Rose dormit quelques heures dans la salle de repos de l’hôpital : son premier sommeil paisible depuis plus d’un mois. La matinée était déjà bien avancée lorsqu’une infirmière vint la réveiller en lui proposant un verre d’eau. Rose remercia la jeune femme, puis but son verre à petites gorgées en réfléchissant à ce qu’elle allait faire ensuite.
Migrant vers l’accueil, elle demanda du parchemin et une plume et écrivit plusieurs missives, dont elle reçut les réponses une par une dans l’heure qui suivit. Puis, un peu avant midi, elle remonta au service de psychiatrie pour rendre visite à son père.
Elle ne le trouva ni dans sa chambre, ni à la cafétéria, mais dans la salle de séjour où se réunissaient les patients ne nécessitant pas une attention constante. Là, quelques adversaires disputaient des tournois d’échecs, tandis que d’autres regardaient les informations à la télévision sorcière. Ron ne faisait rien de tout cela : il lisait la Gazette, profondément enfoncé dans un fauteuil rembourré, surveillant du coin de l’œil la partie qui se déroulait à sa droite.
- Rose ! s’écria-t-il lorsqu’il vit sa fille entrer.
- Bonjour, papa, sourit-elle en surmontant sa fatigue.
Même si elle avait pu faire la grasse matinée, la nuit avait été éprouvante.
- Qu’est-ce que tu fais ici ? s’exclama son père en l’embrassant.
- Ton médecin voulait me parler.
L’enthousiaste sur le visage de Ron s’effaça aussitôt :
- Lynch ? demanda-t-il.
- Oui.
- Que voulait-il, ce vieux vaurien ?
Rose s’assit en face de son père et lui prit la main. A la lumière du jour, elle détailla ses cheveux fins toujours un peu trop longs, semés de gris, ses yeux très bleus toujours aussi saisissants, et le fin réseau de rides qui se creusait peu à peu sur sa peau. Il avait repris du poids. Il semblait lucide. Ses muscles paraissaient toujours avoir fondu comme neige au Soleil, mais au moins ne donnait-il plus l’impression d’être un mort en suspens.
Son père dut sentir son regard sur lui, mais il ne dit rien. Rose se rappelait d’une époque où il pouvait les soulever dans ses bras, Hugo et elle, pour les faire tournoyer dans les airs. D’une époque où son père était fort, heureux, prêt à sourire au moindre prétexte, ou même sans prétexte. Aujourd’hui, son père souriait, mais avec une tristesse qui ne le quitterait plus jamais.
- Il m’a dit qu’il souhaitait que tu prolonges ton séjour à l’hôpital, dit Rose en optant pour la franchise. Que tu risquerais de te faire du mal si nous te laissions partir.
Ron acquiesça, guère surpris.
- Et qu’est-ce que tu lui as répondu ? demanda-t-il d’une voix très calme, sans jugement.
- Je n’ai pas encore répondu. Je voulais t’en parler d’abord.
- Oh…
Rose prit une profonde inspiration. Elle serra la main de son père dans la sienne, puis se lança :
- Ecoute, papa, je sais à quel point tu te faisais une joie de sortir d’ici. Et je sais aussi que tu n’es plus un enfant. Il est temps que tu reprennes contact avec la réalité, avec le monde autour de toi. Il est temps que tu reprennes ta vie en main, il faut seulement te donner l’opportunité de le faire… Alors, je vais dire au docteur Lynch que je ne suis pas d’accord avec lui. Je vais lui dire qu’il est inutile de te materner et qu’en sortant d’ici dans deux semaines, tu auras tout un avenir à rebâtir. Mais j’ai une seule condition.
Pendant son discours, Ron l’avait écoutée, concentré, grave. Lorsqu’elle se tut, il murmura :
- Laquelle ?
Rose n’hésita pas :
- Je veux que tu revendes notre maison. Je veux que tu t’en achètes une autre, une maison pour toi et toi seulement, sans aucun souvenir de maman, sans aucun lien avec notre vie passée, sans rien pour te hanter. Un nouveau foyer, pour un nouveau départ. Un endroit que tu devras rénover, aménager et entretenir, comme tu le souhaites. Un endroit où tu n’auras pas peur d’être seul.
Ron la considéra longuement. Il semblait frappé par ses paroles, frappé par l’ardeur qu’elle plaçait dans ses mots.
