Assise toute seule en haut de la tour d’Astronomie, Rose retournait encore et encore la lettre entre ses doigts. Elle était signée de la main de sa mère. Pas grand-chose, vraiment. Rien que quelques petites lignes sur la vie à la maison, son travail au Ministère, les préparatifs de Noël, et un dessin qu’Alice avait réalisé avec toute la splendeur du style bâtonnets.
Néanmoins, ce genre de lettre, c’était la première que Rose recevait depuis des années.
Au début, juste après le divorce de ses parents, sa mère lui en envoyait une presque tous les jours. Une façon pour Hermione de tenter de renouer le contact avec une fille qui ne voulait plus entendre parler d’elle. Rose n’avait répondu à aucune de ses missives. Mais elle les avait toutes lues. A l’époque, une part de sa rancœur de petite fille aurait voulu avoir la force de brûler ces lettres sans même les ouvrir. Mais ç’aurait été trop dur pour elle. Elle n’avait que onze ans, et qu’elle veuille bien l’admettre ou non, sa mère lui manquait.
L’indifférence avait fini par payer néanmoins. Au bout d’un moment, les lettres s’étaient espacées, puis avaient cessé. Depuis sa quatrième année, Rose ne recevait plus qu’une carte pour son anniversaire, le dix janvier. Extérieurement, c’était une victoire pour elle. Intérieurement, une blessure de se voir abandonner. De voir sa mère baisser les bras, cesser de lutter.
Avec du recul à présent, Rose jugeait ces désirs contraires en elle comme un profond égoïsme. Elle n’avait jamais été capable de dire clairement ce qu’elle voulait. Elle se l’était même caché à elle-même. Aujourd’hui, elle ne reniait plus le bonheur étrange et douloureux qui s’était emparé d’elle, lorsque pour la première fois en presque quatre ans, sa mère lui avait écrit une lettre simplement pour lui donner de ses nouvelles et en demander des siennes, sans arrière-pensées, sans rien en retour.
Enfin si, il y avait des arrière-pensées, bien sûr. Hermione voulait lui tendre la main après leur conversation sur le toit de l’hôpital. Mais elle ne s’en cachait pas : l’intention était comprise dans la lettre elle-même, et de toute façon, c’était une bonne intention. Rose ne savait pas quoi lui répondre. Mais elle savait qu’elle lui répondrait.
Jetant un coup d’œil au dessin, Rose sourit distraitement. Avec toute la naïveté de l’enfance, Alice avait dessiné son père, sa mère et ses frères et sœur côte à côte, souriant et se tenant par la main, leurs cheveux jaunes, oranges ou bruns s’envolant au-dessus de leurs têtes comme des flammes. Rose s’était vue gratifiée d’une robe violette – couleur qu’elle ne se risquerait jamais à porter – et Hugo lui souffrait visiblement d’un excédent de doigts à la main gauche. Scorpius était représenté tout à droite, tenant la main de Rose. Cela la fit sourire, en souvenir de cette nuit où ils s’étaient effectivement tenu la main ici à cet endroit même.
En regardant plus attentivement, Rose se rendit compte que Scorpius était le seul qu’Alice avait représenté avec un nœud papillon. Ce devait être le seul moyen pour son jeune âge de retranscrire l’allure irrésistiblement flegmatique de son frère aîné, et une fois encore, Rose se surprit à sourire.
Alice avait poussé le sens du détail jusqu’au bout, puisque malgré ses quatre ans, elle avait eu conscience de faire partie d’une famille étendue, recomposée. Près de Scorpius, elle avait représenté dans une jolie robe à fleurs Astoria et son conjoint Henri. L’ancienne épouse Malefoy arborait le ventre rond qui vaudrait à Scorpius une nouvelle demi-sœur d’ici février. Et près d’Hugo, dans un style vaguement hésitant, Alice avait dessiné un bonhomme souriant au-dessus duquel elle avait écrit : « Papa Weasley ».
