Assise très droite sur son siège inconfortable, Rose explorait le concept de la relativité. Elle regardait la grande aiguille de l’horloge courir inlassablement après celle des heures et recommencer, sans jamais l’atteindre. Quelle course inutile pour cette petite trotteuse… Seigneur, elle devait vraiment s’ennuyer pour en venir à des considérations pareilles.
Risquant un bref regard vers ses compagnons de table, Rose se dit que non, elle ne s’ennuyait pas. Elle fuyait quelque chose. Elle fuyait cette réunion stupide et les personnes stupides qui l’avaient forcée à y participer. Elle fuyait son cousin Albus qui souriait bêtement à la place du maître, n’attendant que l’occasion de la faire passer sur le grill. Il dut capter son œillade, car alors il lança l’offensive :
- Rose, déclara-t-il. Pourquoi tu ne t’occuperais pas du tirage au sort ?
- Pourquoi moi en particulier ?
Albus lui fit un clin d’œil :
- Parce que pour ce genre de choses, mieux vaut choisir la personne la moins intéressée. Tu ne seras pas tenter de tricher.
- Je vais te mettre avec Stéphanie Goyle, juste pour te voir souffrir.
- Figure-toi que Stéphanie Goyle n’est pas si mal que ça.
Il y eut des rires, mais pas de réelles moqueries. Si les taquineries entre Gryffondors et Serpentards demeuraient une tradition, les guerres intestines, elles, étaient finies depuis longtemps. La dernière avait pris fin avec le mariage de Drago Malefoy.
Effaçant cette pensée de son esprit avant qu’elle ne puisse se l’avouer, Rose tenta de revenir à l’instant présent :
- Tu préfèrerais t’occuper du menu peut-être ? arguait Albus. De la décoration ? Inonder la Grande Salle de cœurs en papier crépon et crier ton amour pour ton prochain ?
- Pourquoi des cœurs ? On ne fête pas la Saint Valentin.
- Tu vois très bien ce que je veux dire.
Rose ne répondit pas, et Albus la gratifia de son sourire diabolique. Elle ressentit brusquement pour lui une violente poussée d’amour et de haine. Le démon au visage d’ange… Pour la première fois de sa vie, le vert des yeux d’Albus l’irritait. Elle ne voulait pas songer aux personnes ayant les yeux verts dans ce château. Pourtant, ceux-ci semblaient s’obstiner à se rappeler à elle… Quelle différence il y avait dans les yeux d’Albus, ceci dit. Ils avaient cette étrange forme d’amande, aux pointes relevées comme pour auréoler son sourire, et qui semblaient dire : « tu ne me connais pas, et tu ne me connaitras jamais ».
Conscient qu’elle l’observait, Albus rejeta une mèche de ses cheveux raides en arrière d’un air crâneur :
- La question est réglée. Point suivant ?
Un autre élève prit la parole, alors son cousin se pencha et lui murmura à l’oreille :
- Tu devrais me remercier, je t’ai fait une faveur. Tu n’auras quasiment pas à t’impliquer, et c’est ce que tu souhaites, non ?
- Oui, merci de me mettre au plein centre de l’attention.
- Tu as toujours eu ta place au centre, Rosy. Si seulement tu voulais la prendre.
- Non merci. Si être au centre de l’attention revient à gagner le concours du meilleur entremetteur de l’école, je te laisse ce plaisir.
Albus lui jeta un regard teinté de fausse déception, puis fit mine de s’intéresser de nouveau à la conversation. Rose, elle, faisait de son mieux pour ne pas exploser.
Depuis cinq ans maintenant, Poudlard organisait chaque année une fête en l’honneur de l’union des quatre maisons. La première avait été instituée pour commémorer les vingt ans de la bataille de Poudlard, qui avait vu la mort de Lord Voldemort. Cette année, cela ferait vingt-cinq ans.
L’idée était venue des préfets de l’époque : rompre l’espace d’une nuit la répartition entre maisons, pour donner à chacun une chance d’approcher l’autre en dehors des cases, en dehors des apparences, en dehors de toutes ces catégories que les maisons contribuaient à créer. Pour parvenir à un tel mélange, et éviter que chaque maison fasse la fête de son côté, une règle avait été créée, plaisante et respectée par tous, pour ce qu’elle avait de prometteur et d’inattendu. Chaque élève se voyait attribuer un numéro. Chaque numéro était attribué à deux élèves. Le soir de la fête, chacun découvrait son partenaire. La soirée était libre : discussion, danse, défis, jeux, balades, dîner à foison, mais à une seule et unique condition : ne pas quitter sa paire d’une semelle.
