Ce soir-là, Scorpius ne rentra pas pour le dîner. Dehors, le tonnerre grondait, annonciateur de l’orage qui balaierait la région d’un instant à l’autre. Assise tout au bout d’une longue table à douze couverts, Rose goûtait à une forme toute particulière de son enfer personnel sur Terre : un repas en petit comité avec sa mère et son beau-père, silencieux comme des tombes.
Bien sûr, Hugo et Alice étaient présents eux aussi, mais leur inquiétude semblait les avoir effacés, fantômes tournés vers leurs propres spéculations, incapables de s’en arracher. La place vide de Scorpius criait son absence, et jamais Rose n’avait autant regretté qu’il ne soit pas là.
Sa mère ne mangeait rien. Assis à côté d’elle, Drago Malefoy lui serrait convulsivement la main sans même y penser, le visage tourné vers les fenêtres et les éclairs qui zébraient le ciel au loin, comme s’il pouvait faire rentrer son fils à la maison par la seule force de sa volonté. Le regard dur, les traits convulsés, Rose voyait en lui à cet instant la démonstration pure de tout ce qu’il lui inspirait : un homme sévère au mental d’acier, capable de tout sacrifier pour ce qu’il voulait obtenir, non dénué de moral, mais capable de passer outre lorsque ses nécessités l’exigeaient. Un homme non pas immoral donc, mais amoral, et Rose se disait que cela était peut-être pire. Avoir une conscience et être capable d’en faire abstraction… Il y avait dans son allure, dans son immobilité parfaite, cet étrange mélange de force et d’élégance qu’elle n’avait jamais pu lui retirer, malgré tous ses griefs. Drago Malefoy et elle nourrissaient une inimitié de longue date. Malgré cela, et plus que jamais en cet instant, Rose lui concédait cette extraordinaire aura qui se dégageait de lui : une assurance mêlée d’orgueil, une arrogance attachée à lui tel un vêtement, et dont il se drapait pour imposer au monde ses moindres caprices. Ainsi apparaissait Drago Malefoy aux yeux de sa belle-fille : fier, inébranlable, maîtrisé, et cependant, capable des pires cruautés pour satisfaire aux passions brûlantes de son cœur englacé.
A côté de lui, sa mère ressemblait à une reine de second lit, une épouse qui n’avait pas mérité son trône, et qui errait dans son royaume trop grand. Pas une seconde, depuis leurs presque six années de mariage, Rose n’avait trouvé qu’ils allaient bien ensemble. Elle reconnaissait volontiers que son point de vue n’était peut-être pas objectif. Mais il lui paraissait pourtant évident qu’Hermione Malefoy vivait dans l’ombre de son sulfureux mari, qu’elle taisait sa respiration par respect pour la sienne, qu’elle se recroquevillait sous sa caresse tel un chat sous la paume de son maître. Rose détestait la voir ainsi. Mais pour dire la vérité, elle la détestait tout court.
Sa mère dut sentir son regard posé sur elle à cet instant, ainsi que le cours de ses réflexions, car alors elle releva les yeux sur elle et lui demanda, dans une tentative de nier sa crainte :
- Tu as vu Scorpius cet après-midi ?
La question que Rose redoutait. Que faire ? Pourquoi cet imbécile n’était-il pas rentré ?
- Je l’ai croisé au kiosque, vers 14h, répondit-elle prudemment. Je suis partie tout de suite et je ne l’ai pas revu depuis.
« Tu me le paieras, Scorpius… »
Pour une raison ou pour une autre, Rose était persuadée que l’absence de son demi-frère au dîner avait un lien avec leur échange près du kiosque. Que cherchait-il à faire ? Mobiliser toute la maisonnée pour pouvoir ensuite rejeter la faute sur elle ?
Sa mère était retournée à ses couverts qu’elle n’utilisait pas, sinon pour les retourner entre ses doigts. Toutes les cinq secondes, Rose apercevait Hugo lui jeter des regards pleins de sollicitude à elle et à Malefoy, brûlant sans doute de sauter de sa chaise pour entamer des recherches là-dehors.
Alice, consciente que l’atmosphère était grave sans trop savoir pourquoi, s’employait à finir méticuleusement son assiette dans l’espoir de faire apparaitre un sourire sur le visage de l’un de ses parents. Rose quant à elle picorait, se demandant entre chaque bouchée s’il était inconvenant de savourer son dîner dans des circonstances pareilles. Elle refusait de laisser l’inquiétude l’atteindre. Elle n’avait rien fait de mal. Presque rien. En tous les cas, cela n’avait rien à voir avec l’absence de Scorpius.
