. Comme si je risquais de l’oublier. Sans déranger Ophélie, je suis descendu à mon bureau pour connecter mon ordinateur aux caméras du laboratoire, et depuis l’aube maintenant, je surveille. Il y a quelque chose d’obsédant dans la grâce serpentine de la créature. Face à Adam et moi, elle bougeait très peu, réfugiée dans le fond du bassin comme si cela pouvait suffire à cacher ses secrets. Mais seule dans l’aquarium à présent, elle explore enfin son nouveau territoire. Je la vois tournoyer librement, à l’étroit dans cet espace trop restreint pour un être de sa taille, enchaîner les allées et venues tel un prisonnier qui fait les cent pas. Elle se déplace avec un naturel déconcertant. Peut-être à cause de son physique si proche de l’humain, je ne peux m’empêcher d’en éprouver une pointe d’envie. Moi qui ai toujours lutté des années durant pour entraîner mon corps aux exigences de l’océan, qui ai travaillé si fort pour grappiller ne serait-ce que quelques secondes de plus dans ce monde aquatique qui me fascinait, je regarde aujourd’hui cette créature à l’aspect si semblable au mien, évoluant sans effort ni contrainte, comme si, littéralement, elle avait passé toute sa vie ainsi. Que ne donnerais-je pour virevolter indéfiniment sous l’eau avec une telle facilité...
De temps à autre, la créature s’arrête, tourne sur elle-même et déploie les longs voiles tranchants de sa queue. Cela a quelque chose de presque méditatif. Elle se laisse dériver au gré du léger courant des pompes qui renouvellent l’onde sans arrêt. Elle semble réfléchir, mais à quoi ? Elle ne dort pas, ne manifeste aucun signe d’agitation particulier. Parfois, elle se dresse à la verticale pour observer la pièce devant elle, plongée dans l’obscurité. Est-elle équipée d’une vision nocturne ? Cela serait utile, pour une créature des abysses comme elle, même si, tout en bas de la fosse des Mariannes, la luminosité est tellement nulle que même les organes visuels les plus performants n’y distingueraient rien.
Elle pose régulièrement la paume de sa main sur la paroi en plexiglas. Elle appuie, teste la résistance de ce matériau invisible qui l’emprisonne. Cela me met profondément mal à l’aise. Cette main blafarde que j’ai filmée par six mille mètres de fond, cette main si humaine, qui se presse juste devant l’objectif de la caméra pour me rappeler à quel point elle ressemble à la mienne…
Soudain, la créature prend son élan et donne un grand coup contre la vitre transparente. Je sursaute. Mais elle n’en reste pas là : elle ajuste le fil de ses voiles coupants comme des sabres et elle frappe la surface de sa queue, encore et encore, tous ses muscles contractés au maximum.
L’aquarium tremble sur sa base de métal. Je peux presque entendre les impacts retentir dans le laboratoire : la vibration sourde des boulons, le couinement du plexiglas que l’on torture…
Je me lève d’un bond. Elle ne peut pas briser la vitre, c’est impossible… Ce matériau a été conçu pour résister au vide spatial ! Mais l’angoisse s’empare de moi : je me souviens de la violence des assauts de la créature contre la coque de l’Orpheus, du choc lorsqu’elle m’a heurté de sa queue, jusqu’à presque m’assommer pour de bon… Elle a réussi à retourner le bateau à la seule force de ses coups !
Sans prendre la peine de réveiller qui que ce soit, je cours au laboratoire, actionne l’écoutille, et me retrouve devant la créature qui me contemple, comme si elle m’attendait.
Je me fige. Elle aussi ne bouge plus du tout. Son regard est rivé au mien, dans ce visage aux émotions indéchiffrables. J’ignore même, en vérité, s’il est capable d’exprimer quoi que ce soit.
La créature caresse la vitre. Ses doigts ont la finesse d’un pianiste. Je n’ose interpréter son geste : « ai-je réussi à creuser une faille dans ma prison ? ». Pour l’instant, le plexiglas a l’air de tenir le coup. Mais si elle recommençait ? Demain, et le jour d’après, et tous les jours qui suivront ? Sa seule démarche transcrit une intelligence qui me fait peur. Sans trop savoir pourquoi, je ressens le besoin de m’adresser à elle :
— Même si tu arrivais à briser la vitre, où est-ce que tu irais ensuite ? Il n’y a nulle part où aller pour toi ici. Le laboratoire est fermé, et tu n’aurais pas d’eau pour respirer.
Elle me renvoie son regard fixe. Je me sens stupide d’imaginer qu’elle peut me comprendre. Il existe bel et bien un dialogue pourtant, dans cet échange visuel qui ne faiblit pas, si conscient de ma présence, et la fascination qu’il exerce sur moi. Aucun animal, aussi dangereux ou intelligent soit-il, ne contemplerait ainsi un humain dans les yeux. Nous sommes tellement habitués à inspirer la crainte autour de nous que nous ne savons même plus comment réagir lorsque cette crainte disparaît. La créature n’a pas peur de moi. Je ne suis pas sûr de pouvoir en dire autant. Comme pour les fonds marins, je l’admire et je la respecte trop pour ne pas la redouter… Est-elle en mesure de le sentir ? Ou son assurance insolente vient-elle du fait qu’elle n’a jamais vu d’être humain auparavant ?
