- Eh ! Il y en a encore un !
Jéanna se retourna. Les soldats revenaient dans la salle, des arcs à la main. Soudain, une flèche se planta à ses pieds et elle dut esquiver la douzaine d’autres qui suivait. Elle se précipita à l’autre bout du toit, franchissant les débris et les brèches tout en faisant attention à la manière dont elle posait le pied droit pour ne pas risquer de glisser. Elle s’arrêta au rebord sans parapet et se pencha légèrement au-dessus du vide. L’obscurité et le vertige l’attirèrent dangereusement vers le bas, lui donnant l’étrange envie de sauter et de s’éloigner en même temps. Une boule d’angoisse se forma au creux de son estomac. Que faire ? La panique était sur le point de la submerger, au fond d’elle-même elle regrettait presque sa décision, mais avait-elle eu vraiment le choix ?
Tout à coup, elle entendit une nouvelle volée de traits fendre l’air. Elle ne vit alors d’autre solution. Refoulant sa peur, murmurant, affolée, une dernière prière et un triste pardon, elle sauta.
Une flèche se ficha son bras droit.
Elle perçut sa chute, son corps s’enfoncer dans les ténèbres à une vitesse trop rapide, son cœur douloureux trépider dans sa poitrine. Le temps sembla ralentir, elle avait les idées étrangement claires. Soudain, une rafale de vent la frappa de plein fouet, soufflant violemment dans ses oreilles, semblant lui murmurer quelque chose. Des mots, les mots. Sans réfléchir, elle les invoqua. La magie opéra immédiatement, et elle se sentit devenir plus légère, léviter. Ses forces décrurent à une rapidité vertigineuse, bien trop grande même. Elle rouvrit les yeux qu’elle avait instinctivement fermés et vit le sol se rapprocher lentement, il n’était qu’à quelques pieds d’elle. Elle interrompit donc le flux avant qu’il ne la consume totalement, et tomba lourdement sur le pavé essayant malgré tout d’amortir le choc en pliant les genoux.
Elle resta immobile un instant, tachant en vain de calmer sa respiration et les tremblements incontrôlables qui agitaient ses mains. Elle n’était pas morte. Elle était encore en vie. Lentement, elle se redressa. Soudain, une violente décharge transperça son bras lui arrachant un cri de douleur. Son membre était engourdi, elle ne ressentait plus que la pulsion cuisante qui enflammait son muscle. Une flèche était profondément incrustée dans sa chaire et du sang s’écoulait tâchant sa peau et ses habits. Elle effleura nerveusement l’objet qui sortait d’elle, qui semblait faire parti d’elle, partagée entre le dégoût et l’affolement qui la rongeait depuis son saut suicidaire. Elle inspira profondément, rassemblant le peu de courage qui lui restait, et empoigna fermement la tige de bois ; elle trouvait très curieux de sentir sous ses doigts quelque chose qu’intérieurement elle ne percevait pas, qui n’était pas elle et était pourtant un prolongement de son corps… Elle ravala ses larmes et se prépara à extraire l’intruse enfoncée dans sa chaire. Se mordant les lèvres jusqu’au sang et fermant les yeux afin de ne pas vomir, elle l’arracha d’un coup ni trop lent ni trop sec pour que la pointe de fer de reste pas coincée dans la plaie. Elle gémit le temps que le projectile glisse hors de son corps puis exhala un soupir de soulagement lorsque le bout pointu, après un léger sursaut de résistance, sortit à l’air libre. Ses tempes pulsaient à un rythme effréné qui lui donnait mal à la tête, mais elle ne devait pas se laisser aller car elle n’était pas encore sortie de la ville.
Elle ôta la miteuse cape qu’elle portait et y déchira une lanière grossière afin de bander sa blessure ; elle préférait préserver les quelques forces qui lui restaient pour s’échapper le plus rapidement possible et si nécessaire, pouvoir se défendre, plutôt que de soigner son bras dont elle pouvait, pour le moment, se passer.
Elle abandonna le vêtement que Murtagh lui avait trouvé, car désormais elle n’en aurait plus l’utilité, puis, elle fit un rapide tour de la situation dans laquelle elle se trouvait.