Soudain, Rose fut prise de sanglots et elle écarta le dessin. Cela l’avait saisie sans prévenir. D’un seul coup, c’était devenu tout simplement trop. L’innocence d’Alice, son insouciance mais aussi son ignorance de la situation de Ron, l’avait conduite à le représenter tenant la main de son fils, souriant comme tous les autres. Et c’était ainsi qu’il aurait dû en être. Toujours ainsi.
Furieuse face à des émotions qu’elle ne contrôlait pas, Rose sécha ses larmes et remit soigneusement le dessin dans l’enveloppe. Elle se promit d’écrire aussi à sa sœur. Alice n’avait jamais compté dans sa vie jusqu’à présent : elle n’avait été pour elle qu’un poids gênant, la consécration au grand jour de l’union de sa mère avec l’héritier des Malefoy, et en conséquence, Rose l’avait ignorée, voire même haïe.
A présent, Rose était fatiguée de haïr, mais surtout, elle mesurait l’immaturité d’un tel raisonnement. Quel rôle jouait Alice dans les drames qui agitaient leurs familles ? Aucun. Elle n’était qu’une enfant, de même pas cinq ans, qui assistait aux disputes autour d’elle et cherchait à aimer malgré tout, sans distinction, sans jugement, sans l’importance d’aucun nom. Alice avait beau s’appeler « Alice Malefoy », elle avait le cœur assez grand pour inclure dans sa famille un certain « Papa Weasley », qu’elle n’avait jamais vu. Juste parce qu’elle le savait important pour Hugo et Rose.
Soudain, à nouveau sans prévenir, Rose se sentit mieux. Peut-être sa petite sœur allait-elle parvenir à lui ouvrir un peu le cœur, en fin de compte. Elle ne s’était jamais aperçue qu’elle ressentait le besoin d’aimer, ni même qu’elle avait de la place en elle pour le faire. Pourtant à cet instant, Rose fut prise d’une tendresse infinie pour sa petite sœur, et elle se promit définitivement de lui écrire.
Une bourrasque la fit frissonner de froid. Rose resserra les pans de sa cape autour d’elle et se résolut à l’affronter encore un peu. Il ne restait plus qu’une semaine avant les vacances de Noël désormais. En raison des chutes de neige qui avaient débuté quelques jours plus tôt et n’avaient cessé depuis, les cours d’Astronomie des septième années avaient été annulés, jusqu’à nouvel ordre. Rose n’avait donc pas eu l’occasion de revoir Scorpius.
Ce n’était pas grave. Elle gardait toujours en elle un peu de ce quelque chose qu’ils avaient partagé la dernière fois. Inconsciemment, cela la réchauffait, la consolait, aussi sûrement qu’une flamme. Et lorsque l’inquiétude se faisait néanmoins trop forte, lorsqu’elle se sentait soudain assaillie par la pression de son avenir imminent et les tortures qui animaient son présent, Rose venait s’isoler ici. Tout en haut de la tour d’Astronomie, là où Scorpius lui avait appris à voir la vie telle qu’elle était vraiment.
Là, pendant quelques minutes, quelques heures, Rose se perdait dans l’éclat des étoiles au milieu des flocons de neige, et elle oubliait qu’elle existait. Elle oubliait sa vie, elle oubliait qu’elle souffrait : tout cela n’avait plus la moindre importance. Il y avait tant de beauté en ce monde que cela la remplissait. Elle sentait l’esprit aiguisé de Scorpius auprès du sien, et elle se demandait sans se l’avouer ce qu’il aurait pensé des tourments qui l’habitaient. Peut-être qu’une petite part d’elle aurait espéré qu’il s’isole lui aussi. Qu’il gravisse tout à coup les marches de la tour d’Astronomie et qu’il s’assoie à nouveau auprès d’elle, pour une nouvelle discussion, un nouveau rêve, un instant hors du temps. Mais Scorpius n’était jamais venu.
A la place, lorsqu’elle entendit soudain des pas monter les escaliers, Rose découvrit son cousin Albus, emmitouflé lui aussi, essoufflé par sa marche et guère surpris de la trouver là.