L’objectif était simple : encourager les groupes d’amis à se mélanger. Présenter son « alter numero » à ses amis, et vice versa. Rompre la cohésion des maisons comme aucun cours commun ne pourrait jamais le faire.
Minerva McGonagall, directrice de Poudlard depuis le décès de Severus Rogue, avait montré un profond intérêt pour l’idée – tout particulièrement lorsque l’on avait évoqué la possibilité d’une valse – et avait inscrit dans la tradition de l’école l’organisation d’une fête telle que celle-ci, fête de l’Union, tous les ans, aux mains des préfets de chaque maison.
Et envers et contre son gré, depuis sa cinquième année à Poudlard, Rose était préfète de Serdaigle. Pourquoi ? Lorsqu’elle avait reçu le badge avec sa lettre de rentrée, elle avait retourné cette décision dans son esprit, cherchant un moyen de la contourner. Pourquoi faire d’elle une préfète ? Elle n’avait pratiquement aucune relation, aucune vie sociale, et encore moins le désir de s’en créer une. Emily avait fourni la réponse, bien sûr. Malgré toute sa colère, malgré toutes ces pensées qui traversaient son esprit constamment, Rose ne pouvait s’empêcher d’être la meilleure élève de sa promotion. La meilleure élève que Serdaigle ait connu depuis la fondation de l’école, plus de mille ans plus tôt. Meilleure qu’Hermione Granger.
Lorsqu’Emily avait énoncé ce constat, Rose avait failli crier de rage, et jeter le badge par la fenêtre de sa chambre. Comme Poudlard, les études étaient un refuge pour elle. Un moyen pour son esprit de s’évader, tout en lui fournissant un prétexte que les adultes ne pouvaient pas lui retirer. Pourtant, elle savait à quel point cela la rendait proche de sa mère… Elle haïssait les comparaisons que tous faisaient entre son intellect et le sien. Entre son visage et le sien. Elle haïssait de la retrouver elle-même en elle, dans sa nature, malgré elle. Et que cela soit révélé au grand jour, par un stupide badge… Ce statut de préfète, c’était pour McGonagall comme une façon de dire : « Tu ne peux pas renier qui tu es. Je le crie pour toi. »
Se sentant rougir, Rose se força à desserrer les poings. Elle ne dit plus un mot de toute la réunion, laissant Albus, préfet de la maison Gryffondor et préfet en chef de surcroit, mener sa petite cour à la baguette comme bon lui semblait.
Lorsqu’elle put enfin sortir de la salle, Emily l’attendait avec une tasse de son thé préféré :
- Comment ça s’est passé ? demanda la jeune fille, enjouée comme à son habitude.
Mais Rose savait lire entre ses lignes :
- Tu vas être contente. Je suis chargée du tirage au sort.
Un grand sourire s’afficha sur le visage d’Emily, qui glissa son bras sous le sien d’un air entendu :
- Allons comploter.
De retour dans leur dortoir, au sommet de la tour Serdaigle, Rose déplia sur son lit l’interminable liste des élèves de Poudlard qu’Albus lui avait donnée. Prenant une plume et un parchemin, elle écrivit « 1 » tout en haut de la page, puis sélectionna au hasard deux noms qu’elle associa ensemble, avant de les rayer de la liste. Elle procéda ainsi pendant une dizaine de minutes, en silence, Emily feuilletant les pages du cahier des charges de la fête juste à côté d’elle.
- Pourquoi cette soirée ressemble-t-elle de plus en plus à un carnaval fou ? demanda la jeune fille au bout d’un moment, tout en contemplant d’un air sceptique les mille cinq cents cœurs en papier crépon prévus pour la décoration.
- Parce qu’Albus est en charge, répondit Rose sans quitter son ouvrage des yeux.
- Il aime la démesure, hein ?
- C’est un euphémisme.
Consciente qu’Emily tentait d’attirer son attention, Rose cessa de la torturer :
- Alors, dit-elle en s’autorisant un léger sourire. Ce serait bien que ton nom finisse à côté du sien, n’est-ce pas ?