Le cas s’est déjà présenté, lorsque les premiers conquistadors ont posé le pied sur des îles inhabitées du Pacifique. La faune locale n’était pas habituée à la présence de l’Homme. Ignorait qu’il était un prédateur. Les oiseaux se laissaient approcher librement, curieux et sans crainte, jusqu’à ce que les premières chasses commencent…
J’esquisse un sourire malgré moi. Peut-être que dans cette histoire, les oiseaux, c’est nous. Nous avons oublié quel prédateur terrible nous guettait depuis les profondeurs des abysses. Et, sans crainte, nous nous laissons approcher…
Je pose ma paume à plat sur la vitre. Mon rythme cardiaque s’accélère à l’idée de me trouver si proche de la créature. Elle se tient juste là, elle ne s’enfuit pas… Elle regarde ma main sans savoir quoi en faire. Le geste ne lui parle pas. Je ne peux m’empêcher d’en éprouver une certaine forme de déception, mais en même temps, à quoi est-ce que je m’attendais ?
Au bout d’un moment, la créature se contente de se retirer dans les ombres. Elle s’allonge sur le fond du bassin, silhouette argentée à peine esquissée, et je m’assois en face d’elle, en tailleur à même le sol, incapable de la quitter des yeux. La familiarité qui nous unit me trouble. Ces traits anguleux, ces yeux d’émeraude…
J’ai navigué jusqu’à l’île Blackney dans l’espoir de découvrir l’origine de ces créatures. Les légendes des indigènes laissaient supposer qu’elles vivraient en plus grand nombre ici, et que nous aurions par conséquent plus de chances d’en attraper une. Mon raisonnement s’est avéré juste. Pourtant, à l’observer ainsi sous la lueur crue des néons, une de mes pensées surnage parmi toutes les autres… Et si cette créature était la même que celle aperçue aux abords de Guam ? Que celle filmée par les caméras de Perséphone ? Et si c’était la même, depuis le tout début ?
Le grondement de l’écoutille me sort de mes réflexions. Dès la capture de la créature, il a été décidé que l’aquarium ne serait accessible qu’aux membres de l’équipe scientifique : aucun matelot n’est admis à l’intérieur. Ce matin, c’est Ophélie qui me rejoint la première pour démarrer nos recherches :
— Je me doutais bien que tu serais là, dit-elle en s’asseyant à côté de moi.
Ses cheveux sont encore humides de la douche qu’elle a prise. Ils sentent le shampoing neutre que nous utilisons tous, mais sur elle, cette odeur se dote d’un charme particulier :
— Nous apprenons à nous connaître, elle et moi, je réponds simplement.
— Tu as réussi à dormir au moins ?
— Oui, ne t’inquiète pas. Je n’aurais pas pu tenir debout plus longtemps de toute façon, même si je l’avais voulu. Tu t’en es bien assurée.
Elle accepte la plaisanterie avec un petit sourire pudique. Mais nous restons conscients tous les deux de l’irréalité de notre situation :
— J’ai réfléchi à ce que tu m’as dit hier soir, poursuit Ophélie. À propos de ton père, et de ton inquiétude… Pourquoi ne pas révéler notre découverte à la presse ? Si tous les médias du monde entier publient dès demain la photo de cette créature en première page, avec ton nom dessus, alors nous le prendrons de court, et plus personne ne pourra s’approprier tes recherches. Le CNRS sera obligé de s’assurer qu’elle est bien traitée…
Je nie de la tête :
— J’y ai pensé moi aussi, mais ça ne marchera pas. Ce genre de découverte pourrait remettre en cause tout ce que nous croyons savoir sur notre espèce, sur le règne animal en général, et même sur notre planète… Si nous révélons l’information au grand public sans autorisation, nous risquerions d’être condamnés pour haute trahison et divulgation de recherches confidentielles, de secrets d’État… Tout ce que nos gouvernements pourront inventer pour s’approprier tous les droits sur elle. Et puisque nous n’avons pas eu le temps de récolter de données sur elle, tout ce qu’ils auront à faire pour étouffer l’histoire, ce sera nous traiter de fous. Ils nous décrédibiliseront aux yeux du grand public, détruiront nos carrières jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne pour nous écouter, et alors, notre créature disparaîtra dans l’un de ces laboratoires dont on ne revient jamais, capturée par la puissance qui aura déployé le plus de moyens pour l’avoir…
— Tu ne serais pas un peu complotiste ?
— Ne sois pas naïve. Vous refusiez de me croire quand je vous ai dit ce que j’avais vu, tellement cela paraissait impossible. Et pourtant aujourd’hui, cette créature est là, devant nous. Tu sais à quel point c’est une découverte majeure. Elle pourrait bouleverser les fondements de nos connaissances… Le CNRS pourra bien tenter tout ce qu’il veut : ce n’est pas le genre d’information que nos dirigeants souhaitent diffuser librement, ni laisser entre les mains de scientifiques civils comme nous. Non, nous devons d’abord comprendre ce qu’elle est avant de la livrer en pâture au reste du monde… Parce qu’une fois qu’on nous aura retiré le projet, il n’y aura plus rien à faire. Jamais plus ils ne nous laisseront redescendre dans cette fosse, Ophélie. Jamais plus ils ne nous laisseront en capturer une autre.
