- Je vais voler un peu ce matin, déclara Eragon après avoir avalé en vitesse son petit déjeuner. Je veux m’assurer que les Urgals ne se sont pas trop rapprochés…
- Très bien… On se retrouvera plus loin alors, répondit Jéna.
Elle aida le dragonnier à installer Arya sous le ventre de Saphira, puis il enfourcha la créature ailée avec une perceptible impatience et ils disparurent tous les trois dans les airs.
La jeune fille resta pensive un moment, le regard tourné vers le ciel puis termina de seller Puceron et de sangler ses affaires. Un peu plus loin, Murtagh faisait de même mais avec plus de hargne.
- Tss… Il n’a même pas le cran de rester avec moi dans les parages, siffla-t-il.
- Laisse-lui le temps de digérer. C’est mieux pour vous deux. Toi aussi tu es en colère et as besoin de te calmer.
Jéanna éteignit le maigre foyer du campement avec de la terre et grimpa en selle. Le jeune homme lui tendit les rênes de l’étalon d’Eragon avant de l’imiter et d’ouvrir la voie à travers les montagnes.
Ils avancèrent aussi rapidement que possible sur les sentiers dangereux bordant des pentes abruptes et des ravines sans fond. Jéanna sentait contre elle le pendentif d’argent pulser tel un vrai cœur fait de chair et de sang. Les battements forts et accélérés par la crainte la réchauffaient intensément et elle se réjouissait d’avoir enfin compris, de l’avoir enfin retrouvé.
Jusqu’au réveil d’Eragon et de Saphira, elle était restée dans ses bras, savourant l’odeur et la chaleur du jeune homme qui pressait son visage contre ses cheveux, sa respiration régulière venant se perdre sur sa nuque et la faisant frissonner. Une question cependant les avait taraudés : devaient-ils montrer, dire à Eragon et Saphira leur brutal attachement ? Leurs compagnons ne seraient sans doute pas extrêmement surpris, mais cela ne jetterait-il pas une gêne dans leurs relations ? Au final ils avaient décidé de ne rien dévoiler et de se concentrer plutôt sur leur objectif : trouver les Vardens avant de se faire rattraper par les Urgals.
Une demi-heure environ après leur départ, Saphira atterrit devant eux.
- Qu’est-ce qu’il y a encore ? Les apostropha sèchement Murtagh.
- Les Urgals nous rattrapent, répondit Eragon en désignant un point en amont de leur position.
- Quelle distance avons-nous à parcourir jusqu’aux Vardens ? s’enquit Jéanna.
- Normalement ? On en a encore pour cinq jours au moins. A la vitesse à laquelle nous avançons, peut-être trois. Mais les Urgals se rapprochent trop rapidement, si demain nous ne sommes pas arrivés je ne donne pas cher de nos peaux ainsi que celle d’Arya.
- Elle tiendra bien un jour de plus ! Dit Murtagh.
- On ne peut pas compter là-dessus. Le seul moyen de parvenir chez les Vardens à temps est de ne plus nous arrêter pour dormir.
Murtagh eut un rire amer, mais c’est Jéanna qui prit la parole.
- Eragon ! C’est impossible, cela fait des jours qu’aucun d’entre nous ne dort suffisamment. Sans compter les chevaux ! Ils ne tiendront pas la route !
- On verra bien. On n’a pas d’autre choix de toute façon, lâcha Eragon avec dépit.
- Nous pourrions vous laisser, Jéanna et moi, lança soudain Murtagh. En volant vous iriez plus rapidement et les Urgals seraient forcés de diviser leurs forces en deux… Ainsi vous auriez plus de chance de rejoindre les Vardens rapidement.
- Ce serait du suicide ! S’exclama Eragon. Ils vous traqueraient comme du gibier, et pour une raison qui m’échappe, ils sont bien plus rapides que nous qui sommes à cheval ! Non, notre seule échappatoire et de nous rendre chez les Vardens, ensemble.
Jéanna s’approcha de Murtagh et lui souffla calmement :
- Il a raison, nous devons rester ensemble, il y aura certainement une gorge par laquelle tu… nous pourrons nous enfuir. Pour le moment mieux vaut poursuivre notre chemin avec eux.
Le jeune homme la fixa, une étincelle au fond des yeux.