Emily dévoila ses dents :
- C’est marrant comme les gens peuvent se tromper sur toi, petite Rose. Albus t’a choisie parce qu’il penserait que tu ne tricherais pas, mais… tu es une vraie petite intrigante.
Rose éclata de rire. Cela ressemblait tellement à Emily : cacher sa gêne derrière une assurance désintéressée.
- Et bien, pendant la réunion, je lui ai promis de le mettre avec Stéphanie Goyle, reprit Rose mine de rien. Mais je suppose que si je tiens ma promesse, il saura que j’ai triché.
Emily lui concéda cette petite pique, et murmura doucement :
- Merci.
- Tu n’as pas à me remercier. Je viens de tomber sur son nom, et quand j’ai voulu lui trouver une paire, je suis tombée sur le tien. Vous êtes le numéro 112.
- Tu plaisantes là ?
Rose haussa les épaules, stupéfiée par ce hasard incroyable, mais c’était la stricte vérité :
- Pas du tout. Je suis forcée de m’incliner : c’est un signe du destin.
Les traits d’Emily s’illuminèrent. Elle se laissa tomber sur le dos au milieu du lit et plongea dans la contemplation du baldaquin d’un air songeur. Rose elle secoua la tête, hésitant entre consternation et indulgence.
- Tu sais, peut-être qu’Albus savait, en fait, dit Emily au bout d’un moment, tout en triturant le modèle des petits cœurs en papier.
- Savait quoi ?
- Que tu tricherais. Que je te demanderais de nous mettre ensemble, et que tu le ferais.
- Mais je n’ai rien fait. Le sort a décidé.
- Mais tu l’aurais fait si ça n’avait pas marché, non ?
Rose mordilla sa plume :
- Je suppose, dit-elle au bout d’un moment.
- Donc on en revient à mon raisonnement. Albus connait bien les gens. Et il te connait bien toi : tu es sa cousine. Ce ne serait pas son genre de se tromper autant sur tes intentions : ce type a un détecteur de pensées dans la tête…
- Où est-ce que tu veux en venir exactement ?
- Et bien…
Pour la première fois, Emily hésita :
- Peut-être qu’il t’a chargée de t’occuper du tirage au sort parce qu’il savait que je te demanderais de nous mettre ensemble. Et que tu le ferais.
- Tu sur-interprètes.
A la façon dont les traits d’Emily se fermèrent, Rose sut qu’elle venait de doucher son enthousiasme, brutalement :
- Excuse-moi, dit-elle en cessant d’écrire. C’est juste que… Albus est quelqu’un de spécial.
- Je le sais bien, figure-toi.
- Non, écoute-moi. Tu l’as dit : c’est mon cousin. Moi aussi je le connais. Tout le monde l’adore : il est charismatique, rusé, enjoué, il a toujours le mot pour surprendre… Mais c’est aussi un manipulateur. Il prend les gens pour des jouets et adore les secouer cinq minutes juste avant de les casser. Je ne lui fais pas confiance. Je ne suis jamais capable de savoir ce qu’il pense ou de deviner ses vraies intentions. Je ne sais même pas s’il est capable de sincérité. Je ne veux pas qu’il s’en prenne à toi…
- Tu le fais passer pour un démon. Il n’a jamais rien fait de mal, que je sache.
Rose secoua la tête :
- Je te recommande juste d’être prudente. Albus est comme un gamin : il cherche de la distraction et se lasse très vite. Si tu veux qu’il s’intéresse à toi, n’entre pas dans son jeu. Ne lui fais pas ce plaisir. Ne le laisse pas prendre tout pouvoir sur toi.
Emily plissa les yeux, vaguement amusée par son ton mélodramatique, mais Rose perçut derrière ce regard le caractère fort de son amie et en fut rassurée. Emily parvint même à la prendre à contrepied :
- Tu devrais mettre Lily et Scorpius ensemble, déclara-t-elle.
Rose faillit en lâcher sa plume :
- Je te demande pardon ?
- Tu lui en dois une, non ? Avec cette histoire de livre, et de fièvre… Le moins que tu puisses faire, c’est lui rendre un petit service. Lui donner un petit coup de pouce…
- Je n’arrive pas à croire que tu me proposes ça !
- Pourquoi ?