Elle était dans une mauvaise posture : blessée, épuisée, coincée entre les murs épais de la citadelle, à une demi-lieue de sa monture, et seule. Elle espérait qu’Eragon, Saphira et Murtagh avaient réussi à sortir indemnes de la cité et qu’ils fuiraient le plus loin possible, le plus rapidement possible.
Jéanna avisa la distance qui la séparait du mur d’enceinte. Il n’était pas très éloigné, mais le chemin serait dangereux. En effet, les soldats ne tarderaient pas à s’apercevoir qu’elle ne s’était pas écrasée par terre, et elle risquait alors de se faire prendre en tenaille par deux patrouilles. Dans son état elle ne pouvait faire face à plusieurs hommes armés. Elle devait se dépêcher.
Elle s’engagea dans une série de ruelles, se dissimulant dans leur ombre à chaque fois qu’un groupe de gardes passait à proximité, et finit par atteindre la haute muraille de Gil’ead. L’allée qui séparait les premiers bâtiments et le mur était déserte et seulement éclairée tous les cent pieds environ par des flambeaux plantés dans le sol. Un peu plus loin, se dressait une tour de garde qui menait à un chemin de ronde où deux soldats scrutaient l’horizon. Ils échangèrent quelques mots inaudibles de là où se tenait Jéanna, puis s’éloignèrent, continuant leur surveillance. Aussitôt, la jeune fille traversa la route et se faufila dans la tour. Elle monta les escaliers, prenant bien soin de vérifier s’il n’y avait personne pour la surprendre, mais toutes les pièces qu’elle rencontra étaient vides. Une fois sur le dernier palier, elle sortit sur le chemin de ronde exposé au vent qui soufflait désormais fort sur la ville. Du haut de la muraille, elle avait une vue exceptionnelle de Gil’ead et des alentours, du moins des zones éclairées dans la nuit. Au centre des habitations régnait une effervescence visible : il y avait un attroupement de militaires à l’armure rutilante, et d’habitants qui devaient discuter de l’apparition de la dragonne et de l’évasion de deux prisonniers, des deux plus importants prisonniers de l’Empire qui plus est. Mais elle n’en était pas certaine et redoutait que les soldats ne projettent de se lancer immédiatement à la recherche des fugitifs, ils se doutaient sans doute qu’un jeune dragon ne pouvait porter trois personnes longtemps… Elle observa ensuite la grande porte de la citadelle située un peu plus loin à sa gauche. La garnison y avait été renforcée et elle entendait clairement l’agitation qui planait. Mais le problème restait le même, elle était prise au piège. D’un rapide coup d’œil elle calcula la hauteur du mur : il était presque aussi haut que le bâtiment duquel elle avait sauté et elle ne tenterait pas une deuxième fois le même exercice ou elle mourrait d’épuisement avant d’avoir parcouru la moitié de la distance qui la séparait du sol.
- Je fais comment maintenant, murmura-t-elle entre ses dents, ce sentiment d’angoisse encore ancré en elle.
Le vent caressa son visage, mais il restait vague et incompréhensible, comme toujours. Elle n’arrivait plus à réfléchir, voulait se réveiller de ce mauvais rêve et se retrouver dans une clairière baignée par le soleil du matin, Eragon endormi contre le ventre de Saphira, et Murtagh la regardant d’un air mélancolique. Une larme s’échappa de sa paupière et coula un instant sur sa joue avant d’être emportée par le vent. Ils lui manquaient. Il lui manquait. Mais son passé récemment retrouvé avait jeté la confusion dans son esprit. Elle prit son pendentif entre ses doigts et le pressa contre sa bouche, s’efforçant de trouver une issue et de ne pas se laisser envahir par des pensées qui ne faisaient que l’égarer et la déstabiliser alors qu’elle avait besoin de tous ses moyens pour s’en sortir. Les minutes s’écoulèrent.
Soudain une voix dans son dos la fit sursauter :
- Je me doutais bien que c’était vous.
Jéanna se retourna vivement. A quelques mètres d’elle se tenait un homme, vêtu d’un bel uniforme noir et sang. Il portait une épée au côté et sa main gauche était appuyée sur la garde. Il la regardait, le visage impassible, ses cheveux élégamment retenu par un cordon de cuir.
Elle esquissa un sourire… ravissant.
- Capitaine, dit-elle d’une voix légèrement moqueuse. Bien dormi j’espère ?
Le Capitaine Kagan s’approcha de trois pas, ses yeux rivés sur la jeune fille ; il avait tiqué lorsqu’elle lui avait souri.
- Vous m’avez trompé, répliqua-t-il, sa voix exprimant incrédulité et mépris.
Jéanna fronça les sourcils.
- Vous n’étiez pas forcé de répondre à toutes mes questions.
- Je voulais vous faire plaisir.. D’ailleurs, en parlant de notre conversation, comment cela se fait-il que ce matin je n’en avait plus aucun souvenir ?! Que m’avez-vous fait ?
- C’est l’alcool. Vous n’êtes pas très résistant.
- Ne vous moquez pas de moi, vous avez utilisez la magie ; j’ai du aller voir un magicien pour savoir ce que j’avais, pourquoi je ne me rappelais aucun détail. Et puis, je sais que vous avez survécu à une chute de plusieurs dizaines de pieds. Et cela est impossible.
- Pourtant me voici… ironisa Jéanna.
- Savez-vous comment les soldats qui vous ont vue vous surnomment ?
- Non.
- Celle qui souffle le vent… Il y a eu en effet une violente bourrasque lorsque vous avez sauté. Et tous les soldats ont clairement sentit qu’elle se dirigeait vers vous.
- Ils racontent n’importe quoi, je n’ai rien fait de tel.
- Personne ne réchappe à un tel saut.
- Vous l’avez dit vous-même, j’ai utilisé la magie. Mais pas le vent…
Jéanna était un peu perturbée, et flattée. Posséder un surnom était souvent un signe de reconnaissance, qu’elle soit admirée ou crainte… mais elle ne croyait pas à cette histoire de mainmise sur le vent. Elle n’avait pas fait appel à la magie pour l’invoquer.
- Comment avez-vous su que c’était moi qui avais sauté ? Continua-t-elle.
Comment allait-elle réussir à s’échapper maintenant ? La situation empirait, mais elle ne pensait pas que le Capitaine appellerait des renforts, ils seraient donc tranquilles jusqu’à ce qu’une patrouille arrive.
- Je me promenais en ville lorsque j’ai remarqué qu’un des conduits d’aération était mal mis. Je savais de quoi nous avions parlé la veille, et cela m’a semblé plus qu’évident que vous en étiez la cause. Je me suis ensuite rendu à la citadelle, vérifier que les prisonniers étaient bien dans leur cellule, mais à ce moment il y a eut un énorme fracas. Un dragon c’était posé sur le toit ! Vous le connaissez j’en suis certain. Je me suis rendu au dernier étage, et quand je suis arrivé vous veniez de sauter. Je suis redescendu en vitesse, les autres pensaient que vous étiez morte, mais en ce moment ils doivent avoir retrouvé les affaires que vous avez laissés derrière vous. Bientôt ils seront là.
- Et alors ?
- Et alors ? Vous serez capturée, et je pense qu’on vous enverra directement auprès du roi.
Jéanna déglutit, il ne plaisantait pas.
- Je ne me laisserais pas faire, avertit-elle néanmoins avec assurance.
- Je crains de devoir démentir vos propos, répondit courtoisement le Capitaine Kagan, employant un langage que la jeune fille n’avait plus vraiment l’habitude d’entendre après ces années passées à Carvahall.
Il dégaina son épée et la pointa vers elle.
- Ne jouons pas à ce petit jeu voulez-vous, déclara-t-elle, lasse et amusée. C’est inutile.
- Pourquoi donc ?
- Je vous battrai.
- Vous êtes blessée.
Elle sortit à son tour sa fine épée de son fourreau, et la brandit de la main gauche, son bras droit encore trop engourdi pour tenir fermement une arme.
- Vous ne m’aiderez pas à sortir, n’est-ce pas ? Demanda-t-elle.
- Non.
- Tant pis pour vous alors, Capitaine.
Subitement, Jéanna s’élança en avant, visant la hanche gauche de Kagan. Il para aisément l’assaut et contre-attaqua.
Une salve d’attaques et de ripostes s’ensuivit.
