Il n’existait pas de mot pour décrire la surprise que Rose ressentit. Une surprise qui fit immédiatement place à une sorte de joie pure, béate, puis du rejet, de la culpabilité, et enfin, une incertitude totale. Tout cela en une milliseconde. Rose n’eut pas même le temps de réagir : elle resta figée sur place, captivée par la chaleur des mains de Scorpius sur son visage, la pression de ses lèvres, l’intimité brute que cela leur procurait, puis Scorpius recula. Il écarta les mains devant lui, comme s’il s’était soudain brûlé. Rose était trop choquée pour interpréter quoi que ce soit, mais elle crut lire en lui une sorte d’angoisse maîtrisée, un sentiment très étrange qui le faisait la considérer sans réel regret, mais avec l’attention d’un chasseur devant un animal sauvage. Il l’observait comme s’il se savait condamné. Comme s’il avait peur qu’elle se retourne brusquement contre lui.
- Désolé, articula-t-il rapidement en se passant la langue sur les lèvres.
Comme toujours, il ne fuyait pas son regard, ce que Rose trouva fascinant. Il fallait qu’elle se reprenne…
- Merci…, balbutia-t-elle.
Pour la première fois de sa vie, elle ne savait absolument pas comment réagir, et cela lui donnait envie de se retrancher tout au fond d’elle-même. Elle devait se replier, réfléchir à ce qu’il venait de se passer, ne surtout pas faire d’erreur… Elle avait soudain l’impression de marcher sur des charbons ardents. Elle ne savait pas ce qu’elle voulait.
- Merci pour le cadeau…, dit-elle enfin. Je suis contente qu’on ait pu parler… A plus tard.
Et elle partit dans les escaliers sans lui laisser le temps de répondre.
Elle descendit les marches à toute vitesse, enchaîna les étages, les couloirs, se donnant la détestable sensation de fuir telle une Malefoy de la vieille époque, mais elle repoussait cette pensée tout au fond de son esprit de toutes ses forces. Elle arriva enfin dans la salle commune des Serdaigles, encore animée à cette heure de la soirée, et se réfugia dans le dortoir où elle ferma les rideaux de son baldaquin sur elle. Là, elle lança un Assurdiato et étouffa un cri dans son oreiller. Elle priait de toutes ses forces pour qu’Emily ne l’ait pas vue débarquer. Elle avait désespérément besoin de faire pause, voire même de revenir en arrière, de réfléchir, et elle devait le faire seule.
Bien, les faits… Il fallait repasser les faits. Scorpius l’avait embrassée. Seigneur…
Rien que cette seule idée lui paraissait surréaliste.
Rose s’assit en tailleur et s’enjoignit au calme. Son visage la brûlait. Elle était certaine d’être aussi rouge qu’une pivoine, et ses lèvres lui donnaient la sensation de palpiter, comme si le baiser de Scorpius y était encore accroché.
Seigneur, pourquoi avait-il fait ça ?!
C’était l’émotion. Ça ne pouvait être que cela. A présent qu’elle avait pris un peu de recul, Rose pouvait mesurer le soulagement que la vérité à propos de Lily venait de lui procurer. C’était comme si un immense poids s’était soudain délesté de ses épaules – pour être aussitôt remplacé par le baiser de Scorpius, évidemment. Mais peu importait.
Rose n’avait eu à porter ce secret que pendant quelques semaines, alors elle n’osait imaginer ce que cette épreuve avait dû être pour Scorpius, qui avait cru à ce mensonge pendant plus d’un an…
Son soulagement à lui avait été palpable. Bouleversant. Rien d’étonnant à ce qu’il se soit laissé débordé par ses émotions… Oui, ça ne pouvait être que cela. D’autant plus que Scorpius avait l’habitude d’intérioriser son ressenti, alors forcément, de temps en temps… il fallait bien qu’il craque.
Rose se laissa retomber sur le dos en soupirant. Aussi rassurant que soit ce scénario, elle ne pouvait s’empêcher de le trouver… décevant. Sans âme. Quelles pouvaient être les autres options ? Que Scorpius l’ait embrassée par amour ?