Emily haussa les épaules, plus malicieuse que jamais. Rose la dévisagea, stupéfaite, ne trouvant aucune trace de remord sur les traits de son amie :
- Albus et toi iriez bien ensemble, tout compte fait, finit-elle par lâcher.
Emily éclata de rire :
- Albus ne sait pas à qui il a à faire.
Rose sourit distraitement, et à côté du numéro 226, elle écrivit le nom de Scorpius. Elle demeura de longues secondes ainsi, la plume au-dessus du parchemin, contemplant son écriture infiniment plus brouillonne comparée à la calligraphie déliée qu’elle avait aperçue sur le bureau de Scorpius. Sur les dernières lettres du nom « Malefoy », sa main avait tremblé.
- Pourquoi tu hésites ? demanda Emily qui la regardait faire.
- Je ne suis pas sûre de pouvoir faire ça à Lily.
- Elle ne le connait même pas ! Donne-lui au moins une chance de plaider sa cause.
Rose soupira, inclina la plume, se ravisa. Emily lui glissa de son air le plus charmeur :
- Rose, dit-elle. Ce n’est qu’une soirée. Tu ne signes pas un contrat de mariage.
La jeune fille acquiesça :
- Tu as raison.
Et à côté de « Scorpius Malefoy », elle écrivit : « Lily Potter ».
- Parfait ! commenta Emily. Maintenant, il ne reste plus qu’un détail à régler.
- Il me tarde de l’apprendre.
- Avec qui tu y vas toi.
Rose se fendit d’un rire dédaigneux. Elle inscrivit son nom, puis laissa son doigt courir au hasard sur la liste des élèves. Elle ferma les yeux, les rouvrit :
- Stéphanie Goyle, déchiffra-t-elle.
- C’est une blague ?
- L’univers a le sens de l’humour, aujourd’hui.
Les jeunes filles se regardèrent, et cédèrent aux joies d’un fou rire insouciant.
XXX
La fête de l’Union arriva plus vite que Rose ne voulait se l’avouer. Albus avait dit juste : en dehors du tirage au sort, elle n’avait rien eu à faire. Les résultats avaient été affichés dans la matinée, et en pleine heure du déjeuner, la Grande Salle bruissait comme une ruche fracassée sur le sol. La tension avait augmenté d’un coup lorsque chacun avait pu découvrir sa paire, et l’atmosphère était désormais saturée d’un enthousiasme adolescent teinté d’espoir, de romance et d’hormones.
Depuis plus de deux semaines, Rose avait dû subir les tentatives de corruption de presque la moitié de l’école, tout le monde s’efforçant d’être associé avec son béguin du moment, aussi était-elle contente que les résultats définitifs soient finalement proclamés. Son cœur faillit s’arrêter cependant, lorsqu’en sortant de la Grande Salle, Scorpius jaillit soudain dans son champ de vision tel un ange en mission :
- Tu peux me changer de paire, s’il te plait ? demanda-t-il sans la moindre introduction.
Rose fut trop surprise pour répondre. Il y avait une telle urgence dans ses yeux qu’il en avait oublié ses manières si parfaites. L’espace d’une seconde, Rose faillit sourire en réalisant qu’elle était plus choquée par son défaut de politesse que par son apparition :
- Il est trop tard maintenant, répondit-elle lorsqu’elle eut retrouvé l’usage de son cerveau. Les résultats sont affichés, je ne peux rien faire. Pourquoi ? Tu es avec qui ?
Elle jouait un jeu éhonté, mais rien qu’à l’idée de ce qu’elle avait fait, elle se sentait rougir. Scorpius jura entre ses dents et ne répondit pas. Pour la première fois, Rose le vit inquiet, les traits fermés comme ceux de son père, le visage ombré. Elle repensa à ce qu’Emily lui avait dit, sur Scorpius et ses raisons de se tourmenter. Maintenant qu’elle y faisait attention, elle discernait un léger parfum de cigarette accroché à ses vêtements. Scorpius se passa une main sur le front et lui concéda un regard :
- Merci quand même, articula-t-il avant de partir comme il était venu, en trombe, droit vers la table des Gryffondors.
Sans doute allait-il parler à Lily. A cette pensée, le cœur de Rose se serra. D’inquiétude, mais pour qui exactement ? Pour Lily ? Pour Scorpius ? L’inquiétude de s’être mêlée de ce qui ne la regardait pas, et d’avoir empiré les choses, tout simplement. Rose se refusait à y penser pour l’instant. Elle ferma son esprit et retourna en cours.
