Enfonçant solidement son piton dans la glace, Rose déporta son poids sur la prochaine prise. Elle tira plusieurs fois sur le mousqueton qui assurait son parcours, et, l’une après l’autre, testa les cordes que Tensing avait mises en place pour elle et son groupe quelques heures plus tôt.
A cette altitude – un peu moins de 6000 mètres – le vent soufflait sans relâche tel le hurlement strident d’une armée de banshees. Rose sentait ce sifflement constant contre ses tympans, obsédant jusqu’à rendre fou, pénétrant l’esprit pour ne plus lâcher prise, si on le laissait faire…
Mais Rose ne le laissait pas faire. L’alpinisme requerrait calme et concentration, deux qualités qu’elle avait dû aiguiser à la perfection si elle ne voulait pas faire une mauvaise chute et plonger tout droit dans la « cascade de glace » qui marquait la dernière épreuve avant d’atteindre le camp I. Tandis qu’elle faisait signe aux cinq alpinistes qui la suivait, Rose n’éprouvait au fond d’elle qu’un calme froid et impénétrable, un vaste horizon blanc que rien ne venait troubler, à part le souffle du vent qui remplissait le silence, en elle. Rose aimait cette fermeté, cette certitude, l’assurance de ses gestes et la solidité presque magnétique qui résidait en elle, cristallisée autour de son cœur.
Elle atteignit un ressaut qui lui permit momentanément de ne plus s’agripper à la paroi. Là, Rose attendit que ses clients la rejoignent. Le vent ne se contentait plus de hurler : il venait jouer avec eux dans une danse infernale, fouettant leur combinaison, enrobant leurs gestes, les attirant dans sa course infinie. Levant les yeux au ciel, Rose aperçut le sommet du monstre sacré, loin, très loin au-dessus d’elle, à plus de 8800 mètres d’altitude, et comme d’habitude, un immense sentiment de respect s’abattit sur elle. L’Everest.
Le toit du monde, le plus haut relief jamais façonné dans toute l’histoire de la planète Terre, et pourtant, ce n’était qu’une montagne miniature, à côté du plus haut sommet de leur système solaire : Olympus Mons, 22,5 kilomètres de haut, sur la planète Mars.
Rose soupira. Mars… Même aussi près des étoiles, elle ne pouvait pas l’apercevoir, par-delà la couche nuageuse qui enrobait l’Himalaya. Lorsqu’ils étaient partis au matin du camp de base, le ciel était dégagé, mais la météo était capricieuse, sur l’Everest, et de modestes nuages pouvaient rapidement se transformer en bourrasques de neige et de glace à la nuit tombée. Rose devait impérativement atteindre le camp I avant de dresser les tentes.
Dans la phase finale de leur ascension, la glace se mit à gémir, sous leurs pieds. La montagne aussi était capricieuse. Un gigantesque paysage de glaciers mobiles, que le soleil de la journée avait rendu plus mouvants encore. Rose enjoignit les trois américains qui la suivaient à lui passer devant, tandis qu’elle venait en aide à Ayane et Hiro, le couple de japonais dont le niveau légèrement inférieur se faisait sentir, aujourd’hui.
Rose serra les dents et se retint de soupirer. Le tourisme de l’Everest amenait sur le toit du monde des dizaines d’alpinistes parmi les plus chevronnés de la planète. Mais, de temps à autre, quelques milliardaires excentriques habitués à ce que l’on accède à leurs moindres demandes insistaient pour qu’on les admette dans le groupe, et c’était alors aux guides comme Rose de s’assurer qu’ils reviendraient en un seul morceau.
Rose se plaça derrière Ayane et indiqua à Tensing, son sherpa, de s’occuper d’Hiro. Ensemble, ils gravirent les derniers mètres – un mètre était l’équivalent de plusieurs kilomètres, sur l’Everest – et rejoignirent les trois américains qui leur tendirent des mains secourables.
Il n’y avait pas de moqueries, sur l’Everest. Pas d’impertinence. Pas d’autosuffisance, non plus. C’était essentiel, vital. Aucun homme ou femme ne pouvait être admis sur cette montagne s’il n’avait pas au préalable développé une discipline de fer.
Peut-être était-ce pour cela que Rose avait choisi cet endroit, parmi les plus hostiles à l’homme. Pour s’éprouver jusqu’au-delà des limites de la condition humaine. Pour se mettre à l’épreuve, se dépouiller de tout : de son passé, son présent, son avenir, de son ressenti, de tout ce qui faisait rage en elle, pour qu’il ne reste plus que cette vérité toute simple : elle et l’Everest, elle et la mort, droit dans les yeux. La vie atteignait un état de pureté absolue, alors. Réduite à sa plus essentielle expression : brutale, sauvage, neutre et impitoyable. Rose appréciait cette sauvagerie qui faisait écho à la sienne. Elle entendait dans le hurlement du vent tout ce que son âme aurait eu envie de crier, jusqu’à s’en arracher les cordes vocales. Elle trouvait dans la force et la puissance de la montagne le juste repère pour lui rappeler qu’elle n’était rien, en ce monde, qu’il existait des secrets et des pouvoirs infiniment plus grands et plus durables qu’elle, dans l’immensité de l’univers, et que les affronter comme elle le faisait aujourd’hui était le seul et le plus grand honneur qu’elle pourrait jamais espérer.
Rose leva les yeux au ciel et chassa la neige qui obstruait son masque. L’Everest semblait presque vibrer au-dessus d’elle. La couche de neiges éternelles qui le recouvrait exhalait des volutes de nuages glacés, voiles cristallins, tourbillons de spores argentées dans le ciel clair… Lorsque la montagne transpirait ainsi, Rose avait plus que jamais l’impression de contempler un monstre au souffle millénaire, un dragon d’hiver perdant sa poussière d’écailles blanches et ciselées.
Tensing la coupa de sa contemplation en désignant le talkie-walkie qu’elle portait autour du cou. L’engin grésillait depuis deux bonnes minutes.
- Commencez à installer le camp, dit-elle en tibétain avant de porter le micro à son oreille.
« Ici Rose ! » cria-t-elle par-dessus le vacarme du vent.
« Rose ! Ici Carter ! »
Rose retint une répartie cinglante. Carter était son employeur, le patron de la petite entreprise d’alpinisme qui chaque année, entre avril et mai, promettait d’emmener ses clients richissimes au sommet. Etant donné qu’il était seul à attendre Rose et ses poussins au camp de base, Rose n’était guère surprise de tomber sur lui :
« Qu’est-ce qui se passe ? » hurla-t-elle.
« Il y a quelqu’un qui demande à te voir ! Il faut que tu redescendes ! »
« Quoi ?! »
Rose ignora l’agacement qui prenait déjà corps dans ses veines et s’enjoignit au calme :
« Qu’est-ce que ça veut dire ? On vient juste d’atteindre le camp I ! »
« Je n’en sais rien, il y a une fille qui est arrivée ce matin, peut-être deux heures après ton départ ! Elle dit qu’elle te connait et qu’elle doit impérativement te parler ! »
« Comment elle s’appelle ? »
« Elle a dit qu’elle s’appelait Emily Finnighan. »
Rose sentit son sang se glacer dans ses veines, et cela n’avait rien à voir avec les températures de - 40° qui l’environnaient. La surprise lui coupa la respiration, mais déjà, Carter continuait :
« Tu ne vas pas me croire, mais elle est arrivée de nulle part, Rose ! Aucun permis d’ascension ! Elle s’est simplement pointée à l’entrée du camp, et elle a demandé à te voir ! Alors je t’en prie, redescends, le temps de tirer ça au clair ! S’il prend la fantaisie aux autorités de contrôler ta frangine, je vais être dans la merde ! »
Rose fronça les sourcils :
« Ma frangine ? »
« Fais pas l’innocente : elle te ressemble comme deux gouttes d’eau ! Allez ! Il est 14h, tu peux redescendre avant la tombée de la nuit, et tu rattraperas tes poussins demain matin ! »
Rose estima que Carter n’avait pas la moindre pitié pour sa résistance personnelle, mais cette remarque ne franchit jamais ses lèvres. Les conséquences de ce qu’il lui avait dit résonnaient dans sa tête, amplifiée par le vent assourdissant des montagnes, et Rose avait l’impression qu’une massue frappait contre une enclume à la place de son cœur. Hébétée, elle fit signe à Tensing :
- Je dois redescendre ! cria-t-elle. Reste avec eux et rassure-les. Démarrez comme prévu demain matin, je vous rattraperai dans l’après-midi.
Tensing hocha la tête. Comme tous ses collègues occidentaux et tibétains, il savait que Rose témoignait la plus grande endurance qu’on ait jamais relevé chez un alpiniste de mémoire de sherpa. Ce n’était pas tout à fait légitime, bien sûr. Rose ne pouvait pas lui dire que sa magie protégeait son corps contre l’altitude et le froid, qu’un sortilège de tête-en-bulle l’alimentait en oxygène, et que la seule endurance dont elle pouvait se glorifier était sa résistance à l’effort. Mais non, Rose ne pouvait pas le lui dire, car dans l’environnement qu’elle s’était choisie, elle n’était entourée que de Moldus, et les rares sorciers qui se prenaient soudainement de passion pour l’alpinisme ne demandaient pas les services de gens comme Carter et Tensing.
Résignée et seule, Rose entama donc sa descente en sens inverse. Le sang battait à ses oreilles. Ses muscles roulaient et protestaient sous sa peau, et quelques gouttes de sueur se frayaient un chemin traître à travers les épaisseurs de sa combinaison.
Peu après 18h ce soir-là, il faisait déjà nuit sur l’Everest, et Rose rejoignit le camp de base. Pendant tout le trajet, elle s’était efforcée à ne pas penser à la rencontre qui allait suivre, de peur d’effectuer un mouvement malheureux et d’en mourir. Mais à présent, devant la silhouette des organisateurs qui allaient et venaient entre les tentes, Rose s’interrogeait. Elle n’avait pas peur, non : ce genre de sentiment, elle se l’était imposé de façon si intense ces dernières années qu’elle ne le ressentait plus, à présent. Elle était en colère, mais c’était une colère saine, sans objet, uniquement destinée à l’encourager. Le genre de colère qui l’enjoignait à triompher de la montagne et à rester en vie. Non, en fait, elle devait s’avouer ressentir une forme de curiosité, ainsi qu’une sorte d’assurance malveillante, car elle savait que rien ne pourrait l’ébranler, désormais. Quel que soit ce que sa visiteuse aurait à lui dire.
Repérant la tente de Carter, Rose se débarrassa de son masque et signala son arrivée par radio. Puis elle franchit le battant.
Carter était là, quinquagénaire engoncé dans ses multiples polaires, aussi barbu et échevelé qu’un vieil ours. En face de lui se tenait une silhouette enveloppée dans une cape et des vêtements bien trop légers pour le climat ambiant, ce qui avait dû renforcer l’incrédulité du brave homme. Dès qu’il vit Rose, il bondit sur ses pieds et saisit son anorak :
- Je vais vous laisser, bafouilla-t-il.
Puis il sortit sans demander son reste. La silhouette encapuchonnée se leva, dévoilant une tresse rousse et disciplinée. Rose hocha la tête :
- Lily, dit-elle.
La jeune fille semblait anxieuse, mais commença aussitôt :
- Désolée d’avoir menti à ton ami, dit-elle. J’ai cru que si je me présentais sous mon véritable nom, tu… Tu refuserais de me parler. Tu t’enfuirais.
- J’ai des clients sous ma responsabilité environ sept cents mètres plus haut, alors non, je n’ai aucune intention de m’enfuir, répliqua Rose.
Lily parut se recroqueviller sur elle-même :
- Evidemment… Pardon.
- Je savais que c’était toi, Lily, poursuivit Rose sans afficher la moindre émotion. Carter a dit que ma mystérieuse visiteuse me ressemblait comme deux gouttes d’eau, et pour autant que je sache, Emily et moi ne nous ressemblons pas.
- Je sais… C’était stupide.
- Mais légitime.
Retirant certaines des couches qui entravaient ses mouvements, Rose s’assit au bureau de Carter et n’invita pas Lily à faire de même. La jeune fille, mal à l’aise, regarda autour d’elle avant d’attirer un tabouret en face de Rose. Ainsi rapprochées, à la lueur des lampes électriques, Rose distinguait les traits de sa cousine : son teint laiteux, sa chevelure écarlate, et toujours l’éclat de ses yeux noirs qu’elle associerait à jamais à de la malice malsaine. Pourtant, Lily avait changé, c’était évident. Quel âge pouvait-elle avoir à présent ? Rose calcula rapidement, et estima vingt-deux ans. Lily avait conservé sa silhouette svelte et élancée, mais elle avait grandi, pas au point de rattraper Rose. Elle avait maigri, également. Les cernes sous ses yeux attestaient de nombreuses nuits sans sommeil, et la pâleur de son teint renfermait désormais quelque chose de maladif. Aucun maquillage sur ses traits naturellement graciles. Sous sa cape, elle portait des vêtements sombres et simples, dissimulant ses formes, et les mèches rousses de ses cheveux étaient rassemblées en une coiffure stricte et serrée. En fait, comparée à l’adolescente que Rose avait connue, Lily paraissait presque … austère. Sévère. Elle était toujours belle à se damner, bien sûr, ce qui avait dû expliquer l’embarras de Carter, mais elle avait le style étrange de ces personnes qui se savent belles, et font tout pour dissimuler leur beauté. Rose n’avait que faire de ces considérations vestimentaires :
- Tu m’as retrouvée, lança-t-elle d’un ton sec. Félicitations. Tu as prévenu les autres ?
- Non, répondit Lily d’une voix étouffée. Je voulais te parler d’abord.
- Alors qu’est-ce que tu es venue me dire ? J’écoute.
Lily inspira profondément. Elle se tordait les mains sur ses genoux, et son regard allait et venait entre Rose, la pièce et ses doigts, incapable de se concentrer sur quoi que ce soit. Rose supposa qu’elle rassemblait son courage, et elle la laissa faire. Elle admirait le calme qui régnait en elle. Elle ne ressentait rien d’autre que le mépris que lui inspirait Lily, sans que ce mépris ne prenne vraiment le dessus sur elle. Au final, Lily affronta son regard et déclara :
- Je suis venue te convaincre de rentrer à la maison.
Rose laissa échapper un sourire. Lily n’avait pas changé en fin de compte : toujours aussi présomptueuse.
- Non, je veux dire… Essayer de te convaincre de rentrer à la maison.
Tiens, voilà qui était mieux. Lily s’était rendue compte de son erreur toute seule, et guettait sa réaction avec appréhension, à présent. Rose se pencha en avant et imposa à sa cousine toute l’intensité de son regard, indifférente au malaise que cela lui inspirerait, s’en délectant même :
- Et dis-moi pourquoi je devrais faire ça. Je suis curieuse d’écouter tes arguments.
Lily ne cacha pas son désespoir :
- Ecoute, Rose… Avant toute chose… Je sais très bien que tu as toutes les raisons d’être en colère contre moi. De me haïr. Je sais le mal que je t’ai fait, à toi, à Ron, à notre famille. Je connais les conséquences de mes actes, et crois-moi, je paye pour elles, à chaque minute de chaque jour de ma vie. Je ne suis pas venue pour espérer ton pardon, même si… Même si je suis profondément désolée, Rose. Même si je te présente mes excuses les plus profondes, les plus sincères… Je sais que je ne mérite pas ton pardon. Je ne te le demande même pas. Tout ce que je te demande, c’est… de rentrer à la maison.
Lily inspira de nouveau, tremblante, ne pouvant contrôler les larmes qui coulaient librement sur ses joues :
- Je ne supporte pas d’imaginer que tu vas passer le reste de ta vie à l’autre bout du monde, loin de ta famille et de tous ceux qui t’aiment et que tu aimes, uniquement parce que tu te sens coupable… à cause de moi. Je ne supporte pas d’imaginer que toute cette douleur sévit encore, à cause de moi. Que l’erreur que j’ai faite en tant qu’adolescente va continuer de détruire ta vie et celle de tous ceux qui t’étaient proches… Tu ne mérites pas ça. Aucun de vous ne mérite ça. Il faut que je répare mon erreur, je t’en supplie… Il faut mettre fin à ce cercle vicieux, et se reconstruire ensemble, et guérir…
Lily se tut. Rose resta longtemps à la dévisager, enfoncée dans son siège, en silence. Au final, un rictus se dessina sur ses lèvres :
- Tu ne fais pas ça pour moi, déclara-t-elle. Tu fais ça pour toi. Tu te sens coupable, et tu ne le supportes plus, alors tu espères que je t’aide à redresser tes torts.
- Ça n’a rien à voir avec moi, Rose ! s’écria Lily en bondissant pratiquement de son siège.
Elle hésita, comme rattrapée par la violence de sa réaction, puis laissa la passion l’emporter :
- J’ai déjà tout perdu, je le mérite et je n’espère aucun retour en arrière ! Aucun des membres de notre famille n’accepte de me parler ! Je n’ai pas vu mes parents et mes frères depuis des années ! Mais ils souffrent, Rose. Ils souffrent de ton absence, ils souffrent du geste de Ron, et ils souffrent de ne pas savoir ce que tu es devenue ! Est-ce que tu as la moindre idée de l’épreuve que ta disparition leur impose ? Se demander constamment où tu es, si tu te sens bien, si tu es ne serait-ce qu’encore en vie ?
- Je te trouve extrêmement culottée d’essayer de me culpabiliser.
- Ah, ce n’est pas ce que je voulais dire…
Lily jura, serra les poings. Pour la première fois, Rose se dit que son emportement semblait sincère, et elle ne sut qu’en penser. Elle avait du mal à rester distante. Sa façade chancelait, et malgré elle, elle s’entendit demander :
- Tu n’as pas de nouvelle de notre famille, alors… ?
Lily interpréta son intérêt comme une lueur d’espoir :
- Si, bien sûr que si… Ce n’est pas parce qu’ils refusent de me voir que je ne peux pas les surveiller. Ta mère va bien, même si… Elle s’inquiète pour toi. Malefoy m’a aidée dans mes recherches. Il m’a… il m’a financée, ces deux dernières années, quand je me suis retrouvée à sec…
Lily passa rapidement sur cette mention de sa vie personnelle :
- Hugo étudie les sciences politiques sorcières à Oxford. Il réussit très bien. James est toujours dans ses baguettes chez Ollivander, et Albus a intégré une troupe de théâtre à Londres… Il joue Roméo et Juliette, en ce moment. Emily travaille chez Obscurus Books. Ils sont toujours ensemble.
Rose avala sa salive. En face d’elle, Lily n’ajouta rien, attendant sans doute qu’elle pose la question, ce qui reflétait très bien, malgré elle, sa nature manipulatrice. Mais Rose ne céda pas. Alors, au final, Lily déclara :
- Scorpius est toujours au University College. Il est en deuxième année de thèse, et d’après ce que j’en sais, ses professeurs sont fiers de lui.
- Il va bien ? demanda Rose d’une voix blanche.
Lily hésita :
- Aussi bien que tu puisses l’imaginer, Rose. Etant donné ce qu’il a vécu.
Rose détourna le regard. Cette fois, elle n’avait pas pu l’empêcher : cette poussée de haine… Plus que jamais, elle haïssait Lily. Et plus que jamais, elle haïssait ce sentiment insidieux en elle, qui lui imposait le souvenir de sa mère, de son frère, d’Albus, Emily et Scorpius… Scorpius. Rose peinait à visualiser son visage, dans son esprit. Depuis combien de temps ne l’avait-elle pas vu ? Trop longtemps. Depuis combien de temps ne s’était-elle pas autorisée à penser à lui ? Enterrant son souvenir quelque part, au plus profond de son esprit, sous les kilomètres de roche et de glace qu’elle avait gravis tout au long de sa vie…
En face d’elle, Lily reprit, extrêmement douce tout à coup :
- Rose…, dit-elle. Je ne prétends pas savoir ce que tu ressens. Mais je peux sans peine me l’imaginer. Je sais que tu es partie parce que tu t’es sentie piégée. Indigne de rester auprès de ta famille, de tes amis, de Scorpius, indigne d’aimer qui que ce soit en ce monde, indigne d’être heureuse… Je sais que tu te sens coupable pour ton père, et pour les choix que tu as faits… Je sais que tu crois qu’il le verrait comme une trahison, si tu trouvais le bonheur un jour, et qui plus est… auprès de nous. Mais, Rose… Ce n’est pas le bon raisonnement. Tu n’as aucune raison de t’en vouloir : c’était ma faute ! Ma faute et celle de ton père. Je me suis conduite comme une gamine égoïste, jalouse et stupide, sans la moindre considération pour les autres ou pour mes propres actes… Et Ron t’a fait du mal, comme aucun père ne devrait jamais faire de mal à son enfant. Il t’a punie alors qu’il n’aurait dû souhaiter que ton bonheur. Je t’en prie. Je sais à quel point tu l’aimais, mais… Ni ton père ni moi ne valons la peine que tu t’infliges de tels tourments.
Devant le silence de Rose, elle poursuivit :
- Si tu ne le fais pas pour toi, fais-le pour ta mère. Fais-le pour ton frère, fais-le pour Scorpius ! Eux non plus ne méritent pas de souffrir, et pourtant, ils souffrent, crois-moi ! Ils ne se le pardonneront jamais si tu venais à ne jamais rentrer… S’ils apprenaient que tu as refusé de rentrer, alors que je t’ai retrouvée…
Rose se figea tout à coup :
- Tu ne leur diras pas, ordonna-t-elle.
- Quel autre choix veux-tu que je fasse ? objecta Lily. J’ai déjà trop de culpabilité sur la conscience, Rose. Je ne supporterai pas de cacher un secret de plus. Je ne supporterai pas de cacher à toute notre famille que je sais que tu es ici et en vie, alors qu’eux seront condamnés à demeurer dans l’incertitude, en t’imaginant malheureuse ou pire… Tu ne m’imposeras pas ce choix.
Rose se sentit brûler de colère :
- Donc, tu me forces la main, si je comprends bien. Si je ne rentre pas avec toi, tu diras à tout le monde où je me trouve.
Ce fut au tour de Lily de lui accorder un pauvre sourire :
- Si, bien sûr, je te laisse le choix. Je ne suis plus la garce sans cœur que tu t’imagines. Albus et Emily se marient dans un mois.
Tirant un carton de son sac, Lily lui tendit une invitation où les noms de son cousin et de sa meilleure amie s’entremêlaient, affichant une date : le 15 mai.
- Je te donne jusqu’à ce délai pour te décider, reprit Lily. Je ne dirai rien jusque-là, pour ne pas perturber le mariage. Mais passée cette date, je les préviendrai, oui. Tu auras eu le temps de t’enfuir, si tu le souhaites. Mais alors, ils sauront que tu les as abandonnés. Que tu as refusé de les retrouver. Il faudra que tu vives avec ça.
Rose demeura pensive quelques instants. Si Lily espérait l’avoir choquée, elle fut déçue. La jeune fille se tordait plus que frénétiquement les mains, comme si elle était elle-même perturbée par la violence de ses propos :
- Rose, je sais que…
- Tu ne sais rien, Lily, répliqua doucement Rose. Tu te pointes ici la bouche en cœur après toutes ces années, persuadée de me comprendre et de connaître le moindre de mes raisonnements, mais tu ne sais rien de ce que je ressens. Comment en serais-tu capable ?
- Est-ce que ça veut dire que…
- Je ne rentrerai pas avec toi ce soir. Et je n’ai pas besoin de toi ou de tes ultimatums pour décider de ma vie.
- Rose…
- Au revoir, Lily.
Rose se leva avec la ferme intention de quitter la tente, mais Lily la retint d’une seule phrase :
- Tu as pensé à Scorpius ?
Rose eut brusquement envie de la gifler, mais Lily poursuivit, partagée entre un curieux mélange de terreur et de férocité :
- Tu le connais, tu sais comment il a dû réagir, n’est-ce pas ? Ce qu’il a dû ressentir… Tu imagines ce que ça lui ferait d’apprendre que tu as refusé de rentrer, quand je t’en ai donné l’occasion ?
Lily ajouta, sans doute avec toutes les forces qu’il lui restait :
- Scorpius mérite d’être heureux, Rose. Avec toi, ou libéré de toi. Le choix t’appartient aujourd’hui. Mais rappelle-toi que Scorpius est quelqu’un d’exceptionnel, et que toi et moi ne sommes pas les seules à l’avoir remarqué.
Rose demeura muette face à cette affirmation, redoutant de l’interpréter. Lily ne laissa pas la place au doute :
- Un conseil : décide-toi vite, dit-elle. Avant qu’il ne soit trop tard.
Puis elle transplana.
Epuisée tout à coup, Rose demeura debout, tremblante, seule au milieu de la tente. Elle remarqua à peine le retour de Carter, qui lui demanda, stupéfait, où était passée leur mystérieuse visiteuse.
- Elle est partie, articula Rose. Tu n’auras plus à t’inquiéter à propos de son permis.
- Partie ? De nuit ?!
- C’est son problème.
Ecartant Carter, Rose se dirigea vers sa propre tente et s’écroula sur son duvet. Après quelques heures sans sommeil, elle se décida à ressortir pour contempler la nuit, étonnamment claire en ce mois d’avril. Se dissimulant aux regards, Rose remit en place les sortilèges qui la protégeaient de l’altitude, puis transplana non loin du sommet de l’Everest, quelque part sur le ressaut Hillary.
Là, elle contempla le paysage qui s’étalait sous ses pieds, étincelant, obsédant, magnifique, seule au milieu de la nuit. Dans ces moments seulement, Rose se rappelait qu’elle appartenait au monde de la magie. Qu’elle avait vécu une autre vie, bien différente de celle-ci, et que seul un battement de cœur la séparait de ceux qu’elle avait quittés.
S’agenouillant contre la paroi, Rose laissa pendre ses jambes dans le vide et observa les étoiles. Le froid n’avait aucune prise, sur elle. Elle ne pensait qu’aux paroles de Lily, à sa mère, à son frère, au souvenir de Scorpius qui brûlait douloureusement en elle. Elle tenait toujours le faire-part de mariage d’Albus et Emily entre ses doigts. Rose sourit. Voilà bien une union sur laquelle elle n’aurait jamais parié. Pourtant, elle était heureuse pour ses amis…
Et Scorpius, comment allait-il ? Lily avait-elle raison ? Etait-il sur le point de trouver quelqu’un avec qui refaire sa vie ? Et dans ce cas, que devrait-elle y faire ? Qu’est-ce que cela lui inspirait ? Pouvait-elle… rentrer, et affronter le déchainement que cela provoquerait ? Accepter de foutre la pagaille dans la vie de ses proches, encore une fois ? Ou continuer de leur infliger cette blessure lente, latente, la blessure de son absence…
Rose soupira. Lily s’était lourdement trompée sur elle. Rose ne se sentait pas coupable. Elle ne se sentait plus coupable depuis longtemps. Durant ces six dernières années, la douleur, la solitude et l’abandon lui avaient permis de revenir sur tous les évènements de sa vie. Elle avait appris à se connaître plus que n’importe qui ne l’avait jamais fait. Elle avait dépassé les limites de l’introspection, jusqu’à obtenir une vision claire, nette et terrible des choses. Rose savait que son père avait eu tort. Que même si elle lui avait infligé une blessure un millier de fois pire, il n’aurait pas dû réagir comme il l’avait fait. Un père n’aurait pas dû réagir comme il l’avait fait. En la punissant délibérément…
L’un après l’autre, comme les couches d’un vêtement répugnant que l’on effeuille, Rose s’était débarrassée de ses multiples motifs de culpabilité, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que ce calme profond en elle, cette paix intérieure que nous recherchons tous, et que si peu d’entre nous trouvent. Aujourd’hui, elle estimait avoir une vision assez lucide de sa propre vie et de sa personne. C’est pourquoi, elle savait aussi ce qu’elle avait à faire. Même si ce choix était difficile.
Le lendemain, comme promis, Rose rattrapa ses clients peu avant leur arrivée au camp II et dans les jours qui suivirent, leur ascension se poursuivit jusqu’au sommet de l’Everest. Là, Rose contempla la vue une dernière fois, avant d’entamer la partie la plus difficile : faire redescendre les cinq alpinistes.
Lorsqu’ils retournèrent enfin au camp de base, à leur point de départ, le mois de mai avait commencé. Rose négocia un congé avec Carter qui prendrait effet le 10 mai. Elle eut le temps de mener une brève expédition sur le Lhotse, puis, au matin du 10, elle quitta le camp de base et transplana dès qu’elle fut hors de vue. Hébétée, submergée par la brusque hausse de température et de pression tout à coup, Rose regarda autour d’elle, dépaysée. Le balai incessant des voitures se disputait aux allées et venues infernales des piétons. Elle avait retrouvé les rues agitées de Londres.
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Petite précision : le titre du chapitre, c'est le nom de l'Everest en tibétain ;D
A très bientôt !
Natalea |