Elle avait bien pensé « absence », et non « disparition ». Car cet imbécile de Malefoy ne pouvait légitimement pas avoir disparu.
« Ce n’est pas dans leur nature, songea-t-elle en s’autorisant un sourire. Les Malefoy s’attachent bien trop à pourrir la vie des gens pour s’offrir le luxe de disparaître. »
Sa mère capta son sourire et en lâcha ses couverts. Rose sentit la fureur pointer, et avec elle, le dégoût que tout ce malaise lui inspirait :
- Rose, si tu sais quelque chose, tu ferais bien de parler et vite, fit Hermione en arborant l’air que sa fille qualifiait de « posé mais ferme ».
Evidemment, ça ne marchait pas sur elle. Il y avait longtemps que cela ne marchait plus :
- Qu’est-ce qui te fait croire que je sais quelque chose ? contrattaqua-t-elle sur le même ton.
Comme toujours, cela ne manquait pas de mettre sa mère en colère, mais soudain Malefoy les priva de la fête :
- Je pars voir dehors, dit-il en reculant brusquement son siège.
Sa voix ne laissait entendre aucune objection. Aussitôt, Hugo bondit sur ses pieds :
- Je viens avec toi !
- C’est hors de question ! glapit Hermione.
Drago la considéra longuement, sans parler. Rose détestait lorsqu’ils faisaient cela. Lorsqu’ils se regardaient comme s’ils pouvaient communiquer par leurs simples pensées. Elle avait pensé plus tôt que Malefoy était un homme dur, mais elle était aussi forcée de reconnaitre la complicité qui l’unissait à sa mère, et ce lien la révulsait. A son égard, il manifestait parfois une telle douceur, une telle dévotion, comme si sa vie en dépendait, que Rose n’aurait pas été plus gênée si elle les avait surpris en train de s’ébattre sur le canapé. De tels sentiments ne devraient pas être exposés sans pudeur, à la vue de tous… En l’occurrence, Drago et Hermione Malefoy ne s’adressaient que rarement des signes de tendresse en public, et encore moins devant leurs enfants. Mais cela ne comptait pas pour Rose. A ses yeux, leur désir transparaissait par tous les pores de leur peau. C’était une vision de cauchemar, à laquelle il lui était impossible d’échapper. Le rappel perpétuel que sa mère avait brisé leurs vies pour ce piège magnétique avec lequel elle la forçait à vivre, la moitié des vacances, chaque année. Le rappel perpétuel qu’elle l’avait choisi lui au lieu d’eux. Sa propre famille. Ses propres enfants.
Rose secoua la tête pour se forcer à revenir au moment présent. Malefoy enfilait déjà son manteau qu’un domestique lui avait apporté – un imperméable coupé sur mesure, même pour aller chercher son fils en pleine tempête – tandis qu’Hugo enfilait les trois couches de pulls informes que sa grand-mère paternelle lui avait offertes pour son dernier anniversaire.
S’adressant au domestique qui n’avait pas quitté la pièce, Malefoy donnait des directives en boutonnant sa capuche sur son visage acéré :
- Allez chercher Twigg et Henry, disait-il. Qu’ils rassemblent tout le personnel disponible. Prenez les chiens. Nous allons organiser une battue.
- Il fait déjà presque nuit, monsieur.
- Justement, nous n’avons que trop attendu.
Sans un mot de plus, il passa le seuil de la salle à manger tout en s’assurant bien qu’Hugo le suivait. Rose ne fit rien pour masquer sa consternation. Tout cela était ridicule. A l’heure qu’il était, Scorpius était sans doute en train de se jouer d’elle, caché quelque part au sous-sol ou dans les combles, attendant le moment où il pourrait revenir exercer sa vengeance :
- Je ne la supporte plus, dirait-il. Je n’avais pas envie de devoir encore subir sa présence au dîner.
Et tout le monde pardonnerait au fils prodigue, tandis qu’elle serait encore le mouton noir de la famille, celui sur lequel portaient toutes les tensions et d’où émergeaient tous les problèmes. Elle chassa cet auto-apitoiement. Elle avait accepté son rôle et s’était faite à l’idée depuis longtemps.
Le comportement d’Hugo en revanche ne lasserait jamais de l’agacer. « Agacer » n’était pas un mot assez fort. Mais elle n’osait se permettre pire, car Hugo était toujours son frère, son véritable frère, et elle l’aimait. Il était le seul être sur Terre à avoir partagé les mêmes épreuves qu’elle. Pourtant, il ne les avait pas ressenties comme elle. Elle pouvait difficilement le lui reprocher. Il était trop jeune à l’époque des faits. Et à présent, il s’était trouvé une famille heureuse, un foyer uni. Pour quelle raison aurait-il envie d’abandonner tout cela pour faire face à la vérité ? Qui le voudrait ?
Rose était seule à porter son fardeau, et elle le savait.
Dès leurs premières vacances dans la nouvelle demeure des Malefoy, Hugo s’était pris d’une profonde amitié pour Scorpius. Ce lien aidant, il lui avait été possible, sinon facile, de se rapprocher peu à peu de son père d’adoption, allant jusqu’à rejeter au fond de sa mémoire les évènements récents pour embrasser de tout son cœur cette harmonie familiale que Drago Malefoy et sa mère lui promettaient. Ce faisant, aux yeux de Rose, il avait chaussé des œillères qu’il s’était refusé à retirer depuis. Il n’était même pas conscient de les porter. Hugo admirait Malefoy, les deux Malefoy, pour cette façade lisse qu’ils présentaient au monde : confiance en soi, fierté, absence de peur, et cette certitude absolue que l’univers leur appartiendrait s’ils en exprimaient ne serait-ce que le souhait. Du moins était-ce l’idée que Rose s’en faisait. Pourquoi sinon Hugo aurait-il couru tel un chien après les bottes de Malefoy, pour aller chercher Scorpius dans la forêt ?
Par respect pour leur lien fraternel, Rose n’abordait jamais le sujet avec Hugo, et il se gardait bien d’en faire de même. Sans doute parce qu’il savait que cela ne les mènerait à rien. Que leurs points de vue seraient irrémédiablement opposés, et que cela ne valait pas le coup de déclencher une dispute. Ou peut-être du haut de ses quinze ans jugeait-il que tout cela n’avait tout simplement pas la moindre importance, et écartait-il sa sœur de ses pensées comme il le faisait de tous ses autres problèmes.
Pour l’heure, Rose n’avait pas envie de trancher. Elle avait beau s’être forgée une carapace au fil des années, le fait était qu’Hugo était la seule personne sur cette Terre pour laquelle elle éprouvait encore un amour inconditionnel, non entaché par la colère ou la peine, ni par aucun des déchirements qui avaient jalonné leur enfance. Elle n’était pas sûre de pouvoir se priver de ce lien.
Un grand bruit de vaisselle interrompit brusquement ses pensées. Visiblement bouleversée, sa mère avait quitté sa chaise pour aller chercher Alice, qu’elle prit dans ses bras avant de sortir de la salle. S’arrêtant sur le seuil, elle ne résista pas à la manie de lui lancer une de ses remarques :
- Tu pourrais au moins avoir la décence de faire semblant de t’inquiéter, dit-elle.
- Pourquoi le ferais-je ? répondit Rose, bien consciente de lui tourner le dos.
- Pour que je sache que tu n’es pas aussi inhumaine que ce que tu t’emploies à démontrer.
Rose se retourna brusquement :
- C’est moi qui suis inhumaine ? Tu veux me redire ça en face ?
Alice s’agita nerveusement. Elle avait beau n’avoir que quatre ans, elle avait l’habitude de ce genre de scènes et son instinct lui criait de quitter la pièce. Sa mère s’en aperçut, et franchit la porte définitivement sans un mot de plus.
Rose en reçut comme un second coup de poignard. Les paroles de sa mère se répercutaient dans son esprit, sans qu’elle puisse les saisir. C’était stupide, depuis tout ce temps, elle n’aurait pas dû se laisser atteindre… Qu’est-ce que cela pouvait bien faire que sa mère la voit comme un monstre ? Elle-même la haïssait, et toutes deux le savaient. Alors pourquoi souffrait-elle encore… ?
Le domestique revint pour débarrasser, lui faisant brusquement prendre conscience qu’elle était seule dans la salle à manger, qu’ils l’avaient tous abandonnée pour partir à la recherche de Scorpius, sans se soucier une seconde de ce qu’elle deviendrait. Et si c’était elle qui disparaissait ?
Non, c’était puéril. Elle n’allait pas se rabaisser aux méthodes d’un Malefoy. Ce n’était pas dans son genre de fuir le champ de bataille. S’ils voulaient la laisser tranquille, grand bien leur fasse. Cela faisait des mois qu’elle ne demandait que cela. Elle n’avait pas besoin d’eux.
Instinctivement, l’image de sa mère serrant Alice dans ses bras et quittant la pièce lui revint en mémoire. Elle l’avait abandonnée encore une fois… Elle avait fini par en avoir assez de ce conflit, après tout, elle avait renoncé. Pourquoi persévérer ? Elle avait une autre fille, charmante, magnifique, prête à lui donner tout son amour sans poser de conditions.
« Arrête de penser comme ça… Elle n’en vaut pas la peine. »
Furieuse contre elle-même, Rose lutta contre les larmes de rage qui montaient à ses yeux. Dehors, la pluie s’était mise à tomber.
XXX
Les hommes rentrèrent peu après minuit, bredouilles, couverts de boue et bien décidés à donner l’alerte. Rose demeurait cloitrée dans sa chambre, bien décidée à rester loin de l’agitation générale.
Moins d’une heure plus tard, elle fut réveillée par un cortège de pas dans les escaliers. Toute la maisonnée semblait s’être précipitée dans le hall, tandis qu’au plus noir de la nuit, Scorpius Malefoy avait poussé les lourdes portes d’entrée, pénétré dans le hall et s’était finalement écroulé, frissonnant de froid même dans l’inconscience.
Hermione laissa échapper un cri de soulagement. Drago fut le premier aux côtés de son fils, qu’il retourna doucement sur le dos à la recherche de blessures :
- A première vue il n’a rien, conclut-il sans réussir à dissimuler l’émotion dans sa voix.
Rose sentit brûler sa haine qu’elle refoula.
- Mary soyez gentille, allez vite faire couler un bain chaud, poursuivait Malefoy en se redressant pour prendre son fils dans ses bras. Il est glacé, il faut à tout prix le réchauffer.
La domestique partit en courant en sens inverse dans les escaliers.
Rose observait toute la scène depuis la mezzanine. Fidèle à elle-même, elle décida de se couper de la vie de ces gens qu’elle méprisait et se retira dans sa chambre. Ils ne remarqueraient sans doute pas son indifférence, mais elle au moins en aurait la satisfaction.
« Tu es sûre que ce n’est pas plutôt ta peur qui parle ? fit une petite voix dans sa tête. La peur qu’il soit arrivé quelque chose à Scorpius, et que ce soit ta faute ? Tu serais prête à endosser cette culpabilité ? Et plus encore : à l’assumer aux yeux de tout le monde ? Ils te détestent déjà. A ton avis, quelle serait leur réaction si tout était de ta faute, et qu’ils l’apprenaient ? »
Rose voulut désespérément faire taire cette pensée, mais elle n’y parvint pas. Toute la nuit, elle resta éveillée, torturée malgré elle par l’état de santé de Scorpius, et incapable de se résoudre à aller s’en enquérir.
Le lendemain, elle se leva tard, prit son petit déjeuner après tout le monde et s’enferma pour lire, comme elle le faisait d’habitude. Elle ne croisa pas âme qui vive dans cette partie de la maison. Personne ne vint la réclamer.
Au crépuscule, enfin, elle se résolut à se glisser au deuxième étage où se trouvait la chambre de Scorpius. D’aussi loin qu’elle se souvienne, elle n’y était jamais entrée. Elle ne savait même pas à quoi l’intérieur pouvait bien ressembler.
Elle avait choisi cette heure de la journée car ils étaient proches du dîner, aussi aurait-on sans doute laissé Scorpius se reposer, avant de lui apporter à manger. Elle ne voulait pas qu’on la voit à son chevet.
Poussant la porte en ébène noir, elle eut soudain l’impression d’être une enfant transgressant un interdit, entrant dans le bureau de son père sans en avoir demandé la permission. Elle refoula cette pensée – cela commençait à devenir une habitude – et referma le battant derrière elle.
Ce qu’elle vit la saisit. Elle s’était attendue à bien des choses, mais certainement pas à cela.
Pour avoir vu la chambre d’un adolescent comme Hugo – ainsi que sa propre chambre chez son père – elle s’était attendue à trouver un désordre apparent, quelques vêtements trainant sur le sol, des affiches sur les murs et des gadgets dernier cri. Au lieu de cela, la chambre de Scorpius donnait une impression de netteté. C’était le premier mot qui lui venait à l’esprit.
La pièce était rangée sans pour autant donner l’impression d’être sans âme. Quelqu’un vivait dans ces lieux et cette personne aimait l’harmonie. Deux grandes fenêtres en pied ouvraient côté Sud, inondant le parquet de Soleil même en cette fin d’après-midi. Le plancher chaud craquait sous les pas comme pour souhaiter la bienvenue. Au plafond, des poutres apparentes renforçaient cette sensation de chaleur qui compensait la blancheur des murs.
Le lit se trouvait à gauche, entre les deux fenêtres. C’était un meuble ancien à baldaquin, en bois lui aussi, tendu de voiles transparents aux nuances dorées. Sur le mur d’en face, un écran plat très nu, et au sol, un tapis persan étalant ses motifs ouvragés sur le thème de la rosace.
Une grande armoire faisait face à la porte, suffisamment large pour abriter deux fois toute la garde-robe de Rose. Un tableau était accroché juste à côté, représentant deux bateaux voguant sur un horizon enflammé, tel une peinture de Turner. Le reste des murs était occupé par de vastes bibliothèques qui colonisaient toute la hauteur de la pièce, du sol au plafond. S’attardant sur celle directement à gauche de l’entrée, Rose vit des titres de Thoreau, Whitman, Asimov, et même des ouvrages de physique quantique signés Stephen Hawking, le tout rangé sans aucun ordre apparent, ou selon un code que Scorpius était seul à comprendre.
Son regard tomba enfin sur le bureau, à l’extrême gauche de la pièce. C’était un secrétaire à l’ancienne, fourmillant de tiroirs, de clés et de caches secrètes. Tout en bois, un magnifique planisphère était gravé sur la surface de travail, dévoilant le monde tel qu’on l’imaginait encore au siècle dernier.
Scorpius avait laissé plus de liberté transparaître sur cet unique espace : les feuilles volantes y étaient éparpillées sans réelle organisation, ainsi que toute une panoplie de plumes – il semblait en faire collection – et des objets plus archaïques voire étranges, tel qu’un sceau aux armoiries de sa famille, un bâtonnet de cire, et une superbe machine à écrire qui trônait en bonne place, ses lettres dorées étincelant sous les derniers rayons du Soleil.
Rose fut tentée de jeter un coup d’œil aux parchemins que Scorpius avait remplis de son écriture fine et penchée – une écriture digne de l’époque victorienne – mais ce genre d’indiscrétion était quand même trop pour elle et elle s’écarta résolument du secrétaire.
Elle se concentra sur Scorpius. Sa silhouette se discernait sous la housse de couette écrue, pelotonnée comme dans un cocon. Quelqu’un avait laissé une chaise à dossier au bord de son lit, sans doute pour pouvoir le veiller. S’approchant encore, Rose fut surprise de l’angoisse qui la saisissait tout à coup. Elle dut se faire violence pour atteindre la couche et dévisager Scorpius qui dormait d’un sommeil agité.
Il était en sueur. Sa peau paraissait à la fois pâle et marbrée de rouge, comme si la fièvre cherchait à s’échapper par le moindre de ses vaisseaux sanguins. Il tremblait toujours, et de temps à autre, ses dents claquaient comme s’il avait froid.
On avait disposé un linge humide sur son front. Timidement, plus timidement qu’elle ne l’aurait cru, Rose l’effleura et le trouva sec. La bassine se trouvait encore au pied du lit, remplie d’eau et de glaçons. Elle retira le linge et l’imbiba à nouveau.
Avant de le poser sur le front de Scorpius, elle prit sa température du bout des doigts. Il était bouillant. Elle s’empressa de remettre le linge en place et s’écarta comme si ce contact l’avait brûlée. Il lui fallut de nouveau rassembler tout son courage pour s’approcher du lit et s’asseoir à son chevet.
Indécise, elle laissa son regard dériver, partout sauf sur le corps de Scorpius. Que faisait-elle ici au juste ? La petite voix au fond d’elle revenait en force, mais elle refusait de l’écouter. Elle était forcée de reconnaitre qu’elle n’était pas indifférente à ce qu’elle voyait. Jamais elle n’avait vu Scorpius dans un tel état de faiblesse. Jamais elle n’aurait cru qu’un Malefoy puisse montrer une telle vulnérabilité. Une part d’elle-même, qu’elle le veuille ou non, devait admettre qu’elle ne voulait pas être responsable de cet état.