XXX
Le soir venu, le dortoir des filles des Serdaigles – et probablement ceux des autres maisons – résonnait des cris, des rires, des bouffées de laque et des effluves de parfum. Dubitative, Rose s’observait dans le miroir en pied tout en refusant de céder à l’agitation générale. Emily avait réussi, au terme de maintes négociations, à la faire renoncer à la robe noire qu’elle avait prévu de porter. Après cette première reddition, Rose n’avait plus eu d’autre choix que de se perdre dans l’enfer qui servait de garde-robe à Emily, pour en ressortir vêtue d’une robe vaporeuse et légère, d’un beau rouge coquelicot, à la fois douce et voyante, audacieuse et élégante. Elle avait laissé ses cheveux roux lisses et libres, tels qu’ils étaient au naturel, et avait concédé à Emily de légères touches de maquillage, et des talons de sept centimètres de haut. Emily lui avait également prêté un ras-cou, qui s’accordait à la ceinture noire soulignant sa taille. A présent qu’elle observait le résultat dans le miroir, Rose devait admettre qu’elle aimait ce qu’elle voyait. Elle se considérait dans son quotidien comme une personne assez féminine, mais elle préférait d’ordinaire s’en tenir à un style simple et studieux. Elle n’avait pas beaucoup d’occasions de s’habiller ainsi, et encore moins de motifs pour le faire.
Emily elle avait opté pour une robe courte à bustier, d’un bleu turquoise qui rappelait ses yeux. Petite et très menue, ce genre de tenue soulignait la délicatesse de ses membres, la blancheur de sa peau, en contraste avec le carré dynamique de ses cheveux noirs. Ses talons défiaient littéralement l’imagination, dans l’espoir de concurrencer son cavalier du soir – Albus mesurait près d’un mètre quatre-vingt-dix. Elle avait trouvé l’art d’exprimer sa personnalité sans user d’accessoires.
Se laissant entrainer par son amie, Rose descendit jusqu’à la Grande Salle et se prépara à plonger dans le grand bain. Les premières minutes furent chaotiques, chacun s’efforçant de trouver sa paire avant d’être autorisé à entrer. Rose finit par apercevoir Stéphanie Goyle à l’autre bout du hall, très sobre dans sa longue robe sombre, et elle lui fit un signe de la main avant de la rejoindre. Du coin de l’œil, elle surveillait Emily.
Albus fit son entrée tel un grand prince, indéniablement fringant dans son costume noir, son immense silhouette dominant son auditoire. Rose s’efforça de capter son attention pour le mettre en garde, mais n’y parvint pas. Il accueillit Emily du sourire canaille qui lui allait si bien, et Rose fut soulagée de constater qu’Emily lui retournait un de ses clins d'oeil tout aussi facétieux. Bien. Pas de syndrome de la groupie.
Osant détourner les yeux, Rose aperçut Lily tout au bas des marches, seule, s’efforçant d’ignorer les regards qui se posaient sur elle. Comment reprocher une telle admiration, cependant ? Elle était sublime. Elle avait choisi une longue robe blanche, diaphane, sans manche, qui s’ouvrait telle une fleur de lys sur ses cheveux rouge sang. Assurément, la facture était simple et discrète, dans le but de ne pas attirer l’attention. Mais Lily était remarquable dans sa simplicité, dans l’innocence même de son malaise, de sa timidité, de ses mains sagement croisées devant elle. Où était Scorpius ? L’avait-il laissée seule pour venir à la fête ?
Alors qu’elle commençait à s’en inquiéter, Rose l’aperçut qui dévalait à toute vitesse les marches menant à l’aile Gryffondor, en smoking lui aussi, comme Albus, mais radicalement différent dans son attitude. La réaction de Lily fut presque comique, tant elle oscillait entre le soulagement et la terreur totale. Néanmoins, Scorpius se tenait bien à présent auprès d’elle du haut de son mètre quatre-vingt-cinq, et il lui offrit son bras, qu’elle accepta. Rose n’aurait jamais pensé le reconnaître un jour – ni même en avoir l’idée –mais ils formaient un couple parfait. Très pâle dans son costume noir, Scorpius portait sur lui une élégance presque magnétique. Il se tenait droit, économisait ses gestes, parlait peu. Comme toujours, sa réserve lui conférait ce côté flegmatique et intense, qui se mariait parfaitement avec l’innocence pure de Lily. Ils étaient beaux dans leur gracilité, la tension latente qui s’exerçait entre eux, leur raffinement étudié. Si cela ne fut pas rapporté de façon flagrante, toute l’attention de la salle se concentra soudain sur eux, et Rose vit Scorpius presser la main de Lily tandis qu’ils entraient.
C’était étrange. Plus que jamais à cet instant, Rose eut la sensation qu’il se déroulait sous ses yeux des évènements qu’elle ne comprenait pas. Que Lily et Scorpius avaient un passé, une énigme nouée dont elle ignorait les clés, dont elle ignorait tout.
« Pourquoi est-ce que tu t’en préoccupes ? Depuis quand est-ce que ça t’intéresse, toutes ces histoires ? »
« Depuis qu’un deuxième Malefoy cherche à entrer dans ma famille. »
« Pourquoi est-ce que ça te dérange ? »
« Non mais tu déconnes là ? »
Rose mit fin à ce dialogue avec elle-même, et fit des efforts pour entretenir la conversation avec Stéphanie Goyle. Lorsque ce fut enfin leur tour d’entrer dans la Grande Salle, on leur confia à chacune un bracelet marqué de leur numéro : 227, puis elles purent découvrir le décor, et les mille cinq cents cœurs en papier crépon suspendus partout. Rose ne put s’empêcher de sourire, tandis que Stéphanie affichait une expression contrastée. Elle avait l’air d’une fillette venant de pénétrer dans un conte de fée, mais Rose n’osa pas lui en faire la remarque. Stéphanie était une fille forte mais jolie, non dénuée de candeur dans ses traits un peu lourds. Elle tentait visiblement de le cacher, mais il y avait une réelle douceur dans son regard, et un émerveillement à se trouver là. C’était surprenant venant de la fille de Grégory Goyle, mais puisqu’après tout c’était la fête de l’Union, Rose passa sur ses préjugés et tenta de se montrer sociable.
Elle se trouva grandement soulagée lorsqu’Emily la rejoignit enfin, Albus bien évidemment sur ses talons. Son cousin la dévisagea tout d’abord des pieds à la tête, sans la moindre retenue, puis il lança d’un air joueur :
- On s’amuse bien finalement, Rosy ?
- Pas aussi bien que toi, j’en suis sûre.
- Effectivement.
Emily sourit, agrippant le bras d’Albus comme s’il s’agissait de sa propriété :
- Vous comptez aller danser ? demanda-t-elle.
- Seulement si vous nous accompagnez, répondit Rose, qui avait saisi la perche que son amie lui tendait.
Albus intercepta leur regard entendu, et y céda de bonne grâce en proposant sa main à Emily. Ses yeux semblaient dire : « Vous ne m’aurez pas longtemps aussi facilement, les filles ». Mais pour l’heure, il pouvait bien aller au diable. Ils s’étaient glissés au milieu de la foule qui dansait, et à présent, Rose s’agitait distraitement à côté d’une Stéphanie toute aussi gênée qu’elle, tandis qu’Albus entrainait Emily dans un rock acrobatique.
Sans se l’avouer, Rose cherchait Scorpius et Lily des yeux. Elle les aperçut au bord de la piste de danse, assis à une table, discutant autour de deux verres vides. L’expression de Lily était étrange : elle souriait, visiblement captivée, et pourtant, son regard criait une tristesse qui menaçait de fondre en larmes à chaque instant. Scorpius était encore plus ambigu. Son corps semblait avoir trouvé un équilibre étrange entre la musique, qui l’obligeait à s’approcher pour être entendu de Lily, et un désir évident de s’éloigner d’elle autant que possible. Tous deux semblaient néanmoins partager une égale fascination pour les paroles de l’autre, et dans leurs tenues – l’un en noir, l’autre blanc – ils avaient l’air de jeunes mariés fuyant leur propre fête.
La musique se calma soudain pour passer sans transition à une valse, douce et mélancolique, déstabilisant la majorité des danseurs en piste. Minerva McGonagall bondit littéralement de sa chaise, et Neville Londubat, désormais professeur en Botanique, l’invita obligeamment à danser. Du coin de l’œil, Rose et Stéphanie se regardèrent, et convinrent d’un commun accord de jouer leur joker. Elles trouvèrent deux chaises au premier rang de la piste, et s’installèrent pour observer ceux qui auraient le courage de concurrencer la directrice.
A l’autre bout de la piste, Scorpius se leva pour offrir sa main à Lily. Celle-ci l’accepta, avec tant de pudeur et de grâce que Rose en fut subjuguée. Ils marchèrent main dans la main jusqu’au centre de la salle, et la musique s’en trouva soudain comme suspendue, comme si tout le monde attendait les mariés pour ouvrir le bal. Rose sentit son cœur battre plus vite. Assurément, les rumeurs qu’elle avait entendues n’étaient pas fondées. Ce n’était pas de la haine qu’il y avait dans le cœur de Lily, c’était impossible. Rose avait vu son regard lorsque Scorpius l’avait enlacée du bout des doigts, si proche et pourtant si distant, comme seule la valse l’exigeait.
Ses observations stoppèrent nettes lorsque son cousin Albus se présenta devant elle :
- Une danse pour la famille ? sourit-il en lui tendant la main.
- Tu ne devrais pas inviter Emily ?
- McGonagall m’a fait du chantage. Cinq rocks contre cinq valses. Emily aura la suivante.
- Nous ne sommes pas supposés quitter nos paires.
- Stéphanie Goyle survivra cinq minutes sans toi, tu ne crois pas ?
Devant son insistance – il lui agrippait déjà le poignet, Rose céda, intriguée. Il n’y avait qu’une seule raison pour Albus de l’inviter à danser : il voulait parler, en privé.
Pourtant, durant les premières mesures, il ne dit rien. Il la contemplait tournoyer maladroitement sur elle-même tout en perdant le rythme, le regard dérivant sur les autres danseurs et sur la robe blanche de Lily, qui formait soudain le centre de son univers. Albus finit par lui venir en aide en refermant davantage son étreinte sur sa taille :
- Laisse-moi te guider, susurra-t-il. On dirait que tu cherches à t’enfuir.
- C’est à peu près ça.
Il sourit :
- Je t’en prie, Rose. On s’aime bien, toi et moi.
Rose devait bien lui concéder cela. Elle l’embrassa sur la joue et en profita pour lui adresser sa mise en garde :
- Ne fais pas de mal à Emily. C’est compris ? Elle tient vraiment à toi.
- Oh, alors le destin a bien reçu un petit peu d’aide, ce soir ?
- Pas pour toi et Emily.
- Vraiment ?
- Je te le jure. Je n’ai rien eu à trafiquer. J’ai choisi ton nom et quand j’ai sélectionné ta paire, je suis tombée sur Emily.
- Tu n’as pas triché alors ?
Rose remit aussitôt son masque, sur la défensive. Avec son bras autour d’elle, Albus avait dû sentir son corps se raidir. Il souriait toujours, le regard ancré dans le sien, avec quelque chose de presque agréablement démoniaque dans sa façon de la dévisager.
- Non, répondit-elle d’une voix ferme.
- Tu ne te sens pas coupable de mentir ?
- Mentir au diable, ça compte ?
Albus rit doucement. Une fois encore, Rose avait à la fois envie de le gifler et de l’embrasser. Il désigna Lily et Scorpius d’un signe de tête :
- Je ne suis pas sûr que le destin ait bien choisi ses victimes ce soir.
Rose se crispa :
- Qu’est-ce que tu veux dire ?
- Je veux dire que le destin ne sait pas forcément ce qu’il fait. Il ne sait pas quels sont les enjeux. Ce qu’il risque de briser.
Rose ne comprenait pas. Elle lui aurait arraché la langue à cet instant pour lui faire cracher son discours sibyllin. Albus lui la contemplait avec une espèce de compassion qui la révoltait :
- Oh, Rose, soupira-t-il. Tu ne vois toujours pas les choses. Tu dis toujours que nous tous autour de toi, nous manquons de compréhension, mais toi ce sont les autres que tu as perdu de vue.
- Qu’est-ce que je suis censée comprendre ?
- Ce n’est pas à moi de te le dire. Je regrette. Il y a certaines choses que l’on ne peut comprendre que par soi-même. Un indice cependant. Scorpius n’est pas celui qui souffre le plus ce soir. C’est Lily.
La valse se termina sur ces notes. Albus laissa doucement glisser ses doigts le long des siens.
- Je n’ai jamais voulu blesser Lily, murmura Rose, cherchant désespérément à comprendre.
- Je sais bien. Alors regarde autour de toi, Rose. Tu as encore une possibilité de revenir au monde. De revenir au centre. Je t’ai vue t’ouvrir depuis quelques temps, Emily aussi l’a vu. C’est bien. Continue.
Il lui caressa la joue, son cousin à la beauté surnaturelle, aussi sensuel que Lily, puis il retourna à Emily qui les observait comme si elle avait pu suivre chaque mot de leur conversation. Une deuxième valse succéda à la première, laissant Rose tremblante sur sa chaise aux côtés de Stéphanie. Cette fois, Albus invita Emily à danser, mais ce n’était pas eux que Rose regardait. Rose regardait Lily et Scorpius, harmonieux au milieu de tous les autres, et ils lui parurent soudain insupportables par leur perfection. Un secret se tenait là dans l’espace entre leurs deux corps, et elle ne pouvait le saisir. De ce qu’elle pouvait en voir, Scorpius et Lily se glissaient un mot de temps à autre, toujours avec un sourire sincère, et quelque chose qui ressemblait à une profonde considération tout au fond de leurs yeux. Ils transpiraient le respect l’un pour l’autre, et de toute évidence, l’affection.
Rose en fut irritée, irritée de s’être trompée et de ne toujours pas comprendre ce qui se jouait sous ses yeux, irritée du fait de l’ennui qui se saisissait d’elle tout à coup.
Lorsque la deuxième valse prit fin, Scorpius et Lily quittèrent la piste de danse, et alors elle ne résista plus : elle les suivit au milieu de la foule.
Ils sortirent de la Grande Salle, Scorpius arrêtant Lily au pied des escaliers. Depuis le seuil, Rose pouvait les apercevoir et même les entendre, mais tous deux semblaient trop préoccupés pour la remarquer :
- Tu es sûre que tu veux partir si tôt ? demandait Scorpius.
- Oui, souriait Lily, dissimulant mal sa lassitude. Il ne vaut mieux pas que je m’attarde trop longtemps. Mais je t’en prie, reste si tu n’es pas fatigué.
Scorpius acquiesça sans rien dire. Alors, timidement, Lily reprit :
- Ce serait mal si je te disais que… j’ai passé une merveilleuse soirée ?
Scorpius inclina la tête. Rose ne pouvait voir son visage, mais au son de sa voix, elle sut qu’il souriait :
- Non, pas du tout, répondit-il doucement.
Il lui prit les mains, s’approcha d’elle, et l’embrassa sur le front. Alors, Rose vit que Lily pleurait.
- Je suis désolée…, dit-elle avant de perdre toute contenance.
- Non, c’est moi qui suis désolé…
- Il faut vraiment que j’y aille.
Elle retira sèchement ses mains et monta les escaliers en courant. Rose se rua dans la Grande Salle avant que Scorpius ne se retourne. Son cœur battait fort et sa bouche était sèche. A boire, vite.
Elle rentra littéralement dans Stéphanie, qui la cherchait depuis au moins dix minutes. Rose saisit cette opportunité de s’enfuir et l’invita à s’asseoir avec elle pour boire un verre d’eau. Que venait-il de se passer ? A quoi venait-elle d’assister au juste ?
A la périphérie de son regard, elle vit Scorpius revenir dans la Grande Salle, songeur. Elle l’ignora du mieux qu’elle put, elle pria pour qu’il s’en aille, mais au final, ses pas l’amenèrent jusque devant sa table. En l’apercevant, il s’arrêta, comme pris de court.
- Bonsoir, dit-il par réflexe.
- Bonsoir…
Pendant plusieurs secondes, il ne dit rien. Il la regardait comme s’il émergeait d’un autre monde, comme s’il était drogué.
- Tu es très jolie, dit-il enfin.
Rose ne s’attendait pas à cela.
- Je n’ai pas besoin de ce genre de commentaires venant de ta part, lança-t-elle avant d’avoir réfléchi.
Elle le regretta aussitôt, mais l’expression de Scorpius ne changea pas :
- Je sais, répondit-il.
Quelque chose en lui semblait tellement… résigné en prononçant ces mots. Ereinté, blessé. Et, pour une raison qu’elle ignorait, Rose ne pouvait le supporter.
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