Debout sur le quai du Poudlard Express, Rose ne quittait pas Scorpius des yeux. Elle tentait de s’en cacher, mais elle n’avait qu’une seule crainte : qu’un de leurs amis, à Scorpius ou à elle, ne vienne les séparer avant qu’ils ne montent dans le train. Pourtant, c’était stupide. C’était bien ce qui allait se passer, non ? Qui pouvait bien imaginer qu’ils feraient le voyage ensemble ? Pourtant, c’était ce que Rose espérait secrètement.
A peine quelques jours s’étaient écoulés depuis le gala à la demeure Malefoy. Quelques jours où Rose et Scorpius avaient passé pas mal de temps ensemble, mais plus pour remettre les choses en ordre que pour discuter. Rose avait néanmoins put constater le bien-fondé du statut quo auquel elle était arrivée avec sa conscience. Elle pouvait savourer la présence de Scorpius de loin, satisfaite de simplement le connaître, d’avoir la grâce de son amitié. Elle n’avait pas besoin de plus, elle n’en voulait pas. Alors, s’ils pouvaient juste se retrouver dans le même wagon jusqu’à Poudlard…
A l’autre bout de la voie, Rose aperçut soudain Emily avec son père, Seamus. La jeune fille avait déjà retrouvé Albus et ne prêtait d’ores et déjà plus la moindre attention à ses parents. Rose observa la scène avec un intérêt méfiant, comme toujours lorsqu’Albus faisait partie du paysage, mais les choses ne tardèrent pas à prendre une tournure encore plus édifiante.
En effet, lorsqu’Emily se détourna un instant pour répondre au salut de Ginny Potter, son regard croisa celui de Rose, et elle l’ignora.
Rose en resta stupéfaite. Elle insista, fixant son amie qui s’obstinait à faire comme si elle n’existait pas. Puis, comme Rose s’apprêtait à s’avancer pour tirer cela au clair, Emily saisit brusquement Albus par le bras et tous deux s’engouffrèrent dans le train, sans plus de cérémonie.
Rose demeura bouche bée sur le quai, incertaine et vaguement inquiète.
- Tout va bien ? lui demanda Scorpius.
- Je crois…
Hugo était déjà parti retrouver ses amis de cinquième année. Mais une autre araignée attendait déjà Rose… Lily Potter disait elle aussi au revoir à ses parents, et déjà, son regard se focalisait sur les Malefoy, gratifiant sa cousine d’un air de défi sans la moindre gêne. Rose en conçut une fureur immédiate, et en même temps, une angoisse sourde… Lily ne semblait pas décidée à abandonner la partie. Déjà, elle s’écartait de sa mère pour s’approcher d’eux, quand brusquement, Albus Potter ressortit du wagon aussi vite qu’il y était entré, tira sa sœur par le bras et l’entraîna à sa suite sans s’occuper de ses protestations.
- Mais qu’est-ce qui lui prend ? demanda Scorpius, que l’attention de Rose avait intrigué.
- Aucune idée, répondit-elle. Il devait avoir quelque chose d’urgent à lui dire.
- Vous devriez y aller, les enfants, dit soudain Hermione en s’approchant timidement d’eux.
Scorpius hocha poliment la tête, ce à quoi Hermione répondit par une bise qui le prit par surprise :
- Prends soin de toi, dit-elle.
- Merci.
Hermione se risqua également à embrasser Rose, et Rose se laissa faire. Drago Malefoy offrit alors une accolade à Scorpius, une poignée de main à Rose, puis tous deux se retrouvèrent à monter ensemble, au milieu des rires et des coursives bondées. Scorpius semblait toujours aussi surpris que Rose du comportement d’Albus, et, sans se concerter, ils se dirigèrent ensemble vers la cabine que les Potter avaient prise.
Scorpius frappa et se retrouva face à un Albus Potter paré de son plus beau sourire angélique, les yeux écarquillés, incarnation même de l’innocence :
- Oh, salut, Scorpius ! s’exclama-t-il d’un air faussement ennuyé. C’est bête qu’on ne se soit pas vus plus tôt, vieux frère… Désolé, je crois qu’on est complets. Désolé, Rose !
Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, Rose aperçut Lily qui lui jetait un regard noir, tandis qu’Emily s’efforçait visiblement de lui tenir une conférence endiablée sur ses vacances de fin d’année. Ils n’étaient que trois et il restait encore largement assez de place. Mais Albus leur claqua la porte au nez avec un air bien trop satisfait.
- Ils sont tous devenus fous ou quoi ? s’exclama Scorpius en se retournant vers Rose.
La jeune fille haussa les épaules. Elle avait peur de savoir où ses amis voulaient en venir, et quels pouvaient bien être leurs motifs… Néanmoins, elle ne pouvait laisser passer une telle occasion :
- On n’a plus qu’à se trouver un autre wagon, déclara-t-elle.
Scorpius ne cacha pas son étonnement, ce qui lui fit peur, l’espace d’une seconde :
- Avec moi ? demanda-t-il, comme si la seule idée lui semblait aberrante.
Rose ne se laissa pas démonter :
- Sauf si tu préfères me laisser toute seule, contra-t-elle.
- Non, non !
Rose sourit. Scorpius pouvait être si facile à manipuler, par moment… Elle aurait presque pu s’en sentir coupable. Mais comparées aux intrigues de Lily, ses propres manigances restaient bien innocentes.
Incapable de croire à sa chance, Rose se dirigea donc vers un compartiment vide dont Scorpius referma la porte sur eux. Il installa leurs valises puis s’assit en face d’elle, toujours avec son calme de façade, et pourtant… Rose décelait chez lui quelque chose de plus fébrile. Pas vraiment de la nervosité, peut-être juste… De l’anticipation. Scorpius avait l’air sincèrement heureux, tout simplement. Cela frappa Rose comme une évidence éclatante. Scorpius faisait partie de ces êtres secrets dont le bonheur, lorsqu’il transparaissait, était aussi rare que puissant. Rose n’aurait jamais soupçonné qu’il puisse être aussi heureux de retourner à Poudlard.
- Prête à poursuivre notre carte du ciel ? lui demanda-t-il alors que le train se mettait en marche.
- Absolument, sourit-elle.
Pendant un bref instant, elle eut de nouveau peur de ne pas savoir quoi lui dire pendant ce long trajet qui les ramènerait vers le château. Mais Scorpius étouffa immédiatement ses craintes de par l’inspiration bouillonnante qu’il dégageait. Observant le paysage, il lui demanda soudain :
- Tu as déjà visité la Tate Britain, à Londres ?
- Euh… Oui, répondit-elle, surprise. L’année dernière.
- Ils ont toute une galerie dédiée à Turner…
Rose sourit :
- J’ai vu que tu avais une reproduction de lui dans ta chambre.
- Oui… Le Dernier Voyage du Téméraire.
- C’est ton peintre préféré ?
Scorpius haussa les épaules avec une vague nuance de gêne, comme à chaque fois qu’elle le faisait parler de lui :
- J’aime beaucoup trop de peintres pour en avoir un préféré.
Rose demeura un instant silencieuse, surprise :
- Je n’aurais pas cru que tu t’intéressais à la peinture, dit-elle enfin, s’efforçant d’être honnête sans paraître blessante.
Il rit :
- Et pourquoi pas ?
Pourquoi pas, en effet ? Peut-être parce qu’il semblait déjà nourrir une passion ardente pour tant de choses magnifiques : l’astronomie, la littérature… Quand elle y repensait cependant, Rose se souvenait avoir été frappée par la culture évidente qui se discernait dans la chambre de Scorpius. Elle se dit soudain avec une pensée terrifiante que son esprit était trop vaste pour le monde qui les entourait. Que Scorpius était un touche-à-tout, d’une curiosité infinie, émerveillée, et que c’était sans doute cette qualité plus que les autres qui le rendait si spécial…
Curieuse elle aussi, Rose entreprit de le faire parler davantage :
- Dis-moi ce que tu aimes en peinture.