- Tu ne m’abandonneras pas ? Murmura-t-il doucement pour que seule Jéanna l’entende.
- Plus jamais, affirma-t-elle, toute hésitation disparue de sa voix.
- …D’accord. Je m’en irai plus tard, déclara-t-il à Eragon. Quand nous serons près des Vardens, je m’éclipserai par le fond d’une vallée et me rendrai au Surda. Je saurai m’y cacher là-bas sans attirer l’attention.
- J’irai avec lui Eragon, ajouta la jeune fille.
- Donc vous restez encore un peu ?
- Qu’on dorme ou pas, nous te mènerons aux Vardens, promit Murtagh.
Visiblement soulagé, Eragon reprit les rênes de Feu de Neige et s’élança au galop immédiatement suivi de Jéanna et Murtagh.
Le cœur de la jeune fille battait la chamade. Elle revoyait sans cesse le regard ému de Murtagh quand elle avait affirmé qu’elle resterait avec lui. Elle avait enfin fait son choix. Comment avait-elle pu douter ainsi ?! Le compromis l’avait cependant aidée : rester et mener Eragon en sûreté et partir ensuite avec Murtagh. Elle respectait de cette façon les deux promesses qu’elle avait faites.
Toute la journée, ils avancèrent à vive allure, ne ménageant pas leurs montures qui renâclaient d’épuisement. Lorsque la nuit arriva, les Urgals s’étaient considérablement rapprochés et la menace leur nouait le ventre. Ils ne s’arrêtèrent pas un instant, somnolant plutôt à tour de rôle sur leurs selles. Le matin les découvrit l’esprit et le corps vidés et les yeux rougis par la fatigue.
Enfin, ils s’enfoncèrent dans une vallée recouverte d’arbres qui, ils l’espéraient, ralentiraient la progression des créatures belliqueuses derrière eux ; mais c’était peine perdue, les Urgals ne semblaient rencontrer aucun obstacle infranchissable, ni les jours de marches ni l’environnement boisé ne les freinaient. D’où tiraient-ils toute cette énergie ?!
Un peu plus loin, à travers les troncs et les branches des pins, ils entendaient l’écoulement d’une rivière : la Dent-d’Ours. Le repère des Vardens devait se trouver au fond de la vallée, à quelques heures à peine de leur position actuelle.
- Comment ferons-nous pour partir ? S’écria Murtagh. Je ne vois aucune vallée transversale et les Urgals sont juste derrière !
- Ne t’inquiète pas pour ça ! S’impatienta Eragon. Il y a sûrement une issue au bout.
Il mit pied à terre et rejoignit Saphira qui s’était posée dans une clairière pour les attendre.
- Je vais monter Saphira un moment, déclara-t-il en détachant l’elfe de la dragonne. Veillez sur Arya.
Il l’attacha sur Feu de Neige et grimpa sur la dragonne.
- A tout à l’heure !
- Sois prudent ! lancèrent Murtagh et Jéanna.
Eragon leur fit un rapide signe de la main puis Saphira arqua son long corps musclé et s’envola dans les airs.
- Ils trouveront une issue, assura Jéanna.
- J’espère…fit-il avant de talonner Tornac.
Ils arpentèrent le bois durant une heure, Jéanna tenait les rênes de Feu de neige. De temps en temps elle s’assurait que l’elfe, agitée de spasmes irréguliers, ne glissait pas et portait une main à son front : il était brûlant. S’ils n’atteignaient pas les Vardens d’ici peu, elle mourrait.
Soudain, Murtagh s’arrêta.
- Qu’y a-t-il ?
Le jeune homme descendit de selle et s’agenouilla, effleurant de ses doigts le tapis d’épines et de lichen. A ce moment, Saphira apparut et atterrit sur le sol non sans le faire trembler. Eragon était étrangement pâle et affaibli. Jéanna s’approcha d’eux.
- Que s’est-il passé ?
- J’ai commis une erreur, avoua Eragon. Les Urgals sont entrés dans la vallée, j’ai voulu les désorienté mais j’ai oublié une règle primordiale de la magie et l’ai payé cher.
- Tu es encore là et c’est le plus important. Tu as vu si nous étions bientôt arrivés ?
- Non, je n’ai pas regardé…
- J’ai repéré des empreintes de loup, les interpella Murtagh en s’approchant. Sauf que celles-ci sont énormes, les bêtes auxquelles elles appartiennent doivent être dangereuses, même pour toi Saphira. Il faudrait que tu voles en cercle au dessus de nous pour éloigner les prédateurs sinon vous ne retrouverez de nous à peine de quoi remplir un dé à coudre…
- C’est de l’humour ? demanda Eragon en souriant faiblement.
- Oui, de l’humour noir, répondit-il en se frottant les yeux ; ils étaient tous les trois épuisés.
- Comment font les Urgals pour ne pas fléchir ? S’indigna Jéanna.
- Saphira dit qu’ils sont beaucoup plus grands que ceux que nous avons déjà croisés, les informa Eragon.
- Ça explique tout alors ! s’exclama Murtagh. Si elle a raison, ce sont des Kulls, l’élite des Urgals. Ils sont increvables, même après plusieurs jours de course forcée sans manger ni dormir, ils sont aptes à se battre et il ne faut pas moins de cinq hommes pour en abattre un !
- Nous avons une chance de les distancer ?
- Je ne sais pas… Si tu veux sauver Arya tu ferais mieux de l’emporter avec toi et Saphira et nous laisser ici. Nous trouverons une voie pour nous échapper et vous, vous serez en sécurité à destination.
- Ne dis pas ça ! Aidez-moi à la sauver, on peut y arriver. Disons : une vie pour une vie, en expiation pour la mort de Torkenbrand…
- Je n’ai rien à expier ! S’insurgea Murtagh. Tu…
Une corne de chasse résonna soudainement dans les profondeurs de la forêt.
- Je t’en dirai plus tout à l’heure, dit Murtagh en courant se mettre en selle.
Jéanna et lui partirent au galop tandis que Saphira s’envolait de nouveau.
- Tu n’étais pas obligé de t’emporter ! S’exclama Jéanna tout en guidant les montures.
- Ne commence pas à jouer les malignes toi non plus, tu n’es pas ma mère ! vociféra-il.
La jeune fille expira fortement, partagée entre l’énervement et la tristesse. Elle doubla son compagnon et s’élança en avant sans le regarder.
Derrière eux, ils entendirent des chutes de pierres fendre le calme du crépuscule. Les énormes rochers tombaient du ciel et se fracassaient contre les falaises, écrasant les Kulls en dessous ; les cris poussés par les monstres se répercutaient contre les parois rocailleuses.
Les chevaux étaient vraiment épuisés, Murtagh et Jéanna décidèrent alors de mettre pied à terre et de courir pour leur laisser un moment de faux répit. Ils étaient eux aussi fatigués mais ne pouvaient ralentir trop au risque de se faire rattraper par leurs poursuivants qui réduisaient déjà l’écart à vue d’œil.
La nuit déposait son voile d’obscurité au-dessus des montagnes lorsqu’ils débouchèrent sur les rives du fleuve Dent-d’Ours où Eragon et Saphira les attendaient. Ils ne s’arrêtèrent pas et continuèrent leur chemin, Eragon les rejoignant en trottinant. Saphira quant à elle les suivait un peu plus loin sur la rive, là où les arbres ne la gênaient pas.
- As-tu vu une gorge par où nous pourrions nous esquiver ? S’enquit Murtagh brusquement.
Eragon hésita un moment, puis, entre deux respirations, finit par lâcher le « non » qu’ils craignaient tous plus ou moins. Murtagh jura entre ses dents et s’immobilisa.
- Tu es en train de me dire qu’il faut que j’aille chez les Vardens ?!
- Oui, mais cours, les Urgals sont juste derrière nous !
- Non ! rugit Murtagh. Je n’irai pas chez les Vardens, c’est de ta faute, tu as certainement vu dans l’esprit de l’elfe qu’il n’y avait pas d’autres sorties ! Si tu me l’avais dit plus tôt j’aurai trouvé une autre solution !
- Je savais simplement où aller, c’est tout ! Tu ne peux pas me reprocher quelque chose que je ne savais pas ?!
De rage, Murtagh frappa son poing dans un tronc d’arbre. Sa fureur était palpable, aussi bouillante qu’un charbon incandescent.
- Qu’y a-t-il entres les Vardens et toi ? demanda Eragon, pressé de vouloir repartir avant que les Urgals ne leur tombent dessus. Jéna ! Tu sais quelque chose ?!
La jeune fille soupira et s’approcha de Murtagh. Elle posa une main sur son bras :
- Murtagh, fit-elle d’une voix douce et sérieuse.
Il se retourna, désemparé et plongea son regard clair dans le sien. Sans un mot elle acquiesça à sa demande muette, pressant légèrement son bras comme si ce geste pouvait lui confier le courage et l’assurance qu’elle avait. Il devait le faire maintenant, il n’avait plus le choix.
- D’accord, tu as le droit de savoir Eragon, commença Murtagh d’une voix basse et torturée. Je… je suis le fils de Morzan, le premier et dernier des Parjures.
Voilà. C’était fait. Il l’avait dit, enfin ! Un poids immense disparut de sa poitrine, il se sentait plus léger même si une nouvelle angoisse apparaissait dans son cœur. Il sentit la main rassurante de Jéanna se faufiler sans sa paume et lui apporter ce réconfort qui lui avait tant manqué.
Soudain, Saphira surgit de la nuit, écrasant sur son passage les arbres et les buissons. Elle se plaça près d’Eragon, les babines retroussées, les crocs saillants. Son dragonnier s’empara de Zar’roc et demanda, méfiant :
- Tu es son héritier ?
- On ne choisit pas son père ! Lança Murtagh.
Jéanna s’interposa une fois de plus entre eux.
- Eragon, baisse ton arme, elle ne sert à rien.
- Tu le savais alors ?
- Bien sûr que oui, et je peux te jurer qu’il ne vous fera pas de mal, s’il l’avait voulu tu crois qu’il t’aurait tant de fois sauver la mise ?!
- Et si ce n’était que parce que tu étais là ?
- Non, ça ne change rien…
- Regarde ! Ordonna soudain Murtagh.
Il leur tourna le dos et déchira sa chemise avec violence, révélant une mince cicatrice irrégulière qui parcourait son échine de l’épaule droite à la hanche gauche.
- Tu vois ça ? Dit-il amèrement. Je n’avais que trois ans quand il m’a fait ça. C’est bien la seule chose qu’il m’ait jamais donné. Il a meurtri mon corps avec cette épée que tu portes à la ceinture, le seul héritage que je comptais recevoir, mais Brom l’a prise quand il l’a tué. Comprends bien que je n’aime ni l’Empire, ni le roi et que je ne te veux aucun mal ! conclut-il presque suppliant.
Tout à coup, une corne résonna dans l’obscurité, elle était proche, trop proche.
- Ils arrivent, souffla Jéanna, il faut filer !
Ils partirent en trottant à côté des chevaux, Saphira fracassait les arbres sur son passage.
- Qu’est-ce qui me prouve que tu ne me mens pas ? demanda Eragon.
- Je serais un idiot pour inventer un tel mensonge tu ne crois pas ? Rétorqua Murtagh.
- Tu pourrais travailler pour l’Empire et ainsi conduire les Urgals jusqu’aux Vardens…
- Dans ce cas je ne serais pas là à fuir comme un vulgaire lapin.
« Parle pour toi, grogna Saphira mais Murtagh ne l’entendit pas, son esprit toujours replié sur lui-même.
Ils sortirent de la forêt et se retrouvèrent sur une plage de galets entourant le lac. Ils se mirent alors à le contourner, avançant lentement pour ne pas glisser. Les premiers Urgals apparurent derrière eux et les forcèrent à accélérer et à sortir leurs épées pour se défendre bien que Saphira se chargeait de créer la discorde dans les rangs ennemis.
Ils atteignirent une chute d’eau qui couvrait les cris de guerre des Kulls, il leur était d’autant plus difficile de percevoir leurs positions que la nuit devenait de plus en plus sombre et le fleuve ne reflétait pas assez la faible lueur des étoiles pour les aider.
- C’est là ? Cria Jéanna pour couvrir le torrent d’eau.
- On va le savoir tout de suite !
Eragon lança alors une pierre contre la paroi et prononça fortement :
- Ai varden abr du Shur’tugal gata vanta ! La gardienne des Dragonniers à besoin d’entrer !
Ils attendirent quelques secondes mais rien ne se passa…
- Et maintenant ? Hurla Jéanna dont les cheveux flottaient derrière elle telle une immense crinière brune.
- Je ne sais pas, ça devrait être là pourtant. Je suis perdu.
- Si tu demandais à l’elfe, proposa Murtagh.
- Impossible, elle n’aura pas l’énergie de parler.
- Alors trouve quelque chose ! On ne résistera pas très longtemps à une armée entière.
En effet, les Urgals débarquaient par centaines et ils seraient bientôt à porter d’épée ; pour l’instant Saphira les protégeait de son flanc mais elle ne tiendrait pas éternellement.
- Venez, c’est par-là, l’entrée est de l’autre côté de la cascade ! déclara soudainement Eragon.
- Et les chevaux ?
- Je les convaincrai de passer.
Le dragonnier détacha Arya de l’étalon blanc et la harnacha sur le dos de Saphira qui s’éleva au-dessus du lac ; puis il pénétra dans l’esprit des chevaux, leur faisant comprendre que s’ils ne les suivaient pas, ils subiraient une mort atroce et seraient mangés pas les Urgals. Les bêtes saisirent le sens principal du message et s’engagèrent à travers le mur glacial. Murtagh les rejoignit, disparaissant dans l’écume. Après avoir jeté un dernier coup d’œil aux Kulls, Jéanna s’enfonça dans l’eau froide jusqu’à la taille puis prit une grande goulée d’air et plongea sous la cascade. Elle fut momentanément emportée par la puissance de la chute d’eau, mais parvint à se propulser à l’air libre en donnant un coup de pied sur un rocher. Elle nagea ensuite un moment jusqu’à la rive, expulsant d’une quinte de toux l’eau qu’elle avait aspirée. Elle entendit vaguement Saphira fendre la muraille liquide et sentit des gouttes tomber autour d’elle bruyamment. Murtagh était juste devant elle. Ils se hissèrent hors de l’eau, épuisés, alourdis par leurs vêtement et épées.
Jéanna s’appuyait sur les genoux pour récupérer lorsqu’elle entendit la voix de Murtagh l’appelée :
- Jén… commençait-il.
Alertée elle se redressa brusquement et se retrouva nez à nez avec une épée braquée sur elle par un homme en armure. Il y en avait une dizaine rassemblé à quelques mètres, ainsi que d’autres, plus petits et trapus… des Nains. Derrière elle, deux hommes ramenaient les chevaux vers la rive en suivant un passage près de la paroi où ils avaient pied. Saphira s’était posée un peu plus loin, devant l’entrée d’un profond tunnel qui semblait sorti de nulle part. Murtagh, lui avait été poussé au centre du groupe armé, une dague appuyée contre la gorge que tenait un homme chauve vêtu d’une longue tunique pourpre et or : un magicien.
Une vive colère mêlée à la peur s’empara alors de Jéanna. Elle fit un pas en avant, faisant fi des menaces qui planaient sur elle et son compagnon, poussée uniquement par le désir de lui venir en aide.
- Ne bouge pas gamine ! Ou je n’hésite pas ! lança le Chauve en pressant sa lame.
- Il est avec nous ! riposta-t-elle fermement. Nous accompagnons un dragonnier !
- Vraiment ? C’est une information intéressante, mais dis-moi ma chère, où est-il ton dragonnier ? ricana-t-il ?
Jéanna frémit, par peur et dégoût après avoir entendu la façon dont le Chauve l’avait appelée. Elle se retourna et fixa l’eau à la recherche du garçon. Soudain, un nain plongea du rebord et nagea jusqu’à la cascade d’où il ressortit Eragon, le tirant par la chemise et grommelant dans sa barbe des mots dans une langue étrange et gutturale. La jeune fille se précipita à leur rencontre sans se soucier du garde et aida le dragonnier à se relever, le soutenant jusqu’à la terre ferme. De l’autre côté du rideau d’eau, les Urgals étaient attaqués par des ennemis invisibles. Des flèches venues des hauteurs les transperçaient sans ménagement, les tuant par dizaines.
Quand Eragon prit la mesure de la situation et vit Murtagh ainsi menacé, il inspira, concentré, prêt à lancer un sort, mais le Chauve l’interrompit avant.
- Arrête ! Si tu uses de la magie, je tuerai ton délicieux ami. Elle a eu la bonté de m’apprendre que tu étais un dragonnier, continua-t-il en désignant Jéanna du menton. Mais si tu tentes la moindre folie, je le saurai. Tu ne peux rien me cacher.
Eragon voulut dire un mot mais le mage le coupa de nouveau :
- Tais-toi, si tu dis un mot, si tu fais un geste sans y être autorisé, il mourra. Maintenant tout le monde à l’abri.
Il se tourna alors et poussant Murtagh devant lui s’enfonça dans le tunnel creusé dans la montagne. Eragon et Jéna échangèrent un regard indécis et inquiet avant de suivre le groupe. Lorsqu’ils eurent tous pénétrer dans le grand couloir rocheux, une paroi se referma derrière eux, obstruant l’entrée de la caverne. On ne voyait plus la moindre trace d’ouverture. Désormais ils étaient enfermés dans la montagne.
Ils marchèrent un certain temps, seuls les multiples pas se répercutaient en écho dans l’immense corridor parfaitement taillé : les murs étaient droits et aucune aspérité n’était visible. Au bout d’un moment, Eragon toucha l’esprit de Jéna, se retrouvant une fois de plus devant l’îlot mystique qui protégeait les pensées de la jeune fille. Il y faisait étrangement froid, l’atmosphère était pesante, angoissante, angoissée.
« Jéna, souffla-t-il.
« Eragon ? Tu vas bien ? demanda-t-elle en tournant la tête vers lui.
Il acquiesça.
« Nous les avons trouvés, continua-t-il en désignant les Vardens de la tête.
« Mais à quel prix ? Une effrayante détresse marqua le sens de ses paroles, le dragonnier l’avait rarement sentie si anxieuse.
« Ne t’inquiète pas pour Murtagh, je ne laisserai personne lui faire de mal, Saphira non plus. Même… après ce qui s’est passé tout à l’heure.
« Je ne permettrai pas qu’on lui fasse de mal non plus, surtout pas lui, déclara-t-elle, Eragon aperçut l’image du Chauve dans l’esprit de Jéna, ainsi que les sentiments de haine qui auréolait ce souvenir. Je vous protégerais vous aussi, je le promets.
« Merci. Ensemble nous sommes plus forts, tu as raison.
Le dragonnier ressentit alors la vague d’amour et d’espoir dont son amie était gorgée et lui en fut reconnaissant.
Enfin, ils s’arrêtèrent dans une pièce éclairée par d’étranges lumières magiques accrochées à chaque coin. On leur confisqua leurs armes puis le Chauve ordonna à Eragon d’abaisser ses barrières mentales pour le sonder.
- Attendez ! Le coupa Jéna.
- Tais-toi !
- Mais elle va mourir ! S’emporta-t-elle en désignant Arya.
- Cela peut attendre, personne ne quittera cette pièce avant d’avoir été testé.
- Ne vois-tu pas que c’est une elfe Egraz Carn ? S’exclama le nain qui avait sauvé Eragon. Nous ne pouvons pas la garder ici si elle est en danger, Ajihad et le roi réclameront nos têtes si nous la laissons mourir.
Le Chauve se crispa mais reprit aussitôt son calme et répondit avec une douceâtre douceur :
- Bien sûr Orik, ce n’est pas ce que nous souhaitons
Il ordonna ensuite qu’on descende l’elfe et l’emmène voir des guérisseurs. Avant cela, Eragon leur révéla le nom de l’antidote qui la sauverait. C’était Arya qui le lui avait révélé. Le Chauve s’approcha ensuite de lui et dit :
- Prépare-toi à être sondé.
- Je suis prêt, répondit Eragon, une lueur de défit dans le regard.
- Parfait, dans ce cas…
- Ne lui fais aucun mal, menaça Orik. Le roi t’en tiendrait rigueur.
- Tant qu’il ne résiste pas, fit le Chauve en souriant.
Il murmura quelques mots et soudain le visage d’Eragon se crispa de douleur. L’effroi saisit Jéna qui sentit monter en elle un fort mépris envers cet homme, il prenait vraisemblablement un plaisir fou à faire souffrir le jeune garçon. Mais elle ne pouvait rien faire pour l’aider, si elle tentait d’unir son esprit au sien, elle risquait de le déstabiliser et s’il cachait certains secrets… De plus, intervenir n’aurait fait qu’envenimer leur situation déjà incertaine.
Enfin, l’examen se termina, mais trop affaibli, Eragon vacilla et serait tombé lourdement sur le sol si Orik ne l’avait pas retenu de ses bras puissants.
- Tu as été trop loin ! Il n’est pas assez fort pour le supporter ! S’emporta-t-il.
- Il vivra, répondit le Chauve avec sécheresse et indifférence. C’est tout ce qui compte.
- Qu’as-tu trouvé ?
- …
- Eh bien ? Est-il digne de confiance ou pas ?
- Il… n’est pas votre ennemi, admit le Chauve à contrecœur.
Une vague de soulagement agita les soldats présents.
Le mage se détourna, les mains croisées dans le dos, puis ses petits yeux se posèrent sur Jéanna.
- Maintenant, à toi, très chère, dit-il d’une vois mielleuse et désagréable.
Elle ne déglutit pas pour qu’il n’ait pas le plaisir de l’impressionner et au contraire se redressa, un œil noir et déterminé fixé sur lui. Elle expira paisiblement, prête à l’affrontement ; elle avait en effet eu le temps de se préparer et de protéger les souvenirs précieux qui ne devaient pas tomber entre les mauvaises mains ainsi que ceux, trop personnels pour être révélés... Le Chauve évita son regard et posa sa paume contre son front, murmurant les mêmes sons inaudibles que précédemment.
Jéanna sentit une pointe glaciale transpercer son crâne. Instinctivement elle résista avant de se laisser faire passivement. Néanmoins la douleur ne s’atténua pas, elle brûlait son esprit comme un fer chauffé à blanc et la jeune fille se mordit la lèvre jusqu’au sang pour ne pas défaillir. Elle crispa les paupières pour ne pas lâcher ce monstre une seule seconde ; bientôt ses yeux devinrent si sec et en même temps si gorgé de larmes de douleur que même la faible lueur des lampes était insupportable.
La Chauve scruta son passé avec attention ; il sembla surpris en apprenant son identité ainsi que celle de ses parents et s’attarda longuement sur leur exécution. Elle eut la sensation qu’il se délectait de leur mort et cela la répugna. Ensuite, il porta une attention particulière à sa rencontre avec les Elfes, mais ses serments en Ancien Langage lui défendaient de révéler ce qu’elle avait vécu chez eux et il parut déçu et frustré. Il avait bientôt terminé, mais pas Jéanna. Comme juste retour sur ce qu’elle avait enduré, elle expira calmement et fit fondre la tempête.
Eragon se remettait tant bien que mal de l’inspection du Chauve. Il regardait Jéna subir la même épreuve : elle fixait intensément son bourreau sans ciller, ses yeux étaient brillant, rougis, des larmes coulaient sur ses joues, un filet de sang s’échappait de ses lèvres. Son visage était sévère et fier, mais elle souffrait.
Plusieurs minutes s’écoulèrent. Soudain, le regard du Chauve s’agrandit, comme effrayé ; il fronça les sourcils qu’il n’avait pas et ôta vivement sa main du front de la jeune fille avant de l’abaisser sur elle avec brutalité.
Jéanna reçut la gifle de plein fouet et tituba sans tomber. Elle se redressa et lança un regard assassin au Chauve. Murtagh, lui, tenta de réagir, mais le garde qui le tenait à la place du mage, l’attrapa par sa chemise déchirée et appuya un peu plus son épée contre son cou.
- Tu me le paieras insolente ! Cracha le Chauve avec fureur.
- Vous me le paierez, répliqua-t-elle en se frottant la joue.
- Je te laisse passer, mais parlerai de ton insoumission à Ajihad, il décidera de ton sort.
Il se tourna ensuite et s’avança près de Murtagh. Le jeune homme s’agita de nouveau, mais trop brusquement, la lame entailla sa gorge laissant une belle trace de sang sur son passage.
- C’est ton tour.
- Non.
- Nous ne te protégerons pas ici si tu refuses.
- Vous avez déclaré Eragon digne de confiance, et Jéanna aussi. Donc vous ne pouvez pas me menacer de les tuer pour m’influencer. Dès lors, rien de ce que vous direz ou ferez ne me forcera à vous ouvrir mon esprit.
- Et ta vie ? Je peux toujours te la prendre.
- Ça ne servira à rien, dit Murtagh avec conviction.
- Tu n’as pas le choix ! tonitrua le Chauve.
Il plaqