La maison se dressait un peu à l’écart, en bordure de Londres, dans une banlieue résidentielle où chacun disposait de son propre jardin et d’une vue sans vis-à-vis. Quelques arbres, une balançoire oubliée qui grinçait dans le vent d’automne, et une allée de graviers qui serpentait gentiment entre les haies de buis. Elle n’avait pas changé d’une tuile depuis le mariage de Ron et Hermione. Parfois, lorsqu’une branche du sapin mourrait ou lorsque le crépis se lézardait, Ron avait restauré à l’identique, amoureusement, avec la patience de l’homme seul et désœuvré.
Rose contemplait cette façade familière approcher tandis que le bus ralentissait devant son arrêt. Sa mère avait bien proposé de l’emmener en voiture, mais toutes deux savaient déjà que la question n’était posée que pour la forme. Rose n’aurait jamais accepté de supporter un trajet de deux heures et demie dans l’habitacle confinée d’une voiture avec sa mère pour seule compagnie. Mais surtout, elle n’aurait pas voulu imposer à son père la vision de la voiture d’Hermione dans sa rue. C’était une pensée que sa mère n’avait sans doute pas saisie, et qu’elle ne lui ferait pas la grâce d’expliquer.
Rose descendit du bus et resserra fermement les pans de son manteau autour d’elle. En ce début de novembre, le temps avait brusquement fraichi, et la brise apportait déjà avec elle l’odeur de l’hiver. Qu’importe. En une centaine de mètres, elle était devant chez elle, la maison que Ron Weasley avait rachetée peu de temps après son divorce, la maison où Hermione et lui avaient connu leurs premières années de mariage et leurs seules vraies années de bonheur, avant que tout ne bascule.
A l’époque, lorsqu’il avait déclaré devant toute la famille qu’il quittait le domicile de ses parents, où il logeait depuis sa séparation, pour racheter la maison où il avait vécu avec Hermione, tous avaient affiché leur désapprobation. Et pour cause. Comment pourrait-il aller de l’avant s’il se noyait dans le souvenir de celle qui l’avait trahi ? Comment guérir d’une telle blessure s’il en revenait ainsi à la source ?
Mais Ron n’avait pas écouté. Ron n’écoutait jamais personne. Il avait racheté la maison et pendant des années, il s’était employé à la meubler exactement comme elle l’était avant que Drago Malefoy ne débarque dans leurs vies. A chaque fois qu’elle poussait la porte de ce lieu chéri et maudit, Rose avait l’impression de se retrouver dans un sanctuaire, un temple élevé à la gloire d’un passé qui ne reviendrait jamais, et son cœur se serrait. Il y avait quelque chose d’horriblement funèbre dans les photos accrochées aux murs, les fauteuils, les livres qu’ils avaient touchés, la reconstitution parfaite de ce bonheur qui n’existait plus, les affaires de sa mère en moins.
Hermione avait bien évidemment gardé avec elle ses effets personnels, ce qui au premier regard rendait le tableau incomplet. Il fallait un œil exercé, bien sûr, mais Rose avait vécu entre ses murs et à chaque fois, ses yeux s’arrêtaient sur ce qui manquait. Les ouvrages préférés de sa mère dans la bibliothèque. Ses reproductions de peintures chinoises dont elle adorait tapisser les murs. Ron avait fait de son mieux pour racheter les mêmes, bien sûr, mais il n’avait pu les retrouver toutes. Mais surtout, c’était l’odeur de sa mère qui manquait. Sa présence. La trace qu’aurait dû laisser son âme entre tous ces souvenirs matériels. Aujourd’hui, alors qu’elle pénétrait dans le salon et refermait la porte derrière elle, Rose se faisait l’impression que sa mère aurait aussi bien pu ne jamais habiter ici. Sa présence remontait à si loin que l’atmosphère de la maison n’en avait rien retenu. Peut-être aussi parce qu’elle avait eu tellement hâte de la fuir.