La jeune femme se perd dans la contemplation des eaux troubles :
— J’ai toujours voulu avoir davantage foi en nos institutions…, murmure-t-elle. Croire que le travail que nous accomplissons ici a de la valeur à leurs yeux. Que le fait d’être l’auteur d’une telle découverte, et l’un des plus grands spécialistes dans ton domaine, te donnerait du crédit pour poursuivre ta mission, même si cela doit être pour le compte de l’État…
— C’est un risque que je ne suis pas prêt à prendre. Mon père comprend les dangers de la recherche aussi bien que moi. Avec lui au moins, notre trouvaille demeurera secrète, jusqu’à ce que nous ayons appris tout ce que nous pourrons sur elle.
Je soupire :
— Nous devons en profiter. Pour l’instant, elle n’appartient qu’à nous. Travaillons pour qu’il en reste ainsi.
— Je n’aime pas que nous parlions d’elle comme d’une marchandise à s’échanger ou à négocier.
— Je sais. Moi non plus.
Je me relève et tends la main à Ophélie pour l’aider :
— Mais si nous voulons que l’État nous garde sur ce projet une fois qu’il sera révélé au grand jour, nous devons nous rendre indispensables… Et cela signifie découvrir le plus de choses possible.
Deuxième étape : les prélèvements. Le reste de l’équipe ne tarde pas à nous rejoindre, Adam en tête, pour contempler notre prise qui s’obstine à demeurer dans les ombres de l’aquarium. La même question se pose sur toutes les lèvres : pour en apprendre plus sur elle, nous avons besoin d’échantillons de sang, d’écailles, de peau, mais comment les obtenir ?
— À vue de nez, les voiles inclus, elle mesure deux mètres dix, énonce Adam pour toute l’assemblée. Si l’on se base sur sa corpulence, elle doit peser entre soixante et quatre-vingts kilos.
— Et sur quelle corpulence vous basez-vous, exactement ? intervient Simon, l’un de nos biologistes, qui se tient bien en retrait de l’aquarium. La corpulence d’un humain, ou celle d’un poisson de la même taille ?
Son cynisme est palpable. Il se propage à travers les rangs sous la forme de murmures, symptôme d’une crainte instinctive que l’on dissimule tant bien que mal.
— Je me base sur ce que je peux, professeur Perrault, rétorque Adam sèchement. Si nous voulons nous approcher de cette créature, nous devons d’abord l’endormir, et pour cela nous avons besoin d’estimer le dosage nécessaire. Alors à moins que vous n’ayez une meilleure suggestion…
— Je ne suis toujours pas convaincue que l’endormir soit la solution idéale, intervient Ophélie. Nous n’avons pas le début d’une idée de ce que peut être cette créature, et vous envisagez déjà de lui injecter des substances chimiques dans le corps ?
— C’est le seul moyen pour obtenir un début d’idée de ce qu’elle est, malheureusement, objecte doucement Adam.
— Vous ne connaissez pas son alimentation. Vous ne savez pas à quand remonte son dernier repas. Vous ne savez même pas si c’est un animal à sang chaud ou à sang froid ! Il y a tellement de risques que cette injection tourne mal !
— C’est pourquoi nous commencerons par un dosage très léger, j’annonce, scellant ainsi notre décision. Nous n’avons pas besoin de l’endormir totalement, juste d’abaisser sa vigilance.
Devant la réticence d’Ophélie, je m’efforce de compléter :
— La seule autre solution serait d’entrer dans ce bassin pour l’emprisonner et lui prélever ces échantillons de force. Tu sais la quantité de stress que cela générerait pour elle, ce n’est pas ce que tu veux.
La jeune femme soupire. Mais au sein de l’équipe, la décision est prise. Adam et moi nous désignons d’office pour revêtir nos combinaisons de plongée, matériel et fusils tranquillisants à la main.
Pour pénétrer dans l’aquarium, il existe sur le côté gauche de la cuve une petite cabine cylindrique en métal, appelée le sas. Adam et moi nous y pressons avant que Louis ne referme la lourde écoutille derrière nous. Plusieurs robinets d’eau s’actionnent aussitôt : ils remplissent le sas en quelques minutes, jusqu’à ce qu’Adam et moi nous retrouvions totalement immergés. Alors, il ne nous reste plus qu’à activer la deuxième écoutille, celle qui donne directement sur le bassin.
Lorsque nous entrons, la créature nous observe. Elle s’est réfugiée dans l’angle opposé au nôtre, acculée contre la paroi transparente. Je ne peux m’empêcher d’en éprouver un certain malaise. Adam lui n’a pas les mêmes scrupules : à peine à l’intérieur, il pointe son fusil sur la créature et lui tire une fléchette. Elle s’esquive, mais pas assez vite : le projectile l’atteint au bras gauche. Durant de longues secondes, nous attendons. La créature a retiré le dard dès qu’elle l’a repéré, mais c’est inutile : déjà le tranquillisant agit. Elle tente bien de garder son équilibre, de nager vers nous, mais les puissants muscles de sa queue se détendent. Elle ne peut rien faire, sinon se laisser lentement dériver vers le fond recouvert de sable, le regard dans le vide.