Cette fois, à cette pensée, Rose rougit de plus belle. Et elle s’en voulut de cette réaction. Parce qu’elle souriait de nouveau bêtement, parce que son rythme cardiaque s’accélérait, alors que son cerveau lui criait : « STOP ! ». On aurait dit que son corps tout entier livrait une guerre sans pitié à son esprit. Elle se débattait entre ces émotions qui l’écartelaient. Trop de contradictions. Trop de paramètres à prendre en compte…
Avec une sorte d’amère résignation, Rose se rendit compte qu’elle était trop mature pour son âge. Jamais elle ne s’était fait cette réflexion auparavant. Et pourtant…
Elle était assez mature pour comprendre que si Scorpius était amoureux d’elle, cela lui procurerait un bonheur immédiat. Mais seulement immédiat. Passée l’euphorie, les problèmes s’accumuleraient et ne lui laisseraient pas de répit. Cela n’avait rien à voir avec Scorpius, ou avec elle… C’était le monde, tout simplement. C’était la vie. Dans cet univers, Rose Weasley et Scorpius Malefoy n’avaient pas le droit d’être ensemble. C’était immoral. Et cela le resterait, quoi qu’ils fassent… Une relation entre eux resterait toujours une blessure mortelle dans le cœur de son père. Et Rose ne pouvait pas le permettre.
Elle se retourna sur le flanc et contint l’élan de tristesse qui la saisit tout à coup. Rose ne savait plus ce qu’elle devait espérer. Que Scorpius soit amoureux d’elle, ou qu’il ne l’aime pas… Les deux solutions lui apportaient une égale douleur, et un égal soulagement, bien que les causes en soient différentes.
Elle ferma les yeux et s’endormit sans s’en rendre compte, faisant le vœu pieu que son dilemme se soit résolu de lui-même au matin.
XXX
Malheureusement, le lendemain, la dure réalité la rattrapa. Son esprit était toujours aussi confus, et elle en venait même à douter que le baiser de Scorpius ait réellement eu lieu. Le minuscule pendentif en forme de rose dans le creux de sa main droite vint lui rappeler le contraire. Elle se prit la tête à deux mains.
- Rose ? fit la voix d’Emily à travers le baldaquin.
La jeune fille brune écarta doucement l’un des rideaux :
- Tu es réveillée ? Tout va bien ?
Rose protégea ses yeux de la lumière matinale :
- Ça va…, marmonna-t-elle.
- Tu as dormi toute habillée ?
Rose jeta un coup d’œil à sa tenue :
- Apparemment…
Emily vint s’asseoir à son chevet. Elle était déjà habillée et sa peau exhalait un parfum sucré, sans doute ce fameux parfum qu’Albus lui avait offert à Noël.
- Tu t’es couchée tôt hier soir, releva-t-elle avec sollicitude. Tu es malade ?
- Non, non, tout va bien.
Emily lui adressa un regard circonspect. Alors, par bribes, Rose lui raconta enfin la vérité que Lily lui avait avouée, et la conversation qu’elle en avait eue avec Scorpius, la veille. Elle n’omit aucun détail, sauf le baiser… Pour une raison étrange, elle voulait garder cela pour elle. Cet instant n’appartenait qu’à eux seuls…
- La sale garce ! s’exclama Emily lorsque Rose eut fini son récit.
- Oui, je ne vais pas dire le contraire… Même si c’est ma cousine.
- C’est encore pire parce que c’est ta cousine, contra Emily.
- Peut-être…
Rose secoua la tête, fatiguée de ces intrigues :
- Tu pourras dire à Albus qu’il avait raison. Comme d’habitude.
Emily sourit :
- En temps normal, je dirais qu’il n’est pas sain de renforcer son ego, mais là… Oui, il mérite cette victoire. Il a vu clair en elle. Quand je pense qu’elle nous a tous menés en bateau, la garce… !
Rose ne renchérit pas. C’était étrange, mais toute son animosité envers Lily s’était évaporée hier soir, lorsque Scorpius l’avait embrassée… Non pas qu’elle ne soit plus furieuse contre elle, ça, c’était impossible, mais… Lily lui était tout simplement devenue totalement indifférente. Et cela la fit sourire, car il s’agissait sans aucun doute de la pire insulte que Rose puisse adresser à sa cousine.
- Je me demande si Scorpius va aller lui régler son compte, commenta Emily, toujours aussi prompte à l’emportement.
Rose n’y avait pas pensé. Elle en conçut une vague inquiétude. Scorpius allait-il confronter Lily ? Devrait-il le faire ? Elle avait peur que Lily ne le blesse délibérément, mais après tout…
Rose se rappelait le regard de Scorpius, juste après qu’il l’ait embrassée. Elle se remémorait la ferveur qui l’habitait parfois lorsqu’il défendait ses idées. Le courage qu’il manifestait dans ses opinions, sa franchise… Oui, elle avait peut-être tort de toujours le considérer si fragile. Scorpius saurait se défendre. Lily ne pourrait déteindre sur lui. Et si elle essayait… Eh bien, peu importait le baiser, peu importait sa gêne, Rose ferait tout pour l’en empêcher.
Elle tenta vainement d’imaginer quelle pourrait bien être le prochain mouvement de sa cousine machiavélique, mais Emily la tira du lit sur ces entrefaites, et elle fut bien forcée de se diriger vers les douches en trainant les pieds.
Quelques minutes plus tard, au petit déjeuner, Rose ne put s’empêcher de guetter l’arrivée de Scorpius à la table des Gryffondors. Emily fixait d’ores et déjà Lily d’un air sombre. Lorsqu’Albus fit son entrée, Emily l’invita aussitôt à les rejoindre d’un signe de main, et sans préambule, elle se chargea de raconter pour Rose les terribles manigances de Lily. Albus ne se montra pas le moins du monde surpris. Lorsqu’Emily eut terminé, il gratifia Rose d’une accolade reconnaissante :
- Tu as bien fait de tout dire à Scorpius, déclara-t-il avec une sincérité désarmante.
Rose acquiesça :
- Où est-il ? demanda-t-elle, mine de rien. J’avoue que je ne suis pas vraiment restée pour analyser sa réaction…
- Je ne sais pas, il trainasse, ce matin.
Albus n’en dit pas plus, et Rose ne posa pas d’autres questions. Elle n’aimait pas l’espèce d’éclat de malice qu’elle avait vu briller dans la prunelle de son cousin. S’il avait pu percer Lily à jour, Rose devait être un livre ouvert pour lui… Elle frissonna rien qu’à cette pensée.
Scorpius arriva, enfin, au moment où Rose s’apprêtait à partir. Ils se trouvèrent aussitôt du regard, et même si Scorpius ne se détourna pas, ses joues prirent une couleur intéressante. Rose trouva cela horriblement mignon. Le souvenir du baiser lui revint brusquement, et alors, elle s’enfuit en se traitant mentalement de tous les noms.
C’était stupide. Elle ne pourrait pas éviter Scorpius éternellement. D’autant plus que leur cours commun d’Astronomie les attendait dés le lendemain. Pourtant, tout au long de cette journée, Rose parvint à éviter Scorpius, et même si le jeune homme paraissait sur le point de sauter d’un précipice à chaque fois qu’il la croisait, il ne vint pas lui parler.
Le soir, de retour dans son lit, Rose s’offrit une nouvelle séance d’introspection. Connaissant le caractère de Scorpius, elle savait qu’il ne passerait pas l’incident sous silence. Il attendrait simplement une occasion de l’entretenir seul à seule. Que lui dirait-il alors ?
Qu’il avait agi sous le coup de l’émotion, très probablement. Passés tous les espoirs et angoisses de Rose, c’était la solution la plus logique. Après tout, il s’était aussitôt excusé… Rose ne pouvait concevoir que Scorpius soit tombé amoureux d’elle. Tout simplement parce qu’elle n’avait jamais rien fait pour. Au contraire, même… A la place de Scorpius, elle ressentirait plus facilement du dédain que de l’amour pour elle. Mais Scorpius n’était pas très porté sur la haine de ses semblables… Il préférait se dénigrer lui-même.
Rose chassa cette pensée. Cela la rendait triste et impuissante. Elle devait se focaliser sur les problèmes les plus urgents.
En y réfléchissant, en fait, ce baiser n’avait rien changé. Quelle était sa résolution auparavant ? Aimer Scorpius de loin, en groupie adolescente ? Et bien, elle pouvait toujours le faire. Dès que Scorpius aurait admis son erreur et remis les choses au clair, ils pourraient reprendre leur étrange amitié fusionnelle, et Rose savourerait doucement ce plaisir coupable que représentait son attachement pour lui.
C’est sur cette décision sereine qu’elle s’endormit.
XXX
Le lendemain était un vendredi. Autrement dit, le jour du cours d’Astronomie. Au petit-déjeuner, Rose s’efforça de juguler son stress, tandis qu’une nuée de hiboux se déversait dans la grande salle pour distribuer le courrier.
A la grande surprise de Rose, une chouette hulotte qu’elle ne connaissait pas vint soudain se poser à côté de son verre de jus de citrouille, délivrant une lettre à l’écriture familière. L’écriture de Ron.
Rose remercia l’oiseau et décacheta fébrilement l’enveloppe. La missive tenait en quelques lignes – son père n’avait jamais été de nature très loquace lorsqu’il s’agissait d’écrire. Mais au moins avait-il fait l’effort d’écrire. Rose voyait cela comme un signe encourageant.
Rapidement, il lui souhaitait à nouveau un joyeux anniversaire – elle avait déjà reçu son cadeau deux jours plus tôt – et il lui décrivait son quotidien dans le service de l’hôpital, les infirmiers et les patients avec lesquels il avait sympathisé, et son espoir de rentrer bientôt chez lui d’ici quelques semaines. Il s’enquerrait également de sa rentrée, et la lettre aurait pu s’arrêter là, si Rose n’avait pas tiqué sur l’une des dernières lignes, une allusion glissée là, l’air de rien, et qui pourtant brisait tout :
« J’ai vu que tu avais dansé avec le fils Malefoy, dans le journal, le soir du Nouvel An. J’espère qu’il s’est montré correct avec toi. »
Rose sentit son sang se glacer dans ses veines. Elle résista à l’impulsion très forte de répondre aussitôt à son père, ce qui n’aurait fait que l’incriminer encore plus. Au lieu de cela, elle pria pour que le cours du soir arrive plus vite, afin que le malentendu soit enfin dissipé.
XXX
Le soir, Scorpius l’attendait déjà près du télescope en haut de la tour d’Astronomie. Rose avait du mal à considérer cet endroit du même œil, après ce qu’ils y avaient partagé… Elle ressentait même une certaine satisfaction à l’idée de voir évoluer leurs camarades ici même, inconscients du secret…
Mais la panique emporta vite toutes ces impressions. Rose se força à soutenir le regard de Scorpius, et comme elle s’y attendait, il ne tergiversa pas longtemps :
- Salut, attaqua-t-il. Désolé de ne pas être venu te parler plus tôt, à propos de la dernière fois… Ecoute, on a du travail, alors je te propose qu’on s’y mette à fond tout de suite, et après… on parlera.
Rose acquiesça :
- D’accord. Ça marche.
En elle-même, cette attente était une torture, mais elle la comprenait. Ils n’étaient pas seuls, et ils n’avaient pas vraiment le choix.
Scorpius la considéra encore de longues secondes comme s’il avait peur qu’elle ne s’enfuit à nouveau en courant, mais Rose le rassura d’un sourire et déplia leur carte.
Elle mit à profit les deux heures de travail intense qui suivirent pour se préparer mentalement. Scorpius n’avait pas cherché à cacher sa gêne : elle s’affichait même sur son visage avec une vulnérabilité outrageante, et Rose s’en voulait de se sentir fondre, à chacune de ses expressions. Elle aimait cette manière qu’avait Scorpius de contenir ses émotions tout en les assumant. C’était un dosage subtil qu’elle n’avait jamais vu chez aucun autre. En cela, il était radicalement différent d’Albus : Albus était du genre à séduire par la démonstration de son charisme. Scorpius, lui, séduisait par sa simple réserve.
Sentant qu’elle s’écartait du sujet, Rose se fit violence. Elle avait résolu de porter le pendentif de Scorpius pour se donner du courage. Mais elle avait dissimulé la rose sous ses vêtements, pour qu’il ne soupçonne pas ses sentiments. Autrement, il aurait encore été capable d’avoir trop peur de lui faire du mal… Non, il fallait que l’erreur soit reconnue. Nettement, proprement. Alors, tout rentrerait dans l’ordre.