Les coups du Capitaine étaient moins violents que ceux de Murtagh ; il ne travaillait pas non plus avec la finesse du dragonnier, mais il était endurant et s’essoufflait lentement. Le combat était relativement équilibré cependant Jéanna faiblissait à vue d’œil et ne tiendrait pas très longtemps la cadence.
Soudain, elle se retrouva coincée contre le mur, et le Capitaine profita de sa surprise pour lui mettre sa lame sous la gorge.
La poitrine de la jeune fille se soulevait rapidement effleurant au passage la pointe acérée de l’épée ; ses traits étaient sombres, elle était épuisée et paraissait souffrir. Ses cheveux tressés étaient ébouriffés et lui donnaient un air presque sauvage et très attirant.
Lentement, il descendit son arme, l’arrêtant au niveau du nombril, puis, s’avança tout près d’elle, plaqua une main contre les créneaux à côté de sa tête et sourit, victorieux. Elle pouvait sentir son souffle sur son visage.
- Vous disiez ? Murmura-t-il.
Elle ne voyait pas la couleur de ses yeux dans la semi-obscurité qui les entourait, mais ses prunelles brillaient intensément. Il pencha davantage son visage, appuyant également un peu plus son épée contre elle. Une gênante ou agréable chaleur se forma entre eux. Il n’était plus qu’à un pouce de ses lèvres lorsqu’il perçut des paroles s’en échapper ; brusquement, il fut repoussé par une brutale rafale de vent, et la vit se propulser dans les airs comme si elle prenait son envol, puis atterrir avec souplesse sur le parapet.
- N’est-ce pas vous qui avez affirmé que j’étais une fille du Vent ? S’exclama Jéanna avant de disparaître en direction de la tour de garde.
Frustré et énervé, il se releva et s’élança à sa poursuite.
Elle dévala les escaliers et sortit dehors, entendant derrière elle les pas, plus lourds, du Capitaine. Son cœur battait toujours à vive allure, et ses joues étaient empourprées. Pourquoi s’entêtait-il dans cette voie ?!
- Attendez ! Cria-t-il. Vous ne pouvez pas vous enfuir de toute façon !
Elle ralentit et se retourna.
- Comme si je ne l’avais pas remarqué !
- Alors pourquoi courrez-vous ?
- Pourquoi vous me poursuivez ?
Le Capitaine Kagan s’était arrêté à distance raisonnable de Jéanna. Il l’observait de son visage froid qui n’avait demandé qu’à se réchauffer. La jeune fille dardait sur lui un regard furieux et désespéré qui était insupportable, presque insoutenable.
- Je n’ai pas le choix. Vous êtes une ennemie de l’Empire et moi un de ses serviteurs. Je fais ce qu’il faut pour vaincre ces ennemis.
- Nous avons tous le choix. Vous n’êtes sous le joug d’aucun serment, vous êtes encore libre.
- Pourquoi trahirais-je ainsi mon roi ?
- Mais vous ne comprenez pas tout le mal qu’il fait ?! S’exclama Jéanna, incrédule.
- C’est la faute des Vardens et des traîtres comme vous si le monde se porte mal, pas à cause du roi.
Elle soupira en levant les yeux aux étoiles.
- Que faites-vous des meurtres que commet votre roi ? Est-ce justifié lorsqu’il décime des villages sous prétexte que quelques habitants auraient hébergé des Vardens ?
Le Capitaine fronça les sourcils, sa détermination et sa loyauté étaient mises à rude épreuve face à cette jeune femme si étrange qui ne le laissait pas indifférent.
- Il donne l’exemple, argumenta-t-il.
- Un bon souverain ne donne pas l’exemple. Ne sème pas la terreur parmi son peuple, il le protège et l’aime.
- Que savez-vous sur lui. Comment pouvez-vous le juger ?
- Il a tué mes parents sans hésitation ni remords. C’est au moins une des raisons pour laquelle je le hais, lâcha sèchement Jéanna.
Il la fixa avec intensité sans rétorquer quoique ce soit. Puis, il soupira et secoua la tête de dépit.
- Je ne peux rien faire pour vous. Je ne peux pas vous aider, non. Nos destins semblent ne pas être les mêmes.
- Pourtant, ajouta-t-elle, ils sont liés.
- Certes.
- Excusez-moi alors, Capitaine, mais je n’ai plus d’autres solutions…
Et avant que le Capitaine n’ait pu comprendre le sens de ces paroles, Jéanna s’immisça dans son esprit, toujours ouvert et vulnérable, et le força à s’agenouiller. Surpris, il hurla et tenta de résister, mais la jeune fille avait déjà pris possession de lui et il lui était impossible de la faire lâcher prise.
En Ancien langage, elle lui ordonna de laisser tomber son épée, ce qu’il fit sans saisir le sens direct de l’ordre, laissant son corps réagir à sa place.
- Croyez bien que je sois désolée. Je ne voulais pas vous faire de mal, mais j’ai besoin de vous pour sortir car je ne me laisserais jamais capturée. Plutôt mourir.
Elle s’était penchée à sa hauteur et il sut qu’elle était sincère. Sa voix était douce et triste, belle.
- Maintenant levez-vous et marchez devant. Il ne vous arrivera rien si vous m’obéissez sans résistance.
Il se leva alors et Jéanna se plaça derrière lui, sa fine épée pointée dans son dos. Il se mit à marcher en direction des grandes portes de la forteresse.
- Les autres ne vous laisseront pas passer si facilement, dit-il d’une voix monocorde.
- Si.
- Vous ne pourrez faire face à des dizaines de soldats et quelques magiciens. Je vous ai battue aisément…
- Combien y a-t-il de magiciens ?
Elle enfonça un peu plus son épée dans les reins du Capitaine pour appuyer sa question.
- Quatre.
- C’est tout ?
- Ils obéissaient à Durza, l’Ombre. Le roi n’a pas jugé nécessaire d’en envoyer plus ici, les Vardens sont au Sud…
Ils arrivèrent près de l’entrée. Une trentaine d’hommes armés la surveillait, ils se mirent tous en garde en apercevant une ombre bouger dans l’obscurité, puis, lorsqu’ils reconnurent leur Capitaine, ils se détendirent. L’un d’eux s’avança, c’était le sergent qui accompagnait Kagan la veille.
- Capitaine… commença-t-il.
Il remarqua alors la présence de Jéanna, menaçant le jeune officier. Il dégaina aussitôt son épée, immédiatement suivi des gardes derrière lui.
- Ne bougez pas ou je transperce votre bien aimé Capitaine ! Déclara avec force Jéanna.
« Ne dites rien, ordonna-t-elle au Capitaine dans son esprit.
Le sergent s’immobilisa, attendant visiblement un signe quelconque de son supérieur, et ami. Mais le signe ne vint pas ; le Capitaine fixait le sol obstinément.
Il s’adressa alors à la jeune fille qu’il fut surpris de reconnaître.
- Celle qui souffle le vent… Nous te cherchons depuis un moment déjà. Relâche le Capitaine, tu n’as aucune chance, seule face à nous.
- Vous tenez si peu à la vie de votre supérieur alors ? Le nargua-t-elle.
- Ne fais pas de bêtises. Que vas-tu faire après l’avoir tué ?
- Je ne sais pas, peut-être passerais-je à vous ? Vous voulez essayer ?
Elle chuchota alors « Thrysta », et Kagan se courba subitement les mains autour du cou, essayant de respirer, luttant, impuissant, pour enlever cette force qui enserrait sa gorge.
Une vague de murmures parcourut l’assemblée, le sergent regarda, horrifié et hésitant, le Capitaine suffoquer, devenir rouge, tomber à genoux.
- C’est bon arrête !
Jéanna coupa le flux de magie, un peu plus affaiblie qu’auparavant. Qu’était-elle en train de faire ? Quelle folie l’avait embarquée jusqu’ici ?
Le Capitaine, libéré, toussa violemment, respirant par à coups bruyants et douloureux.
- C’était le bon choix, affirma-t-elle. Maintenant…
Soudain, elle entendit le bruit caractéristique d’une corde vibrer.
Plus vive et souple qu’un chat, elle se plaqua sur le sol, sentant passer juste au-dessus de sa tête deux traits fendre l’air. Elle se releva aussitôt pour ne pas être déroutée par une offensive, mais ce qu’elle vit alors la fit bien plus frissonner. Devant elle, le Capitaine avait basculé sur ses mains poussant un faible râle, les deux flèches plantées dans son dos.