- Salut Rosy, lui dit-il en s’asseyant sans lui demander son avis.
- Tu me suis, « Alby » ?
Il lui retourna un sourire d’excuse, sa façon à lui de dire « oui ». Rose soupira mais ne se mit pas en colère. Si elle avait dû rechercher de la compagnie, Albus n’aurait certainement pas été le premier candidat sur sa liste, mais puisqu’il était là…
Il aperçut la lettre qu’elle tenait dans ses mains, puis les larmes qui avaient coulé sur ses joues.
- C’est la merde, hein ? dit-il simplement.
Rose haussa les épaules :
- Oui.
Et il y avait toutes ses larmes dans ce simple constat. Albus passa une main dans ses cheveux en signe de réconfort – juste assez pour la décoiffer – puis il se tut lui aussi, un exploit digne d’être mentionné.
Rose n’avait pas envie de parler. Albus l’avait compris, mais néanmoins, il ne voulait pas la laisser seule. Une fois encore, son cousin démontrait son extraordinaire capacité à comprendre l’esprit des autres. En fait, ce qui étonnait le plus Rose, c’était sa marque de sollicitude envers elle. D’habitude, ce n’était pas parce qu’Albus comprenait qu’il venait en aide. Albus ne servait que les intérêts d’Albus.
- Emily m’a dit pour Scorpius et Lily, dit-elle soudain pour entamer la conversation, mais surtout parce que ce sujet la hantait.
Albus acquiesça.
- Tu savais qu’elle me le dirait, continua Rose.
Ce n’était pas une question. Et une fois encore, Albus acquiesça.
- Pourquoi ? demanda-t-elle, en désespoir de cause. Pourquoi aurais-tu envie d’ébruiter ça ? Scorpius t’a fait confiance en t’en parlant, et il suffit qu’Emily te pose la question pour que tu lui dises tout ?
- Tu sais bien que je ne peux rien refuser à Emily…
Albus se fendit d’un sourire qui démentait ses paroles, puis reprit, sérieux :
- J’avais plusieurs raisons, dit-il. Je ne te les dirai pas toutes.
Albus et son culte du secret… Rose n’eut néanmoins pas le cœur de l’interrompre :
- La première raison, dit-il, c’était ta curiosité.
- Ma curiosité ?
- Oui. Je savais qu’Emily ne s’intéressait à Scorpius et Lily que parce que tu t’y intéressais. Or c’est tellement rare que ma cousine Rose s’intéresse à autre chose qu’à sa croisade personnelle contre le monde entier… Alors, lorsque ma cousine Rose se montre curieuse, je fais en sorte qu’elle obtienne des réponses à ses questions.
Il disait cela avec une telle désinvolture, comme si elle n’avait été qu’un pion dans son échiquier et qu’il s’étonnait d’avoir à le lui révéler. Rose avait toujours trouvé exaspérante sa façon d’anticiper les désirs et actions des autres. Presque comme s’il était clairvoyant… Mais c’était aussi ce qui faisait le charme d’Albus, et en un sens, c’était aussi pour cela qu’elle l’aimait.
- La deuxième raison, poursuivit-il, c’est parce que j’étais moi aussi curieux d’entendre ce que tu penserais de toute cette histoire.
Rose haussa les épaules, dissimulant son irritation :
- Que veux-tu que j’en pense ? demanda-t-elle, sur la défensive. Je suis surprise que tu n’en veuilles pas plus à Scorpius, c’est tout.
- Je ne sais pas, tout me paraît trop… net, avec cette version.
- Net ? Ce n’est pas le mot que j’aurais choisi. Sordide, plutôt. Irresponsable.
- Justement. Tu trouves vraiment que ce sont des qualificatifs qui s’appliquent à Scorpius ?
- Non, mais il avait bu, et Lily aussi…
- Je crois que ça arrange bien Lily de passer pour une innocente victime.
Rose ne comprenait pas où il voulait en venir :
- Qu’est-ce que tu crois ? demanda-t-elle. Tu crois que Scorpius t’a menti ?