J’esquisse un coup d’œil vers Adam : rien qu’à sa posture, je devine qu’il est soulagé. Derrière la vitre, Ophélie, Louis et les autres se détachent avec une clarté limpide. Quelle étrange sensation que de voir ce laboratoire à travers les yeux de la créature... Est-ce ainsi que je lui apparais moi aussi : silhouette dressée par-delà un mur invisible, qui observe sans rien dire d’un regard clinique ? L’inquiétude d’Ophélie transperce la barrière qui nous sépare, je décide donc de faire vite.
Avec Adam, nous procédons à un premier examen externe de la créature : nous palpons ses membres et prenons le plus de photos possible. Je n’arrive pas à croire à ce que je suis en train de vivre. La créature est là devant moi, sous mes doigts, et chaque contact la rend plus extraordinaire. Sa main dans la mienne, légèrement plus petite, tiède et délicatement ciselée. Ses écailles à la douceur de satin, si lisses et parfaites, assemblées telle une côte de mailles au millimètre près. Leur résistance est prodigieuse : nous devons lutter pour en extraire quelques-unes. À l’approche des fameux voiles de la queue aux extrémités coupantes, Adam et moi hésitons : lui maintient la nageoire en place tandis que j’en éprouve le tranchant. La nature en a fait une arme redoutable.
Doucement, nous basculons la créature pour examiner son anatomie humaine : ses yeux ont les mêmes propriétés que les poissons des grandes profondeurs. Sa dentition est similaire à la nôtre. Son ouïe semble correcte et bien développée et, sous notre stéthoscope, son cœur bat normalement.
Je reste suspendu à ce son. Le cœur d’un être inconnu, découvert au fond de la fosse des Mariannes… Il résonne avec le mien, nous unissant l’espace de quelques instants dans ce bassin aquatique : deux entités mi-hommes, mi-océan…
Adam m’indique d’enclencher le scanner portatif. À deux, nous capturons des clichés de l’intégralité du corps de la créature, qui sont retransmis en direct sur les ordinateurs du laboratoire. Nous effectuons également une échographie, qui révèle des organes en tous points similaires aux organes humains, que ce soit en taille, nombre ou disposition. Ne reste plus que la prise de sang. C’est Adam qui perce la chair de la créature, contraint de se frayer un passage entre les écailles solides de son avant-bras, quand soudain, en un soubresaut, elle se libère de notre emprise.
Adam recule aussitôt. D’une large ondulation souple, la créature se redresse et nous dévisage, deux bourreaux pris en faute, l’aiguille encore plantée dans sa peau. Adam veut battre en retraite, mais je le retiens. Il nous faut ce tube. Il nous faut ce qu’il contient.
Les voiles de la créature s’agitent, au repos, parcourus de reflets d’acier. Elle-même nous paraît soudain immense et toute puissante. À la verticale, elle nous dépasse de deux bonnes têtes. Elle est à l’aise dans cet environnement qui n’est pas le nôtre. Ses écailles se tendent sur une musculature sèche, déliée, une force tranquille et absolue, comme celle d’un grand félin. Plus aucune paroi ne se dresse entre elle et nous. Nous sommes seuls dans un espace de trente mètres cubes, entièrement rempli d’eau, prisonniers de notre propre piège.
Du coin de l’œil, j’aperçois toute l’équipe qui fixe la scène, et Ophélie, les doigts plaqués sur les lèvres, qui me supplie du regard. Elle a suffisamment de sang-froid pour savoir que le moindre geste brusque pourrait provoquer une catastrophe. Alors elle hurle dans son cœur et dans son âme : « Sors ! Je t’en prie, sors ! ».
Mais je ne peux pas sortir sans le prélèvement. Doucement, je tends la main vers la créature. Celle qui porte encore la marque de son tranchant. Je la lève, paume vers l’extérieur, dans un signe d’apaisement universel. Je ne la quitte pas des yeux. Il y a une connexion entre nous, je le sens. Elle est autant captivée par moi que moi par elle. Elle me laissera approcher.
Adam m’agrippe par le bras, mais je me dégage. La créature recule à nouveau. Ses mains détendues se tiennent prêtes. Je ne gagnerai jamais sa confiance avec une attitude tellement hostile… Il faut qu’elle me reconnaisse. Il faut qu’elle me voie aussi vulnérable qu’elle. Un pas vers l’inconnu…
Lentement, ouvert à ce calme magnétique qui s’empare de moi lorsque j’arpente les grands fonds, je défais les attaches de mon masque et de ma bouteille d’oxygène. Adam me fixe comme un fou, mais je lui intime, d’un seul regard, qu’il doit cesser de s’agiter. Sa propre angoisse contamine l’eau qui l’entoure et la créature que je tente de rassurer.
Je retire mon masque. L’onde froide et salée du Pacifique me pique les yeux. Ma respiration prise, j’offre mon visage à la créature, sans barrière, rien que mes iris dans les siens, et la promesse de ne pas lui faire de mal. Je m’approche encore : un mètre, cinquante centimètres… Elle va me laisser la toucher, je le sens.
Un projectile fend l’eau à côté de moi. Les traits de la créature se déchirent en un masque abominable : elle se jette en avant, me pousse contre la paroi de l’aquarium, et se rue sur Adam. Ce dernier tente déjà de recharger son fusil à tranquillisants, mais il est trop lent : elle lui arrache l’arme des mains.