Il hésita, avec sa pudeur et sa réserve habituelles, comme à chaque fois qu’elle le forçait à se livrer. Rose se rendit compte qu’elle adorait cet avantage qu’il semblait lui conférer. Cette faiblesse qu’il lui dévoilait, comme si elle était la seule à s’en voir gratifier. Scorpius savait la rendre spéciale à son tour. Personne d’autre n’avait ce genre de regard pour elle. Rien que pour elle…
- J’aime beaucoup le XIXe siècle, répondit enfin Scorpius en rencontrant à nouveau ses yeux, franchement, directement, comme à chaque fois qu’il lui parlait. Les préraphaélites, principalement. Les romantiques, bien sûr, et aussi les symbolistes. J’ai un faible pour l’académisme de David, et puis Ingres aussi… Mais je déteste le réalisme. Courbet, Daumier… Je reconnais les qualités techniques, mais je n’aime pas l’esprit. Pour moi, la vie est déjà suffisamment lugubre pour ne pas avoir envie de la reproduire.
Rose sourit, timidement, surprise de trouver dans ses paroles un écho du dégoût qui la saisissait parfois. Mais surtout, plus que jamais, elle se sentait minuscule. Insignifiante. En quelques paroles, Scorpius venait de réduire ses illusions de culture à néant. Comment avait-elle cru un instant pouvoir rivaliser avec lui ? Elle avait toujours estimé avoir une éducation solide, mais là… Elle était fascinée. Il n’y avait pas d’autre mot. Terrifiée par cette profondeur que Scorpius possédait déjà, à un si jeune âge… Ses avis tranchés, étayés, puissants, sa connaissance profonde des choses, comme s’il n’avait cessé d’étancher sa soif d’apprendre depuis sa venue au monde…
Sans s’écouter parler un instant, sans disserter, ni monopoliser la parole, Scorpius se mit à lui détailler avec chaleur la poésie lyrique des peintures de Waterhouse, les mystères de Moreau, la beauté terrible, franche et nue de Caspar David Friedrich, et d’autres courants, d’autres suiveurs : il haïssait les fauves et tous leurs successeurs, dédaignait le contemporain en général, bien qu’il admette un intérêt poli pour l’expressionnisme abstrait, et une fascination presque amusée pour les surréalistes. Il aimait le siècle d’or, particulièrement Caravage, ainsi que ses suiveurs, George de la Tour en tête. Naturellement, sans se forcer, il cita des noms aussi variés que Raphaël, Gustave Doré ou Dali, racontant à chaque fois les œuvres comme s’il les vivait, comme s’il ressentait dans toute leur douleur et leur intensité les passions mises en scène par ces artistes morts depuis des décennies, et Rose se sentait vibrer avec lui, au diapason de sa ferveur.
Lorsqu’elle lui demanda quelles étaient ses peintures préférées, il hésita longuement, puis offrit une sélection hétéroclite : Le Sacre de Napoléon de David, La Dame de Shalot de Waterhouse, Le Pandemonium de John Martin, L’Adoubement d’Edmund Blair Leighton, l’une des Marie-Madeleine de de la Tour, et, enfin, Le Voyageur contemplant une mer de nuages, de Friedrich.
Rose connaissait toutes ces peintures, et elle se dit avec stupéfaction que cela offrait un portrait étonnamment juste de Scorpius tel qu’il apparaissait à ses yeux. Elle se rendit compte, en l’entendant parler, que ses résolutions étaient en danger. Il semblait difficile de rester éloignée d’une telle flamme quand celle-ci brillait avec tant d’intensité… Rose était incapable de se tenir à l’écart, elle voulait que ce voyage ne s’arrête jamais, que Scorpius continue de parler et de se livrer comme il le faisait, comme s’il lui appartenait… Rose réalisa que plus il parlait, plus elle l’aimait. C’était une spirale sans fin. Chaque mot de lui agrandissait la dimension de ce jeune homme étrange dont elle s’était éprise.
Il se tut au bout d’un moment, le rose aux joues tout à coup, horriblement gêné :
- Je suis désolé…, marmonna-t-il. Je sais que ça doit être barbant tout ça.
Sans savoir pourquoi, Rose en fut bouleversée :
- Non, pas du tout ! s’écria-t-elle.
Peut-être parce qu’il y avait une telle solitude, dans cette expression… Pour la première fois, Rose prit soudain la mesure de ce que tous, autour d’elle, lui avaient dit de Scorpius : Malefoy, Emily, Albus… Tous avaient décrit en lui un mal-être qu’elle n’avait jamais vraiment été capable de comprendre. Aujourd’hui, en le voyant ainsi devant elle, Rose se dit qu’il ne devait pas toujours être facile, pour Scorpius, d’être lui-même. D’être né avec ce petit quelque chose d’éclatant, qui faisait défaut aux autres, et qui, par conséquent, l’isolait complètement. C’était un sentiment qu’elle pouvait comprendre…
- Personnellement, j’aime beaucoup « Ophélie », de Millais, risqua-t-elle au bout d’un moment.
Scorpius sourit de son effort. Il y avait dans ses yeux une reconnaissance sincère. Alors, Rose identifia soudain cet élan qui le faisait paraître si inspirant à ses yeux. Elle se remémora les paroles de son père, ces terribles paroles qu’il avait prononcées lors des toutes dernières vacances qu’elle avait passées chez lui, lors de la Toussaint :
« Ta mère a été la lumière de ma vie » avait-il dit. « Elle m’a brûlé d’un éclat si puissant qu’à côté d’elle, tout me parait terne et sans goût. Et sans elle, le monde est plongé dans les ténèbres. Mais elle m’a fait entrevoir de telles merveilles… Tu comprendras peut-être un jour, ma fille, qu’il ne peut y avoir d’amour sincère sans admiration. Quand on a rencontré telle lueur… Quand on a entrevu ne serait-ce qu’une seconde quel peut-être le vrai bonheur, le véritable amour, la pureté absolue sur cette Terre… Alors, comment faire autrement que de se prosterner ? Que de tout lui sacrifier ? »
Comment, en effet ?
A présent, dans ce wagon du Poudlard Express, tétanisée par ses propres émotions, Rose avait le sentiment de comprendre enfin ce que son père avait voulu dire. Qu’il ne pouvait y avoir d’amour sincère sans admiration. Et que Rose admirait Scorpius, plus que tout, plus que son cœur ne pouvait l’exprimer, le contenir, lui seul au milieu de tous les autres. Elle se rappelait avoir eu peur, lorsque son père avait prononcé ces mots. Peur d’être un jour prise au piège d’un tel amour, un amour qui ne lui laisserait pas le choix. Mais aujourd’hui, devant le regard posé de Scorpius qui la dévisageait sans rien dire, Rose sut qu’il était déjà trop tard. Et qu’il ne servait à rien de se débattre.
XXX
Dès son arrivée à Poudlard, Rose dut quitter Scorpius à regret pour se mettre en quête d’Emily. Elle la retrouva au dîner de rentrée, où la jeune fille se décida enfin à lui accorder un sourire amical :
- Bonjour, Rosy, sourit-elle malicieusement, dénotant une influence bien trop grande de la part d’Albus. Alors, ce voyage ?
- Tu peux m’expliquer ce que c’était que cette scène, à la gare ? répondit Rose sans se laisser amadouer. Et dans le train ?
Guère réceptive à son agressivité, Emily sortit de son sac un journal qu’elle étala à la première page, sans se départir une seule seconde de son sourire.
Rose se figea :
- Merde…, articula-t-elle tout bas.
- J’en connais une qui a passé un bon réveillon de Nouvel An, poursuivit Emily, sans pitié.
- Arrête, Em, ce n’est pas drôle.
Le journal datait du 1er janvier. En couverture, on y voyait la photo de famille prise dans le hall d’entrée des Malefoy, et sur les côtés, parmi les nombreuses vignettes de la soirée, on apercevait Rose et Scorpius, dansant les yeux dans les yeux, comme s’ils étaient seuls au monde.
- Je suis contente que tu aies enfin ouvert les yeux, Rose, poursuivit Emily sans prêter la moindre attention à son trouble. Sérieusement, Albus et moi, on pensait que ça n’arriverait jamais !
- Mon père lit la Gazette…
- Quoi ?
Rose releva brusquement les yeux, bouleversée, comme gelée au plus profond d’elle-même :
- Mon père lit la Gazette, répéta-t-elle, presque au bord des larmes.