- Je ne sais pas ce que je crois, murmura Albus en s’entourant de ses mains gantées. Tout ce que je sais, c’est que Lily n’avait pas bu cette nuit-là. Je les ai vus, je m’en souviens. Je les ai vus s’embrasser et partir tous les deux, c’est vrai. Mais pour le reste…
Il soupira, comme si le fait de ne pas savoir l’avait particulièrement offensé :
- Scorpius n’aurait jamais fait ce qu’il dit avoir fait.
- Comment peux-tu en être sûr ? Il est humain, tu sais. Il est faillible.
- Je le sais, c’est tout, répondit-il un peu trop brusquement.
Pendant un instant, Rose crut qu’il était sur le point de lui avouer quelque chose, mais il se reprit aussi vite :
- Quant à Lily, son rôle de petite sainte nitouche dans l’histoire ne me plait pas.
Voyant qu’elle était choquée par ses paroles, Albus se rembrunit :
- Tout le monde se plait à voir ma sœur comme la fille parfaite, expliqua-t-il sans cacher son amertume. Un ange tombé du ciel. Elle le croit elle-même, j’en suis sûr. Mais dans les faits, Lily n’est pas une sainte, et ça me tue que personne ne s’en rende compte.
Rose s’insurgea :
- Qu’est-ce qui peut bien te faire dire des choses pareilles ? C’est ta sœur !
- Justement, Rose, c’est ma sœur, dit-il avec un sourire sans joie. Je sais comment nous sommes, dans la famille. Je sais comment je suis, moi. Manipulateur, impulsif, capricieux… Conscient de mon propre charisme, et j’en use et j’en abuse. Je sais comment je traite les gens. Une part de moi sait que c’est mal, mais je suis délicieusement amoral… La plupart du temps, je ne me refreine pas. Je fais tout ce qui me passe par la tête, du moment que c’est imprévu et divertissant. Je me pose des questions après, pas avant. Je me moque de ce que mes actions entraînent pour les autres…
- Pour quelqu’un qui s’accuse de tous ces torts, tu es étonnamment lucide envers toi-même.
- Ce n’est pas pour rien si je t’en parle à toi, Rose. Tu sais comment je suis. Tu l’as toujours su, tu as toujours vu clair dans mon jeu. Je n’ai jamais pu t’abuser.
- Merci.
Rose n’avait pu empêcher sa voix de se teinter d’ironie, mais une part d’elle-même s’inquiétait devant la gravité qu’Albus affichait :
- Je ne suis pas… quelqu’un de bien, déclara-t-il. J’ai au moins la décence d’admettre ça. Je ne recommanderais ma fréquentation à personne, mais au moins, je ne m’en cache pas. Lily, elle, c’est différent. Elle n’a pas conscience d’être comme ça. Elle croit sincèrement être la jeune fille douce, pure et innocente que tout le monde apprécie. Mais en fait, elle manipule son monde autour d’elle avec infiniment plus de brio que moi.
Une telle pensée fit naitre des frissons dans le dos de Rose, même si elle n’y croyait pas :
- Je ne vois pas ce que Lily a pu faire pour que tu portes un tel jugement sur elle, dit-elle sincèrement.
- C’est parce que tu ne sais pas ce que c’est que de vivre chez les Potter.
Albus se fendit d’un sourire narquois :
- Réfléchis, Rose. Tu as toujours cru que c’était le paradis d’être la descendance d’Harry Potter ? Notre père est toujours en déplacement, et notre mère, elle, quand elle n’est pas trop occupée à fuir les paparazzis, elle part assister à tous les matchs de Quidditch aux quatre coins du monde pour son foutu journal. James, Lily et moi, on s’est élevés tous seuls. Forcément, ça ne pouvait rien donner de bon. James s’est barré dès qu’il en a eu l’occasion, et crois-moi, j’ai hâte d’en faire autant.
- Je crois que tu exagères un peu…
- Vraiment ?