Je lutte pour reprendre mes esprits. À l’intérieur du laboratoire, c’est la panique. Louis se bat avec l’écoutille du sas tandis qu’Ophélie, les deux paumes plaquées sur la vitre, me hurle des mots que je ne peux entendre. Ma vision se trouble. Tout devient rouge autour de moi. Il me faut un petit moment pour comprendre que l’aquarium se remplit de sang.
« Sam ! », je lis sur les lèvres d’Ophélie. « Sors de là ! ».
Je me retourne. Adam est aux prises avec la créature, qui lui enserre le cou. Une énorme balafre déchire sa combinaison au niveau de sa poitrine et libère des tourbillons d’hémoglobine. Je n’hésite plus : de mon propre fusil, je tire une nouvelle fléchette qui vise juste. La créature fait volte-face, avec sur le visage une émotion plus qu’humaine : la rage… La rage d’avoir été trahie. Mais le sommeil la recouvre déjà.
Aussi vite que je le peux, je nage jusqu’à elle, je récupère le tube rempli de son sang, et j’attrape Adam par le bras. Il se débat, en proie à la panique, convaincu que le monstre des profondeurs est revenu pour en finir avec lui.
De l’autre côté de l’écoutille, Louis m’aide à déverrouiller le sas dont il a forcé l’entrée, répandant tout le liquide qu’il contenait dans la pièce. Pas le temps de procéder à un nouveau remplissage. La porte du sas s’ouvre, et l’eau rougie de l’aquarium y pénètre en un éclair, Adam et moi dans son sillage. Nous refermons l’ensemble avant que la créature ne recouvre ses esprits, puis nous émergeons tous les trois, trempés, à bout de souffle, dans le laboratoire inondé.
Ophélie se jette aussitôt sur nous :
— Professeur ! s’écrie-t-elle. Adam, vous nous entendez ?
Adam gémit faiblement. Simon et Louis prennent tout de suite les choses en main : on nous l’arrache pour déchirer sa combinaison, évaluer l’ampleur des dégâts, puis le transporter à l’infirmerie.
— C’est une blessure superficielle, j’affirme à Ophélie qui, sous le choc, sanglote à même le sol imbibé de sang. C’est une blessure superficielle, il s’en sortira.
Sous nos yeux, la créature ondule dans le bassin écarlate, démon endormi qui frémit déjà. Au creux de ma main, le tube de prélèvement perce ma paume.
— Il s’en sortira…
Le verdict tombe moins d’une heure plus tard. Adam est réveillé, alerte. Il s’en sortira bel et bien, avec une nouvelle cicatrice à ajouter à sa collection d’aventurier. Mais cela n’ôte rien à l’incident qui vient de se produire :
— Sa réaction était si humaine, Sam…, nous confie Adam lorsqu’il se retrouve seul avec Ophélie et moi. Elle a essayé de m’étrangler. Quel animal ferait cela ? Ce n’est pas une créature ordinaire, c’est une prisonnière qui cherche à s’échapper !
Je ne réponds rien. Je me refuse à admettre qu’il a raison : les implications seraient tellement énormes… Ophélie les formule pour moi :
— Nous n’aurions peut-être jamais dû la capturer, souffle-t-elle. Si c’est un être pensant, comme vous et moi, imaginez ce qu’elle doit ressentir…
— Nous n’en sommes pas là, je proteste. Elle n’a manifesté aucun signe d’une intelligence humaine pour l’instant. Aucune tentative de communication.
— Si on te jetait dans une cage entourée d’ennemis avant de te prendre ton sang et de t’arracher des bouts de peau, tu aurais envie de communiquer ?
À nouveau, je préfère ne pas répondre. Une partie de moi se sent coupable à l’idée que cette expérience nous en aura tout de même appris beaucoup :
— À son comportement agressif et aux armes naturelles dont elle est dotée, nous pouvons malgré tout en déduire que c’est un prédateur, je conclus en exhibant les scanners tout juste édités. Nous allons pouvoir la nourrir : n’importe quel poisson local fera l’affaire. Les clichés ont révélé une ossature en tous points conforme à ce que l’on pouvait supposer d’après son apparence : une fusion parfaite des squelettes humains et pisciformes. La jonction s’effectue au niveau du bassin. La largeur de ce dernier indiquerait plutôt un spécimen femelle, mais comment en être sûr avec une anatomie pareille... D’autant plus que nous n’avons pas trouvé de traces d’organes reproducteurs.
Ophélie me dévisage comme si j’avais soudain perdu l’esprit. Mais Adam, lui, est fasciné :
— Les poumons sont atrophiés, déclare-t-il, le doigt pointé sur l’un des scanners.
— Oui, elle possède des poumons identiques aux nôtres, mais qui n’ont visiblement jamais servi. Idem pour les cordes vocales d’ailleurs : elles sont bien présentes, mais j’ignore si elle pourrait véritablement les utiliser.
— Pas dans l’eau en tout cas.
— Non. Mais je ne pense pas qu’elle pourrait respirer si nous l’en sortions.
— Mieux vaut éviter de prendre ce risque pour l’instant.
— Est-ce que vous vous entendez parler tous les deux ?
Ophélie nous apostrophe, choquée, les vêtements toujours souillés du sang d’Adam :
— Est-ce que je suis la seule à avoir vu ce qui s’est passé aujourd’hui ? Adam, cette chose aurait pu vous tuer ! Et elle t’aurait tué toi aussi Sam, si tu n’étais pas parvenu à la rendormir ! Et vous deux, vous voulez continuer de l’étudier comme si de rien n’était ?