Oui, elle était belle et bien déstabilisée, mais aussi par autre chose. Pour la première fois de sa vie, Rose se faisait la réflexion qu’on pouvait en apprendre beaucoup d’une personne en observant la manière dont celle-ci vivait. Elle-même par exemple n’avait décoré sa chambre d’aucun ornement dans la demeure Malefoy, et elle n’y avait emmené aucun objet personnel. Elle affichait son refus, jusque dans son espace privé, de faire partie de cette famille.
Scorpius en revanche la surprenait. Ce qu’elle voyait n’était pas le reflet du jeune homme qu’elle imaginait. Certes, le mobilier d’époque trahissait son aristocratie et ses goûts pour le luxe. Mais pas seulement. Il y avait un raffinement certain dans le choix des tissus, des bois, l’agencement même de la pièce autour de la lumière. Les lectures, le bureau et les objets de collection trahissaient un intérêt pour l’ancien qui n’était pas qu’une façade. Scorpius était véritablement passionné par l’esprit qu’il avait tenté de recréer entre ces murs. Tout cela ajouté à un esprit clair, rigoureux, et vraisemblablement cultivé. Elle n’avait jamais deviné une telle curiosité derrière ses regards flegmatiques.
« As-tu seulement déjà parlé avec lui ? »
Non. C’était vrai.
Rose se figea soudain. Elle venait de remarquer la table de nuit juste à côté du lit, et sur cette table, le livre détrempé qu’on y avait déposé. « Hypérion », de Dan Simmons.
- Alors c’est pour ça ? s’entendit-elle demander à haute voix. Tu as disparu tout ce temps pour partir à la recherche d’un stupide bouquin ?
Un instant, sa colère fut telle qu’elle faillit se lancer dans un rire hystérique. Mais elle ne comprenait pas cette réaction, aussi elle se retint. Au lieu de cela, elle saisit le livre et l’ouvrit à la première page.
Une dédicace avait été inscrite à l’encre noire, sans doute bien des années plus tôt car l’encre mouillée n’avait pas bavé :
« A Scorpius, pour ton douzième anniversaire. Je suis et serai toujours fier de toi, mais plus encore : je t’aime.
Papa »
Rose contempla le livre un long moment, alternant entre la dédicace et Scorpius, paralysée par ce qu’elle venait de lire.
« Tu vois : c’était de ta faute, finalement… »
« Silence ! »
« Scorpius tenait à ce livre, et il est allé se perdre dans la forêt à cause de toi ».
- La ferme !
Rose se rendit compte qu’elle avait crié ces mots seulement après les avoir prononcés. Dans son sommeil, Scorpius fronça les sourcils et murmura un seul mot :
- Papa…
Rose ne savait pas comment réagir. Elle ne s’était pas attendue à ça. Jamais elle n’avait soupçonné que…
« Que quoi ? Qu’un lien entre un parent et son enfant puisse être aussi fort ? »
Elle eut tout à coup envie de pleurer, mais surtout, c’était la culpabilité qui montait en elle, grossissait par vagues, l’envahissant, renversant tout. Elle avait tenté de s’aveugler, mais c’était la voix qui depuis le début avait eu raison. Scorpius était dans ce lit à cause d’elle. Il avait réussi à rentrer par lui-même, mais il aurait pu lui arriver bien pire. Tout ça pour ce livre… Un cadeau de son père…
A cet instant, Rose réalisa qu’elle ignorait totalement qui était ce garçon endormi dans le lit juste en face d’elle. Jusqu’à présent, elle s’était permis de le juger et de poser une vision sur ce qu’il lui inspirait. Mais elle avait fait cela sans savoir, et sans même chercher à le connaitre.
Brusquement, Rose sentit le contour de minuscules œillères juste aux franges de son esprit, des œillères qu’elle n’avait jamais été capable de voir, et tirer dessus lui faisait peur. La porte de la chambre s’ouvrit soudainement, la capturant là juste au bord de l’émotion.
- Qu’est-ce que tu fais là ? fit Drago Malefoy, stupéfait.
- Je voulais savoir comment il allait, répondit-elle en se levant aussitôt. Il vous a réclamé.
Elle s’enfuit dans le couloir en claquant le battant derrière elle, pour qu’il ne soit pas tenté de la poursuivre. Dans son esprit, le visage fiévreux de Scorpius la poursuivait :
« Nous ne sommes pas obligés d’être ennemis, Rose ».
Puis :
« Tout est de ta faute. » |