Emily perdit son sourire d’un seul coup :
- Rose, dit-elle, la saisissant tendrement par les épaules. Rose, je sais ce que tu te dis, arrête de paniquer. Ce n’est qu’une photo, d’accord ? Ce n’est qu’une danse !
- Si jamais il voit ça…
- Vous n’avez rien fait de mal !
Emily la secoua violemment :
- Rentre-toi ça dans le crâne ! Tu n’as rien fait de mal, Rose ! Tu ne dois pas t’empêcher de vivre ! Et je suis sûre que ton père n’en a rien eu à faire.
- C’est faux, et tu le sais.
Rose plongea les yeux dans son assiette, éteinte, brusquement. Toute l’exaltation qu’elle avait pu ressentir au cours du voyage s’était soudain évaporée. Elle se sentait vide.
A côté d’elle, Emily l’enlaça comme elle le faisait si rarement :
- Ne t’angoisse pas pour des bêtises, d’accord ? Promets-le moi.
Rose ne trouva pas la force d’acquiescer. Elle se redressa néanmoins et se tourna vers son amie, reconnaissante, désireuse de trouver un sujet qui distrairait ses pensées :
- Ça a l’air d’aller avec Albus, dit-elle finalement. Vous avez parlé ?
Emily sourit de nouveau, de son air mystérieux qui n’était propre qu’à elle, consciente de sa diversion :
- Il m’a parlé avant les vacances, oui.
- Et… Tu ne lui en veux pas ?
Le sourire d’Emily se fit carnassier :
- Je te l’ai déjà dit : Albus ne sait pas à qui il a affaire. Si tu crois que je n’étais pas au courant de sa philosophie foireuse…
- Et ça ne te pose pas de problème ?
- Bien sûr que non. C’est un mec : il est paumé et immature, comme tous les mecs de son âge. Sauf Scorpius, corrigea-t-elle aussitôt, comme si elle avait peur d’avoir offensée Rose.
- Scorpius est aussi paumé, dans son genre. Je suppose.
- Tous les mêmes, donc. Bref. Si tu crois que je vais me laisser démontée par ça, c’est mal me connaître.
- Mais qu’est-ce que tu peux bien y faire ? Il n’avait pas l’air de vouloir changer d’avis.
Emily secoua la tête, comme devant une élève particulièrement lente :
- Tu ne comprends rien à rien, Rose. Comme Albus, d’ailleurs. Je ne lui ai jamais rien demandé, moi. Je ne rêve pas de lui passer la corde au cou et de l’épouser dans les trois jours.
- Mais, tu l’aimes…
- Oui, je l’aime.
Il y avait une telle sincérité dans ces quelques mots. Une telle simplicité. Soudain, alors qu’elle regardait son amie dans les yeux, Rose admira cette facilité qu’elle avait eue d’exprimer son émotion, sans crainte ni remords.
- Mais alors…
- Et il m’aime aussi. Tu ne comprends pas, Rose ?
Rose laissa son silence exprimer son incompréhension.
- Au milieu de tout son discours d’indépendance débile, Albus a dit qu’il m’aimait. C’est tout ce qui compte. C’est tout ce qui compte à mes yeux, tu comprends ?
Oui, Rose comprenait. Elle comprenait plus que tout.
- Alors, qu’est-ce que tu lui as dit… ? s’entendit-elle demander.
Emily sourit :
- Je l’ai embrassé. Histoire de ne pas lui laisser le choix.
- Tu as fait quoi ?!
La jeune fille éclata de rire :
- Il était aussi surpris que toi, crois-moi. Mais bizarrement, il ne me lâche pas d’une semelle depuis… Il m’a écrit. Il m’a même envoyé un cadeau à Noël.
Rose sourit, songeant à l’étrange bonne humeur d’Albus tout au long des vacances… Cet enfoiré était quand même un beau cachotier…
- Moi aussi, j’ai reçu un cadeau à Noël, confia Rose timidement.
Emily lui adressa un clin d’œil confident. Mais, tendu à cause du journal, elle ne posa plus de questions.
XXX
Au matin du dix janvier, Rose se réveilla de bonne heure, et elle avait dix-sept ans. Elle resta étendue quelques secondes, savourant cette sensation étrange. Elle était majeure. Elle avait toute la vie devant elle. Qu’allait-elle bien pouvoir en faire ?