C’est forte de cette certitude que Rose apposa le point final à leur travail de la nuit. Scorpius lui adressa alors un sourire timide, conscient de leur accord tacite. Ils rendirent leurs avancées à Aurora Sinistra puis firent le tour du chemin de ronde pour s’isoler de leurs camarades.
Là, Scorpius s’assit sur le muret qui dominait le vide et se mit à triturer ses doigts.
Rose attendit qu’il s’exprime. Elle s’installa en face de lui, résistant à l’envie virulente qui voulait lui arracher la sentence là tout de suite, pour enfin être délivrée de ses angoisses…
Au lieu de cela, elle s’enjoignit à la patience.
Scorpius releva finalement les yeux vers elle. Il portait un lourd pull de mailles épaisses, d’une belle nuance de bleue, que Rose eut stupidement envie de toucher sans savoir pourquoi. Sa détermination coupa vite cet élan. Scorpius allait parler, enfin. Dans quelques secondes, il admettrait tout, il clarifierait son erreur, il s’excuserait à nouveau, et tous deux pourraient repartir sur des bases saines, faites d’amour à sens unique et de non-dits. Au lieu de cela, Scorpius déclara :
- Je t’aime.
Rose ne comprit pas. Mais il ne lui laissa pas le temps de comprendre. Déjà, il enchaînait :
- J’ai beaucoup réfléchi à ce que j’ai fait l’autre soir…, dit-il. A ce que je devrais faire ensuite… M’excuser ? T’ignorer ? Faire comme si rien ne s’était passé ? C’est probablement ce que je devrais faire, mais… Je ne peux pas. Je ne le supporterais pas, tout simplement.
Scorpius prit une profonde inspiration. Rose ne l’avait jamais trouvé si confus, mais cela n’avait pas l’air de l’affecter. Il n’y avait pas de peur dans ses yeux, ni dans sa voix, rien qu’une extrême résignation. Et un sérieux mortel :
- Je suis désolé de te prendre de court comme ça, déclara-t-il alors. Ça, je le pense vraiment. Je sais que tout cela doit te sembler … surréaliste, voire même insultant. Que je puisse prétendre à ce genre de sentiments pour toi… Mais je ne te demande qu’une chose : écoute-moi jusqu’au bout.
Rose n’eut pas même la force d’acquiescer. Il prit cela pour un oui :
- Je me souviens de la toute première fois où je t’ai vue, avoua-t-il alors très doucement. C’était sur la voie 9 ¾. Le jour de notre première rentrée à Poudlard.
Rose s’en rappelait. Le souvenir était devenu confus dans sa tête, mais elle s’en rappelait. L’excitation, la fumée, tous les membres de sa famille réunis… A l’époque, ses parents étaient encore mariés.
- A l’époque, nos parents avaient déjà eu une liaison ensemble, poursuivit Scorpius comme en écho à ses pensées. Mais je n’en savais rien, bien sûr. J’avais onze ans. Mes parents étaient séparés depuis aussi longtemps qu’il m’était donné de m’en souvenir… Je n’en avais rien à faire de ces choses-là. Je n’avais d’yeux que pour toi. La petite fille aux cheveux rouges, qui ne voulait pas que ses parents l’embrassent devant tout le monde… La petite fille aux cheveux rouges, et son énorme édition de Tolkien sous le bras.
Rose s’en souvenait. Brusquement, elle fut émue aux larmes, et la violence de cette réaction lui fit peur. Elle n’avait pas remarqué Scorpius ce jour-là, ce serait mentir. Mais elle se rappelait du livre. Elle se rappelait de la foule. Apprendre ce regard que Scorpius avait eu pour elle à cette époque, apprendre que lui s’en souvenait, encore aujourd’hui, c’était… Il y avait une extrême douceur dans sa manière de parler d’elle. Une douceur qu’elle n’aurait jamais pu anticiper. A laquelle elle n’avait jamais été préparée.
Mais déjà, Scorpius poursuivait, impitoyable, prenant sans doute son trouble pour du dégoût :
- Je ne sais pas vraiment ce que j’ai ressenti ce jour-là, dit-il, sans jamais baisser les yeux. J’étais… en totale admiration. Frappé par la foudre, littéralement. Même à travers mon regard d’enfant… Je savais que j’étais en train de vivre quelque chose d’important. Sans parler d’amour, ou de ce genre de choses qui ne voulaient encore rien dire pour moi… Je savais que je voulais te connaitre.