Et tandis qu’il la regardait dans les yeux, Rose se dit que non, il n’exagérait pas. Tout ce qu’Albus avait dit de lui-même, elle l’avait pensé. Alors, s’il avait été capable d’exercer son extraordinaire faculté d’analyse à lui-même… avait-il vraiment pu se tromper pour Lily ?
Cette perspective la terrifiait. Car alors, quelle vérité allait-elle découvrir ? Quelle partie de l’histoire était-elle biaisée à tel point qu’Albus lui-même en ignore l’origine ? Elle avait déjà trouvé insupportable d’imaginer Scorpius et Lily ensemble, alors, si la réalité était pire…
- De quoi soupçonnes-tu Lily exactement ? demanda-t-elle, chaque mot lui coûtant tous ses efforts.
- Je la soupçonne de savoir très bien ce qu’elle veut et d’être très proche de l’obtenir, répondit Albus d’un ton sec. Un peu à cause de toi, d’ailleurs.
Il n’eut pas besoin de préciser : Rose savait de quoi il parlait. Cette semaine encore, Scorpius et Lily s’étaient affichés ensemble, visiblement amis et plus proches que jamais.
- Pourquoi vois-tu cela comme une mauvaise chose ? dit-elle,-même si cette seule vision suffisait à lui nouer l’estomac.
- Parce que Scorpius ne mérite pas ça ! s’énerva Albus sans prévenir. Avec le genre de personnalité qu’il a, il est sans défense face à elle…
- Tu as essayé de lui dire tout ce que tu viens de me dire ?
- Ça ne sert à rien. Il se sent trop coupable. Chaque fois que j’aborde le sujet, il entre en phase d’autoflagellation, c’est encore pire. Il ne me croira pas tant que je n’aurai pas une explication valable à lui donner.
Il glissa un regard entendu à sa cousine :
- C’est pour ça que je voulais avoir ton avis. Un regard neuf, extérieur, sur la situation…
Rose haussa les épaules :
- Peut-être n’y a-t-il pas d’autre explication, dit-elle en toute impuissance. Malheureusement, l’histoire que tu as racontée à Emily se tient et je ne vois pas ce qui aurait pu se passer d’autre. Je suis la première à le regretter, crois-moi…
Elle sut aussitôt qu’elle n’aurait pas dû dire cela. Albus allait l’enregistrer et s’en servir contre elle.
- Pour Lily, se rattrapa-t-elle comme elle put. Je regrette que ça ait fait souffrir Lily. Je n’arrive pas à la voir telle que tu me la décris.
Albus soupira, comme s’il était soudain très vieux et très lasse :
- Je sais bien…
Soudain, Rose fit le lien avec une conversation qu’elle avait eu avec Emily quelques semaines plus tôt, avant le premier cours nocturne d’Astronomie :
- C’est pour ça que tu ne prends pas d’initiative avec Emily ? demanda-t-elle, saisie par l’inspiration.
Albus sembla tomber des nues :
- Quoi ?
- Tu n’as jamais fait un seul pas décisif vers elle. Vous jouez au chat et à la souris, juste assez pour être sûrs qu’elle ne sortira pas avec un autre, mais lorsqu’une occasion se présente pour toi… Tu recules. Tu bats en retraite. C’est parce que tu es persuadé que tu n’es pas bien pour elle et que tu as peur de lui faire du mal, je me trompe ?
Albus garda le silence un long moment. Regardant droit devant lui, son visage n’exprimait rien, mais Rose savait que c’était sa façon à lui de ressentir de la gêne. Albus n’aimait pas tout ce qui le sortait en dehors de sa zone de confort. Tout ce qui le touchait trop personnellement. S’il avait ce genre de conversation avec elle aujourd’hui, c’était uniquement parce qu’ils étaient du même sang :
- Je te l’ai dit, je sais comment je suis, déclara-t-il doucement. Je ne suis pas prêt pour une vraie relation. Une relation sérieuse, de longue durée…
- Tu ne vas pas me faire le cliché du type qui a peur de s’engager.