Emily brisa vite son instant de répit :
- BON ANNIVERSAIRE ! cria-t-elle en se jetant sur son lit.
Rose éclata de rire, et les deux amies se préparèrent rapidement pour descendre déjeuner. Assises à table, Hugo vint embrasser sa sœur, bientôt suivi d’Albus, qui trainait derrière lui un Scorpius hésitant.
- Bon anniv, Rosy ! s’exclama Albus en la gratifiant d’une de ses accolades exubérantes.
Il ne s’attarda pas, cependant. Il poussa presque Scorpius devant lui, ce qui lui valut un coup d’œil agacé de la part de l’intéressé.
- Bon anniversaire, Rose, dit sobrement Scorpius avec un sourire très doux.
- Merci…, murmura Rose.
C’était la première fois qu’il le lui souhaitait. Rose se sentit heureuse, rien qu’à cette pensée. Et pourtant, quelque chose en elle se trouvait étrangement… déçue. Déçue qu’ils n’aient pas été seuls. Elle ne pouvait hélas plus rien y faire à présent. Albus s’en alla, et Scorpius se trouva bien obligé de le suivre vers la table des Gryffondors.
Rose soupira.
- Je vais chercher mes affaires, lui souffla Emily en lui pressant l’épaule, puis elle s’évanouit elle aussi.
Tranquillement, Rose termina son thé. Quelques camarades vinrent lui adresser un salut poli. Elle était sur le point de se lever, lorsque soudain, Lily Potter vint s’asseoir à côté d’elle :
- Bon anniversaire, lâcha-t-elle comme si c’était une insulte.
- … Merci, répondit Rose, sur la défensive.
- Je voulais te demander d’ordonner à tes chiens de garde d’arrêter de me tourner autour, enchaîna Lily sans le moindre préambule. Albus et Emily ne pourront pas me tenir éloignée de Scorpius éternellement.
Rose se braqua aussitôt :
- Je n’ai rien demandé à Albus et Emily, se défendit-elle sans cacher son dédain. Ҫa ressemblerait trop à ton genre de manigances.
Lily se fendit d’un rictus et ne répondit rien.
- Tu as parlé à Scorpius ? lui demanda alors Rose, bien décidée à tirer les choses au clair une bonne fois pour toutes.
- Je t’ai déjà dit que c’était hors de question.
- Très bien, dans ce cas, je lui parlerai.
- Tu ne le feras pas. Tu le sais aussi bien que moi. Surtout après cette photo dans le journal.
Lily désigna la une d’un air cynique :
- Tu ne voudrais pas que la rumeur aille plus loin, n’est-ce pas ? Laisser Scorpius se rendre compte des sentiments que tu lui portes ? Il s’en douterait s’il apprenait que tu t’es mêlée de notre histoire, tu sais.
Rose ne cilla pas :
- Tu ne m’intimideras pas, déclara-t-elle, glaciale. Crois-moi, Lily, j’ai déjà vécu des joutes infiniment plus dures que celles-ci, et tu n’es pas de taille.
- Bien sûr. Rose l’indomptable…
Elle se moquait d’elle en disant cela.
Une petite note vint soudain se poser sur le bord de l’assiette de Rose, interrompant leur affrontement. Rose ne l’ouvrit pas. L’écriture qui épelait son prénom avait suffi à Lily pour identifier Scorpius :
- Tu devrais abandonner tes illusions tout de suite, renifla la jeune fille sans cacher son mépris. Scorpius vit sur une autre planète. Tu n’as pas la moindre chance.
- Dans ce cas, pourquoi est-ce que toi, tu en aurais une ? contra Rose.
Lily sourit, diaboliquement angélique :
- Parce que je suis Vénus, dit-elle. Vénus et Mars, ça te dit quelque chose ?
Elle se leva sur ces entrefaites, persuadée d’avoir remporté la partie. Rose la fixa encore longtemps avant de se rendre compte qu’elle avait refermé ses poings sur la note. Elle tremblait. Pas de peur : elle n’avait pas menti à Lily en disant que ses airs d’impératrice ne l’impressionnaient pas. Non, elle tremblait de fureur.