Le fait était que Rose devait lutter contre le malaise que cette maison lui inspirait, à la fois réceptacle de souvenirs heureux et rappel du malheur profond dans lequel son père s’était immergé. Ron Weasley vivait littéralement au cœur d’un gigantesque sépulcre élevé à la mémoire de son défunt mariage. L’absence d’Hermione n’en était que plus criante : la maison de Ron s’élevait tel le Parthénon sans statue d’Athéna, tel Karnak privé de ses effigies divines : un gigantesque sanctuaire que la déesse avait pourtant déserté.
Rose posa ses affaires dans le salon sans plus s’attarder sur ses pensées mélodramatiques. Dès qu’elle franchissait le seuil de cette maison, le pragmatisme s’imposait.
Comme à chaque fois, l’endroit était propre au-delà de l’entendement. A la place de Ron, beaucoup de gens se seraient laissés sombrer dans le désordre et la saleté. Lui n’était pas comme ça. Plus il s’effondrait, plus il nettoyait. Le ménage semblait former son seul rempart contre cette réalité qu’il refusait d’affronter, contre ce monde qui lui avait tout pris et avait détruit tout ce en quoi il croyait. Peut-être entretenait-il inconsciemment l’illusion qu’en tenant correctement sa maison, il aurait encore prise sur les choses. Lorsqu’il entrait dans une de ses crises de nettoyage extrême, Rose ne pouvait s’empêcher de se le figurer ainsi : un homme portant sa vie à bout de bras, des pans entiers s’échappant dans la nuit, et lui resserrant son étreinte dans l’espoir vain d’en retenir quelques infimes fragments.
- Papa ? appela-t-elle en espérant ne pas le trouver là où elle craignait déjà qu’il se trouve.
Des pas dévalèrent les escaliers, mais ce fut son jeune frère Hugo qui manqua de la percuter en plein milieu de l’entrée. Lui avait dû accepter l’offre de leur mère, et il était donc arrivé à la maison une heure avant elle :
- Salut ! lui lança-t-il, son sac sur l’épaule.
- Où tu vas ?
- Albus a appelé, il m’invite pour la semaine.
- Je te rappelle qu’on est censés rester chez papa. C’est sa semaine !
- Il a dit qu’il était d’accord.
- Evidemment qu’il est d’accord !
Rose tenta d’agripper son frère par la manche, mais il se déroba et sortit en claquant la porte :
- Hugo !
Tremblante de rage, Rose enfouit son visage entre ses mains le temps de se calmer.
Calme-toi, je t’en prie, calme-toi… Tu as déjà fait avec, tu peux le refaire…
Les yeux fermés au beau milieu du salon, Rose fit appel à tout ce qu’il y avait de plus dur en elle. Elle avait une semaine à affronter. Rien qu’une semaine. C’était faisable. Ce n’était pas les vacances d’été. Son père avait besoin d’elle, et elle ne pouvait pas être faible. Pas elle. Elle ne pouvait pas.
Une fois sûre d’avoir recouvré son emprise sur ses émotions, et que le masque ne se fissurerait pas, elle monta à son tour les marches de l’escalier. Le froid lui apprit aussitôt qu’elle avait vu juste. La porte de la chambre de son frère était entrouverte, laissant échapper un courant d’air qui charriait avec lui des feuilles de chêne et des relents d’automne.
Ron Weasley était assis devant la fenêtre grande ouverte, sur un vieux fauteuil de pêche déplié au maximum, ses longs cheveux roux tombant en mèches grisonnantes sur ses épaules. Il était vêtu en tout et pour tout d’un vieux short d’été et d’une robe de chambre violette qui avait connu des jours meilleurs. Compte tenu du short et de la taille de sa barbe, on aurait pu croire qu’il était assis là depuis tout l’été, le regard dans le vide, pas même fixé sur le paysage mais sur un point au-delà de l’horizon, visible pour lui seul. Une dizaine de bouteilles d’alcool vides s’alignaient soigneusement au côté du fauteuil, étranges quilles de verre d’une surprenante beauté, saisies par l’éclat du Soleil.