- Papi et Mamie ont déjà dit qu’ils t’aideraient, si tu as besoin d’un toit en attendant de trouver quelque chose, reprit Rose en exhumant les missives qu’elle avait reçues. Quant à George, Bill et Percy, ils ont dit qu’ils viendraient pour les rénovations, dès que tu aurais besoin d’eux. Tu n’auras qu’à demander. Et Harry viendra habiter avec toi.
- Harry ?
- Oui. Il prendra un congé. Il restera avec toi le temps que tu te sentes bien dans ton nouveau chez toi. Le temps que vous vous retrouviez…
A ces mots, Rose vit des larmes briller dans les yeux de son père. Elle saisit sa chance :
- C’est d’accord, papa ? Est-ce que je peux parler au docteur Lynch ?
Ron acquiesça, bouleversé :
- Oui, c’est d’accord, ma chérie…
Rose le prit dans ses bras et serra très fort.
- C’est d’accord…, murmura-t-il encore en pleurant à chaudes larmes.
XXX
Quelques heures plus tard, après trois parties d’échecs et un dernier au revoir, Rose embrassa son père et s’en alla faire part de sa décision au docteur Lynch. Le médecin ne cacha pas sa déception, mais ne lui en tint pas rigueur. Rose lui en fut reconnaissante. Elle avait conscience de l’importance du choix qu’elle venait de faire, et elle n’avait pas besoin de recevoir en prime une pluie de reproches.
Serrant la dernière missive dans sa main (elle avait laissé toutes les autres à son père), Rose délaissa les cheminées pour transplaner directement dans le salon de la demeure Malefoy.
C’était le début de la soirée. Hermione se tenait déjà là, sur le canapé, à l’attendre. Malefoy lui se tenait accoudé à la porte d’entrée, et, sans doute averti de la nature privée de leur conversation, il se contenta d’un signe de tête avant de les laisser seules.
- Raconte-moi tout, ma chérie, fit aussitôt Hermione d’un air soucieux.
Dans sa lettre, Rose lui avait simplement dit que McGonagall l’avait autorisée à se rendre à Sainte-Mangouste à la requête du médecin de son père. Elle avait également demandé si elle pourrait passer à la maison, après l’entretien, ce qu’Hermione s’était empressée d’accepter. A présent, sa mère dévisageait Rose sans dissimuler son impatience, et l’anxiété lui avait fait abandonner toute réserve : elle l’avait appelée « ma chérie ».
Rose ne releva pas. En douceur, elle raconta sa rencontre avec Lynch, puis sa discussion avec son père, et, enfin, la décision qui en avait résulté.
- Je suis désolée de ne pas t’en avoir parlé plus tôt, maman, conclut Rose d’un air vaguement gêné. Mais je ne pouvais pas te mêler à tout ça. Je ne pouvais décemment pas, vis-à-vis de papa…
- Je comprends.
Hermione n’en dit rien, mais Rose sut qu’une partie d’elle se sentait blessée. Blessée par sa distance, blessée par cette façon qu’elle avait encore eu de régler les problèmes de sa vie, comme si sa mère n’en faisait pas partie.
- J’espère que tu estimes que j’ai pris la bonne décision, risqua Rose au bout d’un moment.
Hermione releva les yeux sur elle. Par ces simples mots, Rose espérait qu’elle comprendrait. Qu’elle comprendrait que sa simple présence ici était un témoignage d’amitié. Qu’à peine quelques mois plus tôt, elle se serait contentée de rentrer à Poudlard, sans jamais lui souffler un mot de cette histoire. Que les confidences dont elle la gratifiait aujourd’hui contredisaient son apparente froideur. Hermione comprit. Elle sourit, et, timidement, caressa la joue de sa fille :
- Comment peux-tu toujours être si brave ? demanda-t-elle.
Elle n’attendait pas de réponse, mais Rose lui en fournit une :
- Je tiens ça de mes parents. Mes deux parents.
Hermione demeura muette, surprise et touchée. Rose resta quelques instants silencieuse, admirant les flammes qui dansaient dans la cheminée, incapable de saisir les mots exacts qu’elle voulait lui transmettre. Au final, avant de pouvoir renoncer, elle déclara simplement :
- Maman, je voulais te dire… que je comprends.
Hermione fronça les sourcils, décontenancée :
- Qu’est-ce que tu comprends ?
Rose se força à la regarder dans les yeux :
- Pendant toutes ces années, je n’avais jamais saisi… la nature du dilemme auquel tu avais été confrontée. Son importance. La complexité de ta situation. Aujourd’hui, je sais.