Dépliant la note, elle vit que Scorpius avait tracé ces simples mots :
« En haut de la tour d’astronomie, ce soir à 21h ? Si tu veux bien. »
Rose replia doucement le papier. Normalement, ce rendez-vous aurait dû la remplir de joie. Mais à présent, face au choix que Lily lui imposait, elle n’en concevait que de l’angoisse.
XXX
Le soir venu, Rose avait pris sa décision. Elle comptait bien s’y tenir, quoi qu’il lui en coûte. Elle dirait la vérité à Scorpius. Elle dévoilerait du même coup sa curiosité envers lui, c’était vrai, et même pire que cela : elle avait fouiné, enquêté, elle s’était mêlée de ce qui ne la regardait pas… Et elle s’apprêtait à présent à tout moucharder. Oui, Lily ne lui laissait définitivement pas le beau rôle. Et rien ne lui garantissait que Scorpius la croirait. Il pourrait bien la haïr après cela…
Mais Rose refoulait cette perspective. Ce n’était plus d’elle dont il était question. Elle partageait désormais l’angoisse d’Albus à l’idée d’abandonner Scorpius à Lily. Elle devait l’en sauver, quitte à perdre l’estime qu’il avait conçue pour elle.
C’est dans cet état d’esprit que Rose gravit les marches de la tour d’astronomie pour rejoindre Scorpius, à 21h tapantes.
- Tu es venue ! sourit-il lorsqu’il la vit, visiblement surpris et soulagé.
Rose se rendit alors compte qu’elle avait oublié de répondre à son message. Elle s’en mordit les doigts :
- Désolée, s’excusa-t-elle. J’étais tellement préoccupée, j’ai oublié de te prévenir.
- Aucune importance.
Scorpius exhuma d’une poche de sa parka un petit paquet, qu’il lui tendit timidement :
- Bon anniversaire, murmura-t-il.
Rose resta figée, touchée alors qu’elle s’y attendait le moins, tant son esprit était focalisé sur Lily. Elle en avait presque oublié que c’était son anniversaire.
- Merci…, souffla-t-elle. Tu n’étais pas obligé.
Elle accepta le présent, le déballa en s’efforçant de ne pas déchirer le papier. C’était un collier. Un minuscule pendentif en forme de rose, délicat et très fin :
- Mon Dieu…, s’exclama Rose. Tu n’aurais pas dû !
- Il te plait ?
Scorpius avait l’air sincèrement inquiet de sa réaction, ce qu’elle aurait pu trouver comique en d’autres circonstances :
- Oui, il est magnifique. C’est juste…
Rose se passa une main sur le visage, soudain rattrapée par sa propre nullité envers Scorpius :
- Je ne sais même pas quand est ton anniversaire, avoua-t-elle. Il faudra que je te fasse un cadeau…
- C’était en octobre, sourit Scorpius. Le 21.
- Et merde…
Il rit :
- Ce n’est pas grave. Je ne te l’ai pas offert pour obtenir quelque chose en retour.
C’était si honnête, si naturel, que Rose s’en sentit encore plus mal :
- Je suis vraiment nulle avec toi…
- Bien sûr que non. Tu as accepté mon cadeau. Tu ne pouvais pas me faire plus plaisir.
Voyant qu’elle s’interrogeait sur cette remarque, il s’expliqua :
- Pour te dire la vérité, je t’ai toujours trouvé un cadeau pour ton anniversaire… Tous les ans. Et pour Noël aussi. Mais je n’ai jamais eu le courage de te les offrir. Jusqu’à aujourd’hui.
Il sourit, visiblement très gêné, mais rien n’aurait pu égaler la gêne de Rose. Plus que jamais, elle se sentait honteuse et méprisable d’avoir traité Scorpius comme elle l’avait fait pendant toutes ces années.
- Je suis désolée…, dit-elle d’une toute petite voix.
- Je ne veux pas que tu te sentes coupable. C’était normal pour toi de me tenir à l’écart. Mais je suis heureux d’avoir pu t’offrir quelque chose aujourd’hui… Je suis heureux qu’on puisse être amis.