Adam lève les mains devant lui. Le même geste de paix que celui que j’ai tenté face à la créature :
— Ophélie, aucun d’entre nous ne minimise la gravité de ce qu’il s’est passé aujourd’hui, je vous assure. Nous sommes tous troublés, déboussolés, perdus, et nous avons raison de l’être. Mais ce n’est pas une excuse pour céder à la panique. La science nous apportera les réponses dont nous avons besoin. Sam et moi avons récolté des données dans cet aquarium : elles constituent notre meilleure chance de comprendre ce à quoi nous avons affaire, et d’éviter qu’un tel incident ne se reproduise. Vous n’êtes pas d’accord ?
— Je ne sais pas…
J’attire Ophélie contre moi :
— Nous sommes prévenus maintenant, je tente de la rassurer. Nous mesurons à quel point elle est dangereuse, et qu’il ne faut pas la sous-estimer. Plus personne n’entrera dans ce bassin, pas si elle n’est pas totalement endormie. Elle ne pourra plus faire de mal à personne.
Ophélie ne répond pas, le regard fixé sur l’énorme entaille qui traverse le torse d’Adam de part en part. Je récupère les clichés :
— Ce qui est sûr en tout cas, c’est que ces images ne nous expliquent pas comment une telle chose peut exister. J’ai donné l’échantillon de sang à Louis : il s’occupe déjà de l’analyser. Le séquençage ADN nous en apprendra sans doute plus sur ce que nous voulons réellement éclaircir.
— Mais il faudra attendre pour cela, objecte Adam.
— Je le sais…
Nous avons tous les trois conscience de ce que cela signifie. D’ici à ce que les résultats arrivent, le Résolu aura rejoint l’Achéron. Cinq jours plus tard, cette prédiction se concrétise.
Puisqu’Henri Luzarche est l’un des scientifiques les plus renommés au monde, une véritable star dans les cercles ethnologiques, et l’un des principaux bienfaiteurs du CNRS, il bénéficie du plus grand navire de recherche jamais construit par l’Homme. À côté du Résolu, l’Achéron fait figure de crevettier. Lorsque les deux vaisseaux s’amarrent l’un à l’autre de nuit sous la pluie battante, j’ai la vision d’un gigantesque bateau corsaire interrompant net mes rêves de piraterie.
Une passerelle est jetée entre nos deux ponts. Je reste à l’intérieur du poste de pilotage pour observer. Adam peut bien partir se mouiller pour accueillir la diva si cela lui chante, moi, il est hors de question que je fasse le moindre cérémonial. Je préfère redescendre dans les entrailles du bâtiment, contempler une ultime fois ma créature avant qu’on ne me l’arrache des mains.
L’équipe scientifique se montre on ne peut plus frileuse depuis l’incident qui s’est produit avec Adam. Même si ce dernier s’en est bien remis, et qu’il a aussitôt tenu à donner l’exemple par son retour au laboratoire dès le lendemain, je sens bien que les angoisses envers la créature se sont accentuées. Une telle attitude de la part de chercheurs me laisse incrédule, mais je préfère ne pas exacerber les tensions. Tous accomplissent leur travail, procèdent aux analyses et observations quotidiennes, consignent le moindre renseignement avec la patience d’une fourmilière, le tout sans lever les yeux sur cette ombre dansante à quelques mètres d’eux, prisonnière de sa cellule liquide.
Moi, je continue de la regarder. Tous les soirs, lorsque l’équipe est déjà partie se coucher, je passe au moins une heure assis sur le sol froid du laboratoire, face à l’aquarium, à suivre le cours de ses circonvolutions sans but. Au début, elle tentait toujours de se cacher dans les profondeurs, mais je crois bien qu’elle commence à s’habituer à ma présence. Je lui parle, parfois. Je lui demande pardon de lui avoir fait si peur avec Adam. Je l’interroge sur ce qu’elle est, d’où elle vient. Ce qu’elle pense de nous.
Elle ne me répond jamais, bien sûr. Il n’y a ni inquiétude, ni accusation dans son regard. Seulement de la curiosité. Mais je ne peux oublier la rage qui l’a habitée, l’espace de quelques secondes…
Adam et Ophélie ont-ils raison ? Suis-je un tortionnaire malgré moi, coupable de retenir contre son gré un être doté des mêmes sentiments que les miens ? Et si oui, que faire ? Comment renoncer à une découverte aussi extraordinaire ? L’incarnation de tout ce que j’ai jamais rêvé, sans même le savoir. Un humain vivant sous les flots…
— Est-ce que tu pourrais m’emmener avec toi ? je lui demande ce soir-là.
— Toujours à divaguer, à ce que je vois, répond la voix de mon père.
Je frémis. C’est presque imperceptible, mais je suis sûr que cet enfoiré a dû le remarquer. Je plonge une dernière fois dans le regard de ma créature. Elle m’offre son visage sans détour, comme lorsque j’ai retiré mon masque dans l’aquarium pour la rassurer. J’y puise le courage nécessaire pour me retourner :
— Nous ne t’attendions pas avant demain, je constate, les mains dans les poches, seul et droit au milieu de mon territoire que l’on envahit.