Alors qu’elle prononçait ces mots, Rose sentit douloureusement battre en elle le souvenir de ce mois écoulé, des doutes qui l’avaient agitée, torturée, déchirée, de ces choix impossibles qu’elle s’était trouvée obligée de faire, les mêmes que sa mère, avec toujours un sacrifice à la clé… Au final, Rose avait choisi Scorpius, comme Hermione avait choisi Drago avant elle. Cela, Rose se trouvait incapable de le lui avouer. Par réserve, par pudeur peut-être, ou tout simplement parce qu’elle n’avait jamais eu l’habitude de se livrer, et encore moins à sa mère. Mais il n’empêchait qu’à cet instant, alors qu’elles se tenaient l’une en face de l’autre devant la cheminée, Rose comprenait sa mère, mieux qu’elle n’avait jamais su le faire ces six dernières années, et elle ne pouvait plus la juger. Du moins, plus aussi sévèrement.
- Je sais que personne n’est innocent dans ce qui s’est passé entre papa, Malefoy et toi, poursuivit Rose sans faiblir. Je sais que les choses n’étaient pas aussi manichéennes que ce que je me suis toujours plu à croire. Je sais que ta décision n’a pas été une décision facile, prise sur un coup de tête. Tu as toujours essayé de faire de ton mieux. De ne pas nous perdre, même quand je te fuyais. Au final, je sais que tu nous aimes, Hugo et moi. Et moi aussi je t’aime.
Hermione la dévisagea de longues secondes, incapable d’y croire. Au final, sans oser la toucher, elle éclata en sanglots, et Rose trembla de remords et de joie mêlés.
- Si tu savais… depuis combien de temps je rêve de ce moment…, articula sa mère sans parvenir à retenir ses larmes.
- Je suis désolée…
- Ma chérie… Ma chérie…
N’y tenant plus, Hermione la prit dans ses bras et Rose lui rendit son étreinte, de toutes ses forces. Une larme vint dévaler sa joue, traîtresse, mais Rose ne l’essuya pas. Elle laissa Hermione l’embrasser et la serrer contre elle jusqu’à ce que ces anciennes sensations lui redeviennent familières. Quelque part, au fond d’elle, elle ne les avait jamais vraiment oubliées.
XXX
Devant l’insistance de sa mère, Rose accepta de rester pour la nuit. Elle monta prendre une douche, éliminant du même coup l’atmosphère maladive de l’hôpital. C’était étrange de se retrouver ici au beau milieu de l’année. Rose imaginait la chambre de Scorpius, vide et bien rangée, un étage au-dessus d’elle. Elle mourait d’envie d’y faire un tour, mais elle ne pouvait se résoudre à un tel viol d’intimité. Surtout envers Scorpius. Lui qui élevait la confiance et le respect au rang de vertus cardinales… C’était justement cela qu’elle aimait en lui.
Rose sourit à cette pensée. Oui, elle l’aimait. Elle aimait Scorpius. Et elle ne voulait plus avoir aucune réticence à le faire.
Passant des vêtements propres, Rose se mit à fureter dans l’aile réservée à ses beaux-parents, incertaine de ce qu’elle était venue y chercher. Elle finit par apercevoir de la lueur, dans ce qu’elle croyait être le bureau privé de Malefoy. Frappant doucement, Rose poussa le battant entrouvert :
- Je peux vous parler un instant ? demanda-t-elle.
Assis derrière un meuble en merisier massif, Malefoy lisait un traité de Potions Avancées, prenant des notes de son écriture fine et penchée. S’il se montra surpris, il le dissimula habilement, se reculant aussitôt dans son siège dans une posture de défense :
- Bien sûr, dit-il en l’invitant à s’asseoir en face de lui, circonspect et curieux.
Rose se passa la langue sur les lèvres. Fermant la porte, elle analysa la pièce autour d’elle en se demandant pourquoi diable elle était venue se perdre ici, ce qu’elle allait bien pouvoir dire, et comment elle allait se sortir de ce piège. Elle venait juste de faire la paix avec sa mère, ce n’était pas pour déclencher aussitôt une nouvelle guerre…
Détachant son regard des bibliothèques pleines à craquer, Rose se décida à prendre place et ne dit pas un mot. Elle contemplait Malefoy. Ce dernier lui rendait son regard, méfiant, s’attendant légitimement à une attaque de sa part, mais conservant le bénéfice du doute. Pour la première fois, Rose trouvait sa prestance intimidante, et elle s’en voulut de se montrer à ce point vulnérable devant lui. Qu’avait-elle à lui dire ? Que ressentait-elle vraiment pour cet homme, qui jamais ne lui avait paru si dur et si froid ?