Scorpius avala brièvement sa salive, et Rose vit ses mains trembler l’espace d’une seconde, pour réfréner son émotion :
- J’ai tout de suite su qui tu étais, vu que tes parents étaient célèbres… Mais sur le moment, ça ne m’a pas inquiété. Je me suis dit : nous sommes la deuxième génération. Et nous sommes des enfants. Qu’est-ce qui nous empêche d’être amis ? Dans les jours qui ont suivi, j’ai cherché un moyen de me rapprocher de toi, et puis… Mon père s’est remis avec ta mère.
Rose sentit son estomac se contracter. Cette fois, elle se rappelait de ces terribles instants. Ce jour où sa mère leur avait annoncé à tous qu’elle quittait Ron pour Drago Malefoy. Ce jour-là, le monde de Rose s’était effondré. Cela avait marqué la fin de son enfance. La fin de son innocence. Elle voyait dans les yeux de Scorpius qu’il comprenait ses pensées :
- Je crois que sur le moment, je n’ai pas réalisé toutes les implications… Mais elles se sont très vite imposées. Nous ne pourrions plus jamais être amis. Tu me haïssais, et tu avais toutes les raisons de le faire. Tu as emménagé avec nous… Ça a sans doute été la pire des tortures…
Il s’accorda un sourire d’excuse, pour cette pointe d’apitoiement. Rose s’en sentit affreusement coupable, mais le choc l’avait privée de tous ses mots. Alors, Scorpius continua :
- Avec le temps, tu as grandi pour devenir… Tout ce que tu promettais de devenir. La jeune femme la plus forte, déterminée, probe, que j’ai jamais rencontrée. Je me suis retrouvé à évoluer dans ton ombre, sans pouvoir m’en distancer. Même si je savais que je ne te méritais pas… Même si je l’ai toujours su.
Scorpius secoua la tête, horripilé par son propre sentimentalisme qu’il devait prendre pour une faiblesse, par ces émotions traitres qu’il estimait ne pas avoir le droit d’éprouver :
- Le fait est que cette année, pour une raison inexplicable, je me suis senti… plus proche de toi. J’ai eu le privilège de devenir ton ami, et l’autre soir… J’ai poussé ce privilège trop loin. Je m’étais toujours interdit de projeter mes attentes sur toi. D’espérer quoi que ce soit. Mais avec tout ce qui s’est passé avec Lily… Tout ce que tu as fait pour moi…
Scorpius haussa les épaules, désespérément sincère, à vif et franc :
- Tu m’as délivré, Rose. Comme toujours, tu m’as surpris, tu as… dépassé ma propre conception de toi-même. Tu t’es montrée juste, digne, soucieuse des autres, sans te préoccuper une seconde de la façon dont cela t’affecterait… Alors… Je n’ai pas pu résister. Il fallait que j’exprime… cet extraordinaire respect que tu m’inspires.
Scorpius hésita un instant, revint planter ses yeux dans les siens puis reprit d’une voix calme :
- Je t’ai dit que j’avais beaucoup hésité sur la marche à suivre, après ce baiser. J’aurais pu m’en tirer avec une pirouette. J’aurais pu m’excuser, te dire que c’était une erreur, et tout oublier. Mais je n’ai pas pu m’y résoudre. Parce que ça aurait été un mensonge. Et je ne veux pas te mentir, Rose. Pas à toi. Pas à propos de ça. Ce serait dégradant. Alors, tant pis, les dés sont jetés… J’assumerai les conséquences… Mais je veux avoir l’honnêteté de te dire, au moins une fois, que je t’aime. Qu’à mes yeux, tu es une personne merveilleuse. La jeune femme la plus courageuse, la plus intelligente, la plus vive et inspirante que je connaisse. Capable de tout affronter pour défendre ce en quoi tu crois… Capable de rester fidèle à toi-même, quelles que soient les épreuves. Sans malice, sans peur… Mais intense, tout simplement. Et vraie.