Henri Luzarche s’avance. Depuis combien de temps ne nous sommes-nous pas vus lui et moi ? Cinq ans ? Le CNRS nous avait réunis à l’occasion d’un colloque international sur la faune et la flore océaniennes, et leur influence sur les populations locales actuelles. Ils tenaient là une occasion trop unique : rassembler Luzarche père et fils, contraindre les deux sommités à travailler ensemble à un article commun… L’expérience avait été un désastre, comme toujours. Il avait fallu moins d’une semaine pour que le projet se transforme en une analyse détaillée des tendances suicidaires chez les natifs du Pacifique, avec ma mère et moi-même comme premiers sujets d’étude. « L’océan exerce parfois une attraction maladive sur ces peuples de l’eau », avait écrit mon père. « Difficile de prédire jusqu’où cette attraction pourra aller, le cas le plus tragiquement spectaculaire nous ayant été fourni par le suicide collectif des habitants de l’île Blackney. »
L’île Blackney. Nous y revenions, encore et toujours, inlassablement. J’avais quitté le colloque en envoyant balader les vingt-mille euros de financement que l’on m’avait promis pour m’appâter. Et voilà que mon père débarquait à présent, impeccable dans son complet noir anthracite coupé sur mesure, comme s’il avait aboli le temps lui-même pour me traîner à nouveau dans ce congrès d’il y a cinq ans.
— J’ai forcé l’allure quand Adam m’a parlé de ta découverte, répond-il de sa démarche souple et tranquille.
Adam le suit sans chercher à fuir le coup d’œil assassin que je lui lance. Cela n’a pas dû échapper à Luzarche non plus, mais il ne relève pas. Il n’a d’yeux que pour la créature. Religieusement, son regard s’élève sous la lumière bleutée de l’aquarium, tandis que le reflet mouvant des néons creuse des ombres sur ses traits affûtés. Incroyable comme après toutes ces années, il est toujours capable d’éveiller en moi la même sensation. Ce frisson infime, animal, qui me donne envie de fuir face à un danger immédiat. Je préférerais partager le bassin avec la créature plutôt que de me retrouver du même côté de la vitre que lui. Son visage taillé à la serpe ne semble pas en mesure d’exprimer le spectre complet des émotions humaines : ce front haut, arrogant, intelligent, ces pommettes saillantes, ces lèvres si délicatement ourlées, pulpeuses, parfaitement façonnées pour enrober ses mensonges… Il y a quelque chose au fond de ses yeux qui ne vacille jamais. Quelque chose de dur, mort, et tout le reste n’est qu’une enveloppe cristallisée tout autour. Un costume d’homme. Ne vous fiez pas à son charisme, ni à son éloquence, ses manières ou son intellect si sophistiqué. L’esprit de mon père est comme un labyrinthe. Une fois entraîné à l’intérieur, il ne vous relâchera plus. Il vous forcera à errer jusqu’à ce que vous arriviez exactement là où il le désirait, et alors, il sera sans pitié. Aucune pitié.
Ses iris verts retournent sur moi. J’y décèle moins d’humanité que chez la créature :
— C’est formidable, Sam, murmure-t-il de sa voix sentencieuse. Formidable… Est-ce que tu as la moindre idée de ce que tu viens de découvrir ?
— Oui, je réponds, amer. Pourquoi ai-je fait route vers Blackney, à ton avis ?
Quelque part, je crois bien que c’est la première fois que je le vois exprimer un sentiment aussi intense depuis la mort de ma mère, et cela m’effraie. L’exultation qui brûle au fond de ses prunelles exhale par tous les pores de sa peau comme une folie contagieuse :
— Que savez-vous sur elle ? Raconte-moi tout.
J’entreprends de lui exposer un compte-rendu aussi factuel que possible. Chaque information délivrée me ronge tel un acide. Ce sont mes données qui s’envolent loin de moi, dévorées par ce trou noir monstrueux qui les digérera jusqu’à les faire siennes. Je conclus sur nos déductions de la semaine écoulée :
— Les premiers résultats ADN n’ont fait que susciter davantage de questions. Son génome est incroyablement proche du nôtre, si bien qu’il évoque un ADN hybride, croisé avec l’Homo sapiens sur des générations. Mais nous n’avons toujours pas trouvé trace de système reproducteur. Nous avons pu recueillir quelques selles au cours des derniers jours, qui nous ont appris que son alimentation se compose essentiellement de grands poissons locaux, comme nous le supposions. Malheureusement, depuis sa capture et malgré de nombreux nourrissages, elle refuse de manger.
— Depuis combien de temps maintenant ?
— Une semaine. C’est notre principal sujet d’inquiétude, en vérité. Certains animaux sont connus pour se laisser dépérir en captivité.
— Cela n’arrivera pas, déclare mon père, comme si cette décision ne revenait qu’à lui. Pourquoi ne la nourrissez-vous pas manuellement ?
Je soupire, sans surprise. Je m’attendais à cette question :
— Pour l’instant, nous préférons éviter toute source de stress inutile, je précise néanmoins calmement. Nous ignorons son métabolisme. Il s’agit peut-être de son mode d’alimentation naturel. Et puis… elle est dangereuse. Nous ne pouvons pas simplement entrer dans le bassin pour l’entraver et la gaver.