Au bout d’un moment, d’eux-mêmes, les traits de Malefoy se métamorphosèrent. Comme s’il avait compris, par le seul regard qu’elle faisait peser sur lui, qu’elle était venue lui dire quelque chose d’important, et que ce choix lui coûtait. Il s’adoucit, esquissa le début d’un sourire, et lui fit comprendre que le silence pour lui n’était pas une gêne. Comme pour Scorpius.
Ne réfléchissant plus, Rose avoua simplement :
- J’aime votre fils.
Malefoy ne réagit pas. Ses yeux ne cillèrent pas : ils restèrent plantés dans les siens, attendant une réponse. Elle confirma :
- Je sais que ça doit vous paraître étrange, dit-elle sans plus chercher ses mots. Je sais que vous croyez que je le hais. Et c’est vrai, pendant longtemps, je l’ai haï. Pendant longtemps, je l’ai jugé sur ce qu’il incarnait, plutôt que sur ce qu’il était. Mais c’était avant d’apprendre à le connaître…
Eperdue tout à coup, presque désespérée, dépassée par l’ampleur de ce qu’elle ressentait, Rose haussa les épaules :
- Monsieur Malefoy, j’aime votre fils…
Et ce fut comme si une bulle avait éclaté tout au fond de son cœur. Pour la première fois, elle l’avait dit à quelqu’un. Pour la première fois, elle vivait cet amour, sans plus en avoir peur. Elle continua, sans même s’en rendre compte :
- Scorpius est l’être le plus intelligent, le plus droit, et le plus sensible que j’ai jamais rencontré. Je n’ai pas de mots pour définir tout ce que j’aime en lui. Mais je sais que s’il est devenu celui qu’il est aujourd’hui, c’est grâce à vous. Je sais que le jeune homme dont je suis tombée amoureuse entretient énormément de respect et d’amour pour vous. Qu’il vous tient en modèle. Que vous l’avez élevé avec toutes les ressources de votre cœur, pour en faire cette personne extraordinaire. Alors… Pour ça, je ne vous serai jamais assez reconnaissante. Et, ce que je voulais vous dire, je crois…
Rose avala sa salive, fuyant son regard, pour y revenir la seconde d’après :
- Je suis désolée, articula-t-elle. Je suis désolée pour la façon dont je vous ai traité, depuis toutes ces années, vous et Scorpius. Vous ne méritiez pas cela. Je suis prête à le reconnaitre, aujourd’hui. J’étais dans l’erreur, et… même si nos torts ne pourront peut-être jamais être réparés… Je voulais au moins vous présenter mes excuses.
Rose se tut. Drago Malefoy, lui aussi, demeura silencieux. Contrairement à ce que la jeune fille avait craint, il n’y avait pas de jugement dans son regard. Rien que la pâleur de ces extraordinaires yeux gris. Rose ne ressentait que du soulagement. Inexplicablement, sans la moindre raison valable, elle se sentait heureuse d’avoir demandé pardon à Malefoy. Comme si une part de son être avait attendu cela depuis longtemps. Comme si elle avait toujours su, au fond d’elle, que son attitude n’avait pas été la bonne…
Quelque part, c’était un traité de paix qu’elle était en train de signer. Et elle avait toutes les peines du monde à le croire.
- Est-ce que Scorpius le sait ? demanda Malefoy au bout d’un long moment.
Rose déglutit, vaguement surprise :
- Pour être honnête avec vous, il m’a fait sa déclaration en premier.
Alors, soudain, Malefoy sourit. Pas un de ces sourires cyniques qu’il lui offrait lors de leurs joutes verbales, pas un sourire pour elle, ou pour lui-même, non, mais un véritable sourire de joie, d’émerveillement, uniquement pour son fils :
- Merci, Rose, dit-il avec une forme d’acquiescement. Je n’ai aucun mal à deviner pourquoi Scorpius te tient en si haute estime.
Il ne dit rien de plus, mais cela valait tous les compliments du monde. Rose en fut touchée, infiniment plus qu’elle ne l’aurait cru. Elle se leva, incertaine, convaincue d’avoir une foule d’autres choses à dire tout à coup, mais les mots se refusaient à ses lèvres. Au final, elle tendit la main. Malefoy se leva à son tour, la serra :
- J’accepte tes excuses, Rose, dit-il avec une chaleur dont elle ne l’aurait jamais cru capable. Et j’en suis heureux.
Et, malgré elle, Rose aussi devait s’avouer heureuse. |