- Ce n’est pas ça, répondit-il, agacé. C’est juste que… On est jeunes, Rose. Je ne veux pas avoir ma vie toute tracée devant moi alors que je n’ai que dix-sept ans. Je veux en profiter, voir le monde, rencontrer d’autres gens, m’amuser, fréquenter qui je veux sans avoir à me soucier des conséquences… Je ne veux pas de responsabilité, pas d’engagement. Je veux l’immaturité à son paroxysme, si tu préfères.
- Et Emily est incompatible avec ça ?
- Evidemment, répondit-il comme si elle était idiote. Emily n’acceptera jamais tout ça… Elle veut que nous sortions ensemble, elle me veut pour elle seule, et si je le concrétise… Dans trois ans, nous serons fiancés, et dans cinq nous serons mariés. Je ne suis pas prêt pour ça. Je ne veux pas d’une existence planifiée à l’avance, je ne veux pas savoir où je serai dans cinq, dix, quinze, trente ans.
Rose demeura interdite devant ce point de vue. Elle comprenait intellectuellement ce qu’Albus tentait de lui expliquer, mais parce qu’Emily était son amie, toutes les fibres de son corps se révoltaient contre ce postulat :
- Mais elle t’aime, objecta-t-elle seulement. Tu le sais, n’est-ce pas ?
Il fit oui de la tête, en silence.
- Ça ne devrait pas être suffisant ? demanda Rose, pour qui c’était une évidence.
Albus secoua la tête :
- C’est extrêmement naïf de penser comme cela.
- Parce que je place les émotions avant tout, je suis naïve ?
- Oui ! Bien sûr ! Ça se saurait si l’amour était suffisant, tu ne crois pas ? Demande à Malefoy et à ta mère. Ils s’aimaient la première fois qu’ils se sont fréquentés, mais ça n’a pas empêché ta mère de le quitter.
Rose répugnait à entrer dans ce débat.
- Pourquoi crois-tu qu’en sortant avec Emily, j’envisage directement le mariage et les enfants ? reprit doucement Albus sans la regarder. C’est parce que je l’aime moi aussi, bien sûr. Parce que je sais que c’est elle. Qu’il n’y en aura jamais aucune autre, pas avec cette importance.
Stupéfaite devant cet aveu, Rose comprenait de moins en moins :
- Mais alors pourquoi la repousser ?
- Parce que je ne suis pas prêt. Parce qu’elle n’est pas ce que je veux pour moi en ce moment.
- Mais si tu la fais attendre… Tu risques de la perdre.
Albus haussa les épaules et la considéra durement :
- C’est mieux que de lui faire du mal, déclara-t-il. Je ne veux pas être un salaud, Rosy. Pas avec elle. Si nous sortions ensemble maintenant, tu peux être sûr que je ferais tout foirer, et… Je ne veux pas de ça.
Rose ne savait pas quoi lui dire pour le faire changer d’avis. Si elle ne parvenait pas à le convaincre, c’était le bonheur d’Emily qui s’effondrait, et elle le sentait déjà lui glisser entre les doigts… Elle n’osait pas imaginer la prochaine fois qu’elle devrait affronter son amie en face, avec ce qu’Albus lui avait révélé… Elle ne pourrait pas se taire, c’était impossible. Elle ne pourrait pas regarder Emily se languir d’Albus, nourrir de faux espoirs envers lui, alors qu’il ne brûlait que de la fuir. Elle parlerait, c’était évident. Elle…
Soudain, Rose se figea. A côté d’elle, Albus était retombé dans un mutisme préoccupé, apparemment soucieux de son jugement. Mais tout cela, ce n’était qu’une façade :
- Tu veux que je lui dise, affirma Rose froidement, et elle se sentit devenir pierre à cet instant.
- Quoi ?