Rose s’avança doucement et pressa l’épaule de son père :
- Papa ?
Ron ne manifesta aucune réaction. Elle n’était pas sûre qu’il l’ait entendue, et le contact de sa main sur son épaule n’avait pas eu le moindre effet. Il ne semblait même pas conscient de la présence d’une autre personne dans la pièce, ni de la froideur de l’air ambiant, ni des feuilles qui s’accrochaient à ses cheveux emmêlés.
Intérieurement, Rose soupira et dressa ses barrières. Lentement, elle fit le tour du fauteuil, enjambant les bouteilles vides, et elle claqua fermement les battants de la fenêtre. Elle s’agenouilla ensuite face à son père, dont elle prit gentiment la main :
- Papa, insista-t-elle plusieurs fois. Je suis là, papa. C’est moi. Tu ne dois pas rester comme ça devant la fenêtre, tu le sais. Tu vas finir par attraper froid.
Cette fenêtre, c’était le meilleur point de vue sur la rue, et sur les véhicules qui allaient et venaient devant la maison, la plupart sans jamais s’arrêter. Rose n’avait jamais eu besoin d’en parler à son père pour savoir que c’était sa manière à lui de guetter leur venue, lorsqu’il n’avait plus rien à faire, lorsque le désespoir et l’ennui tombaient sur lui comme une chape, parfois pendant des jours et des jours. C’était aussi la fenêtre d’où Hugo et Hermione étaient tombés lorsqu’elle était petite. En un sens, ce n’était pas seulement leurs corps qui avaient basculé ce jour-là. La vérité aussi. Hermione avait découvert que son mari buvait, et Ron, lui, avait découvert que sa femme était enceinte d’un autre homme.
Rose se rappelait confusément de cet instant terrible, où sa mère et son frère avaient dérapé juste sous ses yeux, et où elle avait couru de toute la force de ses jambes minuscules, pour réveiller son père endormi sur le canapé, imbibé d’une odeur qu’elle n’avait alors pas encore appris à assimiler à l’alcool. Le souvenir était vague, mais imprimé dans sa mémoire, comme une brûlure qui ne guérirait jamais. Pour son père cependant, elle savait que cela avait été bien pire. Ce lieu et ce moment marquaient l’instant où tout avait changé, où il n’avait plus été possible de fuir, de fermer les yeux sur la vérité, et où Ron avait senti pour la première fois, amère et froide, la morsure cruelle de la culpabilité.
A présent, au plus profond de l’alcoolémie, des années plus tard, son esprit semblait se focaliser sur cet unique souvenir, y revenant sans cesse, telle une obsession, le poussant à rester rivé à cette fenêtre comme s’il pouvait rattraper l’enfant qui était tombé il y a si longtemps, et avec lui, peut-être, la femme qu’il aimait.
Rose caressa le visage de son père et sourit :
- Je comprends, dit-elle. Reste ici, d’accord ? Ne rouvre pas la fenêtre, s’il te plait. Je vais te préparer quelque chose à manger. Du poulet au curry, ça te tente ?
Son père ne la regarda pas, mais une ombre fugitive souleva le coin de ses lèvres, ce qui était suffisant pour elle. Le poulet au curry était son plat préféré. L’arme secrète pour le faire sortir de sa torpeur, lorsqu’il n’y avait vraiment aucun moyen de le faire émerger. A douze ans, Rose avait passé des heures entières à répéter la recette, sans demander l’aide de sa mère, pour cuisiner le plat exactement comme son père l’aimait, lorsqu’ils vivaient encore tous les quatre. Elle était aujourd’hui presque satisfaite du résultat.