— Oui, Adam m’a parlé de sa petite mésaventure…
Luzarche jette un coup d’œil à son vieil ami, avant de revenir sur moi :
— Il faudrait l’endormir à chaque fois, je conclus. Mieux vaut la laisser s’affamer si cela lui chante, jusqu’à ce que la faim la fasse changer d’avis.
— Ne dis pas n’importe quoi. Ta belle découverte se décharne sur place. Si tu ne la nourris pas, tu n’auras bientôt plus que des os à observer. C’est ça que tu veux ? Non, je me trompe ?
Je ne réponds rien. Ce ton me paraît bien trop familier. Le ton de celui qui règne en monarque absolu sur son domaine, et la créature comme moi-même ne sommes que deux de ses infinies propriétés :
— Dès demain, tu gaveras cette créature, décrète-t-il. Tu lui enfonceras une sonde dans l’estomac s’il le faut. Tu ne tireras rien de tes résultats avec un spécimen en mauvaise santé.
— Et le stress ? rétorque Adam.
Je suis presque surpris de l’entendre parler, surtout pour contredire Luzarche. Mon père lui-même hausse un sourcil :
— Le stress ne la tuera pas, réplique-t-il. La faim, si.
— Le stress peut très bien la tuer, et tu le sais, j’objecte. Il a un impact dévastateur sur les organismes fragiles.
— Une bestiole qui retourne des bateaux à la seule force de ses muscles, qui effectue des allers-retours par onze mille mètres de fond, et qui manque d’éviscérer et d’étrangler un homme adulte à mains nues, c’est un organisme fragile, selon toi ? Ne me faites pas rire.
Le regard qu’il tourne sur la créature est glacé :
— Elle a perdu le privilège d’être traitée avec égard.
— Tu ne peux pas lui tenir rigueur pour son comportement enfin, c’est ridicule !
— Et pourquoi pas ? Le reste de votre équipe le fait déjà. Je n’avais pas mis un pied sur ce bateau que l’atmosphère puait déjà la peur.
Adam et moi demeurons silencieux. Luzarche poursuit sa diatribe, intraitable :
— Pour autant qu’on le sache, cette créature se rapporte aux divinités vénérées par les habitants de l’île Blackney. C’est pour des êtres comme elle qu’ils se sont enfoncés dans l’eau, hommes, femmes et enfants. C’est à cause de créatures comme elle qu’ils sont morts ! On pourrait aussi bien dire que cette créature et ses semblables sont responsables de la disparition d’un peuple tout entier ! Alors ne comptez pas sur moi pour faire preuve d’indulgence avec elle.
— Tu es devenu complètement malade ? j’articule, incapable d’y croire. C’est la théorie que tu as toujours défendue, mais rien ne l’a jamais étayée, jamais ! Nous n’avons aucune idée de ce qui est arrivé aux habitants de l’île Blackney ! Nous ne savons pas ce qui leur est passé par la tête ce jour-là, et, même si tu avais raison, rien ne laisse à penser que ces créatures les ont forcés, d’une quelconque manière, à se jeter dans l’océan ! Non mais est-ce que tu t’entends parler ? Qu’est-ce que tu t’imagines exactement, que des centaines de ces choses se sont dressées sur leur nageoire arrière pour sortir de l’eau, se traîner sur la plage, enlever tous les indigènes sans exception, et les noyer ? Pourquoi ? On n’a trouvé aucune trace de violence sur l’île ! Tu refuses simplement d’admettre que tes précieux petits sujets d’étude étaient des fanatiques complètement cinglés !
— Tu l’as dit toi-même, Sam, riposte mon père avec le flegme qui lui est propre. Elle est dangereuse. Nous devons évaluer dans quelle mesure elle est une menace pour nous, et quel rôle son espèce a joué dans la disparition des indigènes.
— Elle n’est une menace pour personne !
— Va répéter ça à Adam. Je crois savoir qu’elle a essayé de te noyer toi aussi, non ?
— Je tentais de la capturer ! Elle ne faisait que se défendre !
— Je ne parle pas de l’accident sur ton bateau. Je parle du premier jour où tu l’as aperçue, près de Guam. Tu t’es jeté à l’eau toi aussi pour la poursuivre, pas vrai ?
Je suis pris d’un indicible malaise :
— Qu’est-ce que tu veux dire exactement ?
— Je dis que tu n’es pas la première personne à te noyer de ton plein gré pour poursuivre une de ces choses.
— Ça n’a rien à voir avec ce qui est arrivé aux indigènes !
— Vraiment ? Moi je trouve la coïncidence frappante.
Luzarche jette un vaste regard autour de lui, décryptant les multiples scanners que nous avons suspendus aux écrans lumineux du laboratoire :
— Tu affirmes que cette créature a des cordes vocales, mais qu’elle ne communique pas, énonce-t-il, fixé sur l’un d’eux. Moi j’affirme que dès demain, nous la transférerons sur le Résolu.
— C’est hors de question ! je m’écrie, incontrôlable. C’est ma découverte, elle ne bougera pas de…
— Arrête de monter sur tes grands chevaux comme un enfant de quatre ans. Elle ira sur le Résolu, temporairement. Pour passer une IRM.
Cette remarque m’interrompt net :
— Une IRM ?
Je n’en crois pas mes oreilles :
— Tu as une IRM à bord ?
— Parfaitement. Tu dis qu’elle ne parle pas ?
Luzarche adresse un rictus à la créature :
— Moi, je vais la faire parler. |