Jéanna entendit les jurons chuchotés de ci de là par les soldats. Réprimant ses véritables sentiments, elle sourit et lança clairement :
- Voyez ! Vous ne pouvez même pas m’avoir par la ruse !
Elle se pencha et empoigna l’épaule du blessé, lui ordonnant de se lever. Ce dernier s’exécuta avec difficulté.
Il fallait qu’elle fasse plus pour impressionner la garnison, car si une autre patrouille venait en renfort, elle ne donnait pas cher de ses tours de passe-passe. Cependant, elle n’avait plus peur, la confiance avait étrangement ressurgit en elle, et elle éprouvait une certaine délectation à se montrer arrogante et sûre d’elle.
Elle scruta les hommes réunis autour d’elle. Aucun ne bougeait, trop abasourdi par ce qu’ils venaient de faire, blesser leur propre Capitaine. Enfin, elle trouva ce qu’elle cherchait, ceux qu’elle cherchait.
Trois hommes et une femme se tenaient à l’écart, visiblement ils hésitaient à agir. Ils n’étaient pas vêtus d’armure, mais de tuniques ou de robes. Jéanna ferma son esprit, libérant momentanément Kagan qui peinait à se maintenir debout. Et tout à coup la puissance des quatre magiciens s’abattit sur elle. Pourquoi n’avaient-ils pas attaqués plus tôt ?
Ceux qui assistaient à la scène virent le visage de Celle qui souffle le Vent se crisper tout à coup, ses yeux auparavant si brillant s’assombrir, sa peau devenir extrêmement pâle.
Ils auraient pu l’attaquer tandis qu’elle résistait à l’assaut des magiciens, car ils ne doutaient pas que c’était leur œuvre, mais aucun n’avait envie d’affronter celle qui avait survécu à une chute de plusieurs dizaines de pieds. Elle méritait le respect, et tenait entre ses mains la vie d’un supérieur qu’ils appréciaient tous.
Un silence pesant s’installa. Une brise rafraîchissante passa entre les immenses portes de bois et de fer. Jéanna résistait tant bien que mal, elle savait qu’à quatre ils étaient plus forts qu’elle, mais refusait de lâcher prise, jamais elle n’abandonnerait. Pas si près du but.
Elle se concentra sur ce qui lui donnait le plus le courage de résister. Elle pensa à lui. Malgré tous les doutes qui assaillaient son cœur, elle pressentait que désormais, le passé rejoignait le présent. Que leurs destins étaient vraiment liés entre eux. Pourquoi se seraient-ils rencontrés sinon ?
Elle ferma les yeux, appréciant la bouffée de vent qui s’était engouffrée dans l’allée, ouvrant son cœur qui pulsait intensément dans sa poitrine, son esprit focalisé sur ses yeux bleus, percevant néanmoins au fond de son âme ce doute si regrettable qui l’empêcherait de vivre s’il se réalisait. Elle murmura une profonde prière, oubliant la tension qui se faisait plus forte dans sa tête.
Soudain, le vent se mit à souffler aussi fort qu’en pleine tempête.
Les flambeaux s’éteignirent sous la puissance colossale du souffle.
L’énergie fluide et insaisissable la percuta sans la déstabiliser. Elle semblait la caresser, s’infiltrer dans chaque parcelle de son corps, lui procurant courage et vigueur, volonté de liberté et de victoire.
Liberté et victoire.
Ces deux notions s’intensifièrent, s’incrustant dans sa chaire et ses os. Elle ne pouvait être que libre, et pour se faire, vaincre.
Ils étaient tous pliés en deux, luttant contre les bourrasques venues de nulle part. Au centre, toujours droite et fière, Celle qui souffle le Vent avait rouvert les yeux. Elle fixa un instant les quatre magiciens qui avaient tardé à agir, et ils s’écroulèrent sur le sol, inconscients.
Ensuite, elle releva le Capitaine Kagan et le menaçant toujours de son épée, traversa les Grandes Portes sans paraître sentir les incroyables courants d’air qui parcouraient la ville, les soldats se dégageaient sur son passage.
Ils disparurent dans la nuit.
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