Saisissant la couverture du lit d’Hugo – après tout, il n’en aurait pas besoin – Rose l’enroula autour des épaules de son père pour réchauffer sa peau glacée et monta le thermostat. Après quoi elle descendit à la cuisine, s’afférant aussi vite que possible tout en ne lésinant pas sur la crème et autres ingrédients gras. A chaque fois qu’elle le voyait, son père lui semblait d’une maigreur accablante. Et cela n’allait pas en s’améliorant. Lors des dernières vacances d’été, elle l’avait surpris au terme de trois jours de ménage intensif, sans nourriture et sans eau, carburant uniquement au whiskey Pur Feu. Plus il mettait de soin dans sa maison, plus il semblait négliger ses propres besoins, finissant par ressembler à un squelette dans ses vêtements qu’il refusait de changer. Puisqu’il omettait de se nourrir lui-même, Rose devrait se débrouiller pour le faire manger.
Elle remonta à l’étage avec une assiette fumante, ressentant aussitôt la froideur des courants d’air venant de la chambre. Elle se précipita pour retrouver la fenêtre ouverte, son père dans le fauteuil, la couverture à ses pieds.
Posant le plat, elle referma les battants sans s’énerver et remit la couverture en place :
- Tu ne devrais pas te punir comme ça, dit-elle doucement.
Elle voulut lui reprendre la main, mais son poing était trop serré. S’il n’y avait pas eu la fenêtre ouverte, elle n’aurait même pas su qu’il pouvait encore bouger.
Tirant la chaise du bureau à elle, Rose prit l’assiette de poulet sur ses genoux et piqua un morceau du bout de sa fourchette :
- S’il te plait, il faut que tu manges, dit-elle. Allez.
Ron tourna la tête, la regarda sans la voir, puis ouvrit docilement la bouche :
- C’est bien, sourit-elle. Allez, encore une. Ça te plait ?
Il continua de manger, ce qui était sa manière de dire oui. Rose lui donna la becquée dans le silence paisible du crépuscule, surprise par la sérénité de l’instant, elle et son père, unis par un lien invisible aux yeux de tous les autres. Malgré les circonstances, elle appréciait ces moments partagés, la confiance exprimée entre les mots, plus sincère que jamais, car elle émergeait d’une souffrance extrême. Rose était émue, à la fois par la faiblesse de son père et par l’amour qu’elle lui portait, sa volonté d’apaiser une infime fraction de ses tourments, si c’était possible. Pourquoi les autres étaient-ils incapables de comprendre cela ? Pourquoi était-ce si facile pour eux de fermer les yeux, de le laisser livré à lui-même, en ignorant le mal qui lui avait été fait ? Pourquoi, à seize ans, était-elle la seule à rester ?
Essuyant la naissance d’une larme, Rose tamponna doucement les lèvres de son père et lui fit boire un peu d’eau :
- Ça va mieux, n’est-ce pas ?
Elle estimait qu’il devait avoir un peu dessaoulé à présent, aussi mobilisa-t-elle ses forces pour la tâche qui l’attendait :
- On va aller prendre un bain, d’accord ? Papa ?
Il ne répondit pas, et continua de la dévisager comme si elle était une parfaite étrangère, mais ses poings se serrèrent sur les accoudoirs pour s’aider à se relever. Rose passa un bras autour de sa taille pour le soutenir, fronçant le nez devant l’odeur de transpiration qui émanait de lui, mais se refusant à le blâmer pour cela. Elle sentait le tracé de ses côtes sous ses doigts, et regrettait de n’avoir pas versé une cuillère de plus de crème.
Ils titubèrent tous les deux vers la salle de bain, tel un couple ivre, jusqu’à ce qu’enfin Rose réussisse à lui retirer sa robe de chambre pendant que l’eau chaude coulait dans la baignoire. Pour lui faire plaisir, elle versa l’essence mousseuse de sapin qu’il chérissait, puis elle finit de le déshabiller en fermant son esprit à toute autre pensée que des considérations pratiques. Elle ne pouvait pas se permettre d’être prude ici. L’homme décharné qui se tenait devant elle était son père, et il avait besoin d’elle. C’était tout ce qui comptait.