Rose acquiesça. Les paroles de Scorpius trouvaient un écho terrible en elle, à présent qu’elle s’était promis de lui dire la vérité.
- Est-ce que je peux te demander quelque chose d’autre ? risqua-t-elle avant de pouvoir battre en retraite.
Scorpius haussa les épaules, surpris :
- C’est ton anniversaire.
- Très bien, parce que j’ai quelque chose à te dire, et… je veux que tu me promettes de ne pas te mettre en colère contre moi.
Cette fois, Scorpius fut traversé d’inquiétude :
- Pourquoi est-ce que je me mettrais en colère contre toi ?
- Promets-moi, c’est tout.
- Bien sûr. C’est promis.
Alors, Rose prit une profonde inspiration :
- Je sais pour Lily et toi, déclara-t-elle.
Scorpius accusa le coup. Il la dévisagea sans y croire, puis sembla soudain se décomposer sous ses yeux :
- Je te demande pardon ? articula-t-il très lentement.
Alors, Rose lui raconta tout. Comment Lysander Dragonneau avait colporté la rumeur de sa relation avec Lily. Comment Emily s’était renseignée auprès d’Albus pour son propre compte. Comment Albus lui avait répété ce que lui-même lui avait confié, après cette fameuse soirée du match de Quidditch…
Scorpius ne disait pas un mot, et son visage se fermait à mesure qu’il intériorisait son horreur. Elle lui faisait du mal, Rose le sentait, et elle se haïssait pour cela. Il croyait qu’elle le méprisait. Il avait honte. Alors, Rose évoqua soudain les doutes d’Albus, puis la conversation qu’elle avait eue avec Lily le soir de Noël :
- Lily m’a tout avoué, dit-elle très vite, soulagée de parvenir enfin à la délivrance. Elle t’a menti, Scorpius ! Vous n’avez jamais passé la nuit ensemble ! Tu l’as repoussée cette nuit-là, et ce que tu as vu au matin, ce n’était qu’une mise en scène ! Elle t’a menti, elle me l’a avoué de sa bouche ! Elle a refusé de te le dire elle-même…
Scorpius recula contre le muret du rempart. On aurait dit qu’il venait d’être frappé en plein visage. Il dévisageait Rose, se raccrochait à ses paroles sans oser y croire, comme si elle venait soudain de lui annoncer la plus invraisemblable des nouvelles.
Rose était épouvantée par le choc qui se lisait sur ses traits. Paniquée, elle enchaîna en oubliant même de respirer :
- Je suis désolée, vraiment ! Je sais que je me suis mêlée de ce qui ne me regarde pas, et je le regrette ! Je sais que c’est mesquin de ma part de venir tout te raconter comme ça, derrière le dos de Lily, et que tu as toutes les raisons de m’en vouloir ou de ne pas me croire, et que tu dois me trouver misérable, mais…
Scorpius s’approcha d’elle tout à coup. Sans dire un seul mot, il la prit dans ses bras et la serra contre lui, très fort. Il tremblait.
Rose s’interrompit, tétanisée par sa réaction, par l’émotion surpuissante qu’il dégageait soudain et qu’il lui transmettait, par la pression terrible de ses bras refermés sur elle :
- Merci…, articula-t-il au bout d’un moment. Merci…
Rose ne pouvait pas voir son visage, mais elle sut au son de sa voix qu’il pleurait. Seigneur, qu’est-ce que…
Il recula soudain, gardant ses mains autour de ses épaules. Deux larmes solitaires brillaient sur ses joues, et il semblait totalement bouleversé, totalement ailleurs, ébranlé au plus profond de lui-même et oublieux de tout l’univers, oublieux de tout, sauf de l’instant présent :
- Pourquoi es-tu toujours si… si merveilleuse ? demanda-t-il.
Rose ne savait pas quoi répondre à cette question. Jamais elle n’avait vu Scorpius exprimer une émotion aussi forte et cela la déstabilisait complètement. Elle prenait à peine la mesure de ce qu’elle avait touché en lui, du poids qu’elle venait de faire basculer, et qui se ressentait, au plus profond de ses yeux. Elle ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais soudain, Scorpius prit son visage entre ses mains, et il l’embrassa. |