Albus affichait son air incrédule, mais elle ne s’y prenait plus à présent :
- Tu ne te livres jamais aussi intimement d’habitude. Tu ne le permettrais pas, surtout pas avec moi. Tu t’es confié à moi ce soir parce que tu savais que j’en parlerais à Emily. Que je ne pourrais pas garder le silence devant elle en sachant ce que tu m’avais dit. Tu t’es confié à moi, parce que tu veux que je lui dise que tu ne veux pas d’elle.
Les traits d’Albus affichèrent la surprise encore quelques secondes, puis il abdiqua. Rose y vit le signe qu’elle avait vu juste, et la colère la submergea tout à coup :
- Sale fils de pute ! cria-t-elle. Tu viens cracher sur Scorpius et Lily pour que je baisse ma garde, et ensuite tu me refourgues ça ?
- Rose…
- La ferme ! Ne compte pas sur moi pour parler à Emily, tu entends ? Je ne suis pas là pour me salir les mains à te place ! Tu veux te débarrasser d’elle ? Occupe-toi en toi-même !
Excédée, bouleversée de s’être faite avoir aussi magistralement, Rose se rua dans les escaliers et ne s’arrêta que lorsqu’elle arriva devant l’énigme du dortoir des Serdaigles, échevelée, tremblante, incapable d’aligner deux pensées cohérentes.
- Quel salaud…, articulait-elle entre ses dents serrées, ce qui n’avait pas l’air d’être la réponse attendue par la porte d’entrée.
Albus ne servait définitivement que les intérêts d’Albus… Comment avait-elle pu se montrer aussi crédule ? Et Emily, qu’allait-elle pouvoir dire à Emily ?
Quelqu’un finit par ouvrir la porte depuis le dortoir, permettant à Rose d’entrer. Elle s’enferma dans son baldaquin pour y crier sa rage. A présent qu’elle y voyait clair, toute la conversation lui revenait à l’esprit, et la façon subtile qu’avait eu Albus de la mener exactement là où il le voulait tenait du grand art. Dire qu’il avait osé lui faire croire qu’il se souciait de Scorpius…
Retirant sa cape rapidement, Rose se mit au lit et s’enjoignit à se calmer. Lorsque son rythme cardiaque eut enfin ralenti, elle passa au crible les troubles qu’elle ressentait et comment y remédier. Passées la colère, l’indignation, la honte, elle fut horrifiée de constater qu’elle était déçue que toutes les paroles d’Albus n’aient été que des mensonges. S’il avait dit vrai, elle aurait pu nourrir des soupçons sur Scorpius et Lily… Elle aurait pu remettre en question la version terrible des évènements qui la rendait malade de jalousie, chaque fois qu’elle y repensait, sans qu’elle ne veuille se l’avouer. Mais non, Albus n’avait dit que des mensonges. Pendant un bref instant ce soir, il avait montré de lui une facette étrange : Albus le vulnérable, puis il était vite redevenu ce qu’il était vraiment : Albus le connard. Un manipulateur en puissance : ça au moins, c’était vrai…
Rose s’endormit sur ses griefs, mais ils la poursuivirent jusque dans ses rêves.
XXX
Le lendemain, Rose fit son possible pour éviter Emily et descendit directement à la Grande Salle. Bien entendu, la première chose qu’elle vit fut Lily. La jeune Gryffondor venait de se lever de table et marchait avec Scorpius, remontant l’allée centrale jusqu’à la porte d’entrée.
A l’instant où elle la croisait, Lily trébucha et Scorpius la rattrapa d’un réflexe simple, mais précis. La jeune fille lui adressa un sourire. Rose, elle, les dévisageait d’un air interdit. Malgré elle, malgré toute la haine qu’elle ressentait pour lui à cet instant, les allégations d’Albus lui revinrent en mémoire, et pour la première fois, Rose se dit que ce qu’elle avait toujours pris pour de la grâce, chez Lily, était peut-être en fait de l’artifice.
Au moment de les dépasser, sa cousine lui adressa un regard par-dessus l’épaule de Scorpius. Et Rose en fut pétrifiée. Car à cet instant, et pour une raison inconnue, elle était sûre que Lily la détestait. |