Elle le fit entrer dans l’eau, surveillant la température pour que son teint ne vire pas au rouge, puis elle alluma quelques bougies parfumées et éteignit la lumière, pour que les flammes se reflètent dans la texture savonneuse des bulles.
- On est bien comme ça, pas vrai ? sourit-elle en appliquant doucement du shampooing sur les cheveux fins de son père.
Elle avait conscience d’avoir à son égard les gestes d’une mère. C’était ainsi. La vie avait voulu que leurs rôles soient inversés, et elle faisait de son mieux pour s’en acquitter. Surtout, elle faisait de son mieux pour qu’en sa présence, son père se sente bien. Pour qu’il soit heureux. Pour qu’il voit encore quelques petites parcelles de beau dans sa vie, comme ces bougies qui scintillaient doucement dans l’atmosphère du soir. Elle espérait lui dire ainsi, sans avoir besoin de mots, que s’occuper de lui n’était pas un poids pour elle, qu’elle était heureuse d’être ici, et qu’elle l’aimait. Contrairement à tous les autres, pour elle il n’était pas un fardeau. Il ne le serait jamais.
Au bout d’un moment à jouer avec la mousse – elle réussit à le faire souffler deux ou trois fois dans la montagne savonneuse ! – Rose vida le bain et rinça doucement au jet d’eau les restes de bulles qui s’accrochaient encore aux bras et aux jambes de son père, si pâles et si faibles à la lueur chaude des bougies. Elle le drapa ensuite dans une serviette propre et le fit asseoir devant elle, sur le rebord de la baignoire, considérant un instant ses cheveux trop longs et sa barbe de plusieurs semaines.
- Il faudrait rafraichir tout ça, tu ne crois pas ? demanda-t-elle.
Elle se débattit avec le rasoir quelques instants, mais finit par obtenir un résultat correct, retrouvant le visage familier de son père à mesure que la mousse à raser disparaissait dans l’évier. Enfin, au ciseau, elle entreprit de raccourcir ses mèches rousses, le même roux que le sien, bien que teinté de sel.
Alors qu’elle se concentrait pour égaliser les mèches de devant, son père la surprit soudain en fixant son regard bleu droit dans le sien, une pointe de lucidité ravivant ses traits :
- Vous ressemblez à ma fille, dit-il, et sa voix était rauque.
Rose ne sut pas quoi répondre. Elle était trop stupéfaite pour réagir.
- Je suis ta fille, dit-elle enfin. C’est moi, Rose.
Il la dévisagea longuement, comme s’il considérait sérieusement la question, puis il objecta :
- Ma fille est plus jeune que vous. Elle va entrer à Poudlard bientôt, vous savez ?
Rose sentit son cœur se serrer. Pendant un terrible instant, elle fut sur le point de pleurer, de laisser tomber, d’appeler sa grand-mère à l’aide et de tout révéler. Mais non, elle ne pouvait pas. Si Molly apprenait la vérité, elle insisterait pour que Ron emménage de nouveau avec elle. Les services sociaux l’apprendraient, et alors, Ron perdrait la garde de ses enfants. Rose ne pouvait pas lui infliger ça. Personne ne devait savoir. Aussi, enterrant son enfance plus profondément encore qu’elle ne l’avait inhumée, Rose se força à sourire sincèrement et à demander :
- Ah bon ? Et comment est-elle, votre fille ?
- Oh, elle est merveilleuse…
Un grand sourire s’étala sur le visage de Ron Weasley. C’était tellement beau à voir que Rose laissa échapper un rire – un sanglot ? – avant d’achever d’arranger les cheveux de son père. Sa tâche terminée, elle sortit pour lui un grand pyjama d’hiver qu’elle lui avait acheté quelques années plus tôt, et l’aida à l’enfiler, contemplant enfin son œuvre dans le miroir en pied. Elle avait réussi à redonner un semblant de dignité à l’homme qui se tenait devant elle. Il avait toujours l’air un peu perdu, et regardait autour de lui comme si ce n’était pas chez lui, mais de temps à autre, un objet semblait accrocher son attention, évoquant un souvenir ou un sentiment de familiarité.
Rose le fit descendre les escaliers et l’installa confortablement sur le canapé. Elle changea les couvertures et les taies d’oreiller, puis elle alluma la télé sur son émission préférée, qu’elle avait pris soin de faire enregistrer tous les jours de la semaine. Elle savait qu’autrement, son père ayant perdu toute notion du temps, il n’aurait pas eu le réflexe de la regarder tout seul. Elle arrangea enfin les oreillers derrière son dos et régla le volume du poste au minimum, pour qu’il puisse s’endormir en compagnie des programmes qu’il aimait. Déjà du temps de son mariage avec Hermione, Ron ne dormait plus dans leur chambre à coucher. C’était une habitude qu’il avait gardée depuis. Rose le soupçonnait simplement de ne pas supporter les souvenirs qui dormaient là-haut dans cette chambre.
Avant de le quitter, elle l’embrassa sur le front et le força à la regarder dans les yeux :
- Bonne nuit. Je serai là demain à ton réveil. Tu entends ? Je serai là. Je t’aime.
Elle monta alors les escaliers, anxieuse à l’idée de le laisser seul, mais terrassée par la fatigue qui s’abattait soudain sur elle. Pour plus de sécurité, elle verrouilla la porte d’Hugo à clé, puis elle alla s’étendre sur son propre lit, dans la pièce qui leur servait autrefois de salle de jeux.
Bien qu’épuisée, elle eut du mal à trouver le sommeil. L’image terrible de son père venait la hanter, pire qu’un fantôme à l’assaut de sa conscience. Que pouvait-elle faire ? Seigneur, que pouvait-elle faire ? Cela ne s’arrêterait donc jamais ?
Elle songea à son frère, qui connaissait le poids de ce secret mais refusait de le porter. Elle comprenait l’instinct qui le poussait à fuir cette maison à peine y avait-il posé les pieds. Mais elle ne concevait pas qu’il puisse le faire. Comment pouvait-il l’abandonner ? Comment pouvait-il le laisser, alors qu’il l’avait vu, alors qu’il savait comment il allait ? C’était son père ! Avait-il vraiment tout oublié de lui ? Avait-il vraiment réussi à refouler tous ses souvenirs de lui, son amour, tout ce qu’il représentait ? Comment pouvait-il se montrer aussi lâche ? Pourquoi ne parvenait-il pas à voir qu’il le blessait en agissant ainsi ?
Les yeux fermés sur la colère qui l’habitait, Rose laissa couler ses larmes, pour la première fois de la journée. Hugo n’était qu’un aveugle parmi tant d’autres. Pourquoi étaient-ils tous incapables de voir : sa mère, Malefoy, et même Scorpius ? C’était leur faute si son père était dans cet état. Alors pourquoi ne pouvaient-ils pas comprendre qu’elle ne pouvait pas le trahir ? Même si elle l’avait voulu, même si leur bonheur lui faisait envie, et qu’ils n’étaient pas si haïssables, dans le fond… Elle ne pouvait s’autoriser de telles pensées ! Elle ne pouvait abandonner son père ainsi. Embrasser la félicité de sa belle-famille, et retirer à Ron le dernier fragment intact de sa famille, la dernière trace de loyauté envers lui, la dernière personne à se tenir à ses côtés dans ce malheur…
Si Rose venait à faire la paix avec sa mère, à accepter Drago Malefoy dans leurs vies, son père en mourrait. C’était aussi simple que cela. Elle le savait, c’était gravé dans leurs silences, dans leurs regards échangés. Ron et Rose le savaient. Mais pour les autres, elle n’était qu’une adolescente incapable de se remettre en question. Trop immature pour accepter toute forme de dialogue. Il était si facile de mettre tous les torts de son côté, de la ranger dans une petite case bien nette, et puis de la peindre en noir. Mais les tensions qui s’exerçaient sur elle étaient bien plus complexes. Personne n’avait vu ce qu’elle avait vu dans cette chambre à la fenêtre grande ouverte.
Peu après minuit, ses inquiétudes eurent finalement raison de son jeune esprit, et elle s’endormit d’un sommeil sans rêves.
Un grand bruit la réveilla, peut-être deux heures plus tard. Recouvrant immédiatement ses esprits, Rose sortit de sa chambre en trombe et courut vers la lumière émanant du bout du couloir, dans l’ancienne chambre de ses parents. Elle trouva son père à genoux au pied du lit, tous les tiroirs de la commode ouverts, tournant les pages d’un album photo étalé à plat sur le sol.
- Papa ? demanda-t-elle, ne sachant pas à quoi s’en tenir. Qu’est-ce que tu fais ?
Il ne leva pas les yeux sur elle, mais il sourit pour lui montrer qu’il l’avait entendue.
- Papa ?
Rose s’agenouilla à côté de lui et doucement, calmant les battements de son cœur, elle lui prit l’album des mains :
- Qu’est-ce que tu fais ?
Elle jeta un coup d’œil aux photos. Sur chacune d’elles, un Ron et une Hermione heureux, jeunes, souriaient à l’objectif, jeunes mariés ou tout juste fiancés, serrant parfois Rose et Hugo dans leurs bras. Plus loin dans l’album, il y avait même les photos de leur mariage, et de celui des Potter. Ron regardait les images défiler, entièrement absorbé, comme en transe, tel Narcisse dévoré par son reflet, mais lui, c’était le passé qui l’avalait. Son index vint se perdre sur une photo d’Hermione et lui, et il caressa le visage de son ex-femme, fasciné, comme devant un objet très rare et précieux :
- Comme elle était belle, murmura-t-il.
Il braqua son regard sur Rose, toujours souriant, un sourire qui brisait le cœur de sa fille :
- Comme elle était belle, n’est-ce pas ? répéta-t-il. Ta mère.
Ces deux mots la réconfortèrent un peu :
- C’est vrai, dit-elle. Mais papa, il est tard. Tu devrais déjà dormir…
- Tu lui ressembles, dit-il soudain.
A son tour, il caressa sa joue, plongeant dans le détail de ses traits plus qu’il ne l’avait fait ces six dernières années :
- Tu as mes cheveux, bien sûr, mais… Ton visage, c’est le sien.
- Ne dis pas ça, dit Rose en secouant la tête.
Elle n’osait pas se l’avouer, mais l’idée de ressembler à sa mère la terrifiait : l’idée qu’elle puisse blesser son père par le seul dessin de ses traits. Elle aurait préféré se défigurer plutôt que de porter sur elle cette culpabilité.
- Je te ressemble bien plus qu’à elle, affirma-t-elle en serrant ses mains dans les siennes.
Il sourit avec indulgence, mais elle vit bien qu’il n’acquiesçait pas. Il passa encore plusieurs minutes à contempler les photos, s’attardant sur chacune d’elles, sans parler. Rose n’appréciait pas ce qu’il faisait. Cela lui semblait morbide : ressusciter les fantômes du passé, retourner le couteau dans la plaie… Et pourtant, son père ne lui avait pas paru aussi heureux depuis des années. L’expression sur son visage était indescriptible. Rose demeurait perdue face à ce paradoxe complet, et alors que son père lui semblait plus lucide, elle ne put s’empêcher de lui demander :
- Pourquoi l’as-tu laissée garder une telle influence sur ta vie ? Elle t’a trahi, elle t’a laissé tomber, elle t’a fait tout le mal possible. Pourquoi ne pas l’avoir envoyée au diable une bonne fois pour toutes ? Pourquoi ne pas l’avoir laissée tomber elle aussi ? Repartir à zéro, vivre ta vie, prendre ta revanche en lui prouvant que tu te portes bien mieux sans elle !