Rose demeura pétrifiée. Alors seulement, Scorpius baissa les yeux :
- Je sais que je n’ai aucun droit de t’imposer tout ça. J’imagine l’inconfort que cela doit t’inspirer. Mais je ne veux pas m’excuser. Je ne te demande rien, et je sais que je ne mérite rien, crois-moi, je…
Il eut un sourire triste, pour lui-même :
- Je suis le premier à savoir que je ne peux être d’aucun bien pour personne. Mais… Je ne voulais pas renier ce baiser. C’est tout.
Rose se mit à trembler. Elle ignorait si elle pleurait ou si les larmes s’écoulaient seulement dans son cœur. Elle était bouleversée au-delà des mots, et, incapable de réfléchir, un milliard d’émotions se disputaient le monopole de son esprit : colère, joie, chagrin, pitié, déni, amour intense, tristesse abyssale, compassion, révélation, et, par-dessus tout, une panique totale. Le sentiment que le sol de sa vie s’écroulait sous ses pieds, une nouvelle fois. Parce que les paroles que Scorpius avait eues pour elle, personne d’autre ne les avait jamais eues. Parce que le regard que Scorpius avait eu pour elle, personne ne l’avait jamais eu. Parce que c’était Scorpius.
Déchirée, Rose était incapable de tout, sinon de contempler cet être hors du commun qu’elle avait adoré de loin, et qui venait de lui avouer qu’il l’aimait, lui aussi, d’un amour égal au sien. Et quelle poésie dans ces aveux…
Sans parvenir à identifier pourquoi, Rose avait le sentiment qu’il venait de lui briser le cœur en deux, pour à la fois tout donner et tout prendre, tout ravager. Sa surprise était telle qu’elle en avait du mal à respirer. Cela ne correspondait à rien de ce qu’elle attendait… Rien de ce qu’elle avait prévu…
Au final, la panique et sa nature sauvage l’emportèrent, et, désespérée, elle s’écria :
- Pourquoi ?! Pourquoi a-t-il fallu que tu ressentes ça ?!
Elle s’était levée sans même s’en rendre compte. Lui aussi, et elle lui frappa la poitrine de ses poings :
- Pourquoi ?!
- Rose, Rose ! Je suis désolé, je sais que ça doit paraître…
Rose vit la douleur dans les yeux de Scorpius. Trop de douleur, trop de douleur pour lui comme pour elle, une immense impasse dans laquelle il les avait jetés tous les deux :
- Je t’aime aussi ! cria-t-elle.
Scorpius retomba contre le muret :
- Quoi ? articula-t-il.
- Je t’aime aussi, répéta Rose, et cette fois, elle sentit de vraies larmes couler le long de ses joues.
- Tu… Tu m’aimes ?
Rose inclina la tête contre son torse et ne bougea plus. Elle voulait mourir. Elle voulait que tout finisse maintenant et tout de suite. Mais Scorpius, très calme, la saisit par les épaules pour croiser son regard :
- Tu dis que tu m’aimes, Rose ? demanda-t-il avec dans ses yeux une ferveur sans borne.
Rose acquiesça, avant d’éclater en sanglots :
- Pourquoi a-t-il fallu que tu ressentes la même chose ? demanda-t-elle à nouveau.
- Je ne comprends pas…
- C’est impossible, Scorpius ! Impossible ! On ne peut pas s’aimer toi et moi…
Scorpius ne lui demanda pas pourquoi. La compréhension s’était aussitôt faite sur son visage.
- Personne n’aura besoin de le savoir, murmura-t-il.
Mais Rose fit non de la tête :
- Non. Non, je ne pourrais pas vivre ça, et toi non plus. C’est risqué, c’est immoral… Ça nous détruirait. Ça finirait par se savoir. Pour rien au monde, je ne voudrais t’imposer ça.
- Rose…
- Arrête. Ça suffit, on arrête tout. J’aurais pu moi aussi me contenter de t’aimer de loin, mais… On arrête tout.
Rose sentit sa résolution se durcir alors qu’elle prononçait ces mots, une terrible résolution. Déjà, ses pleurs refluaient, remplacés par de la glace, cette froideur caractéristique qui lui avait toujours permis de se protéger, dans les situations les plus terribles. Elle vit que Scorpius avait encore l’énergie de protester, mais elle lui jeta ce regard qui devait rester sans appel. Alors, essuyant ses dernières larmes, elle replongea, seule, dans un monde dont Scorpius Malefoy ne pourrait plus jamais faire partie.
|