Une fois encore, Ron se para d’un pauvre sourire :
- J’ai songé à tout cela, crois-moi. Un nombre incalculable de fois. Et j’ai essayé, tout essayé. J’ai voulu la haïr, l’oublier, la rayer de ma vie… Faire comme si tout cela ne m’affectait plus. Mais au final… Je n’y suis pas arrivé. En amour, parfois, on n’a pas le choix.
Ces paroles trouvèrent un écho terrible en Rose. Mais déjà, son père continuait :
- Crois-moi, j’ai conscience d’être pathétique. J’ai conscience que ma vie, et tout ce qui m’entoure, est vain. Mais je n’y peux rien. J’ai tout essayé, mais au final, ce que je ressens est plus fort. Si ta mère frappait à ma porte aujourd’hui, et me proposait de tout recommencer, je ne suis même pas sûr que je pourrais accepter. Ce n’est plus elle que j’aime. C’est son souvenir. C’est ce que nous étions lorsque nous posions ensemble, sur ces photos. J’aime tout ce qui faisait de nous ce que nous étions : un idéal de bonheur, de complicité, de confiance. J’aime l’homme que j’étais à l’époque. J’aime la femme idéalisée que je garde dans ma mémoire, plus que tout ce qu’elle pourra incarner désormais. J’aime un souvenir qui n’existe plus, si ce n’est pour moi, et dans ces quelques trésors que je garde, pour me prouver qu’ils étaient bien réels.
- Mais tu n’as pas envie de te révolter face à tout cela ? Tu n’as pas envie d’être plus que ce qu’elle a laissé de toi ?
Ron la dévisagea avec le regard d’un vieil homme sur une enfant trop jeune :
- Un amour si profond te réduit en cendres, déclara-t-il gravement. Il consume tout de toi, il te torture, il t’obsède. Ta mère a été mon ange et mon démon. Mon absinthe, le poison qui me faisait me sentir plus vivant que le plus heureux des hommes, mais qui me tuait tout aussi sûrement. Aujourd’hui encore, j’ignore si cela a été une bénédiction ou une malédiction de la rencontrer, mais jamais je n’y renoncerais. Ta mère a été la lumière de ma vie. Elle m’a brûlé d’un éclat si puissant qu’à côté d’elle, tout me parait terne et sans goût. Et sans elle, le monde est plongé dans les ténèbres. Mais elle m’a fait entrevoir de telles merveilles… Tu comprendras peut-être un jour, ma fille, qu’il ne peut y avoir d’amour sincère sans admiration. Quand on a rencontré telle lueur… Quand on a entrevu ne serait-ce qu’une seconde quel peut-être le vrai bonheur, le véritable amour, la pureté absolue sur cette Terre… Alors, comment faire autrement que de se prosterner ? Que de tout lui sacrifier ?
Il lui prit la main :
- Je suis désolé pour tout ce que je te fais endurer, dit-il, pleurant soudain, la déstabilisant complètement. Je ne voulais pas être cette loque patibulaire pour toi, ni pour ton frère, ni pour qui que ce soit d’autre. Mais elle fait partie de moi… J’ai perdu une partie de moi-même lorsqu’elle est partie !
Rose se perdit dans ces yeux en larmes, et alors, au plus profond du désespoir, elle le vit, cet amour terrible que son père vouait encore à sa mère, un amour si monstrueux qu’il ne pouvait que le détruire. Et elle fut prise d’une terreur soudaine, à l’idée qu’un jour, elle aussi puisse être prise au piège d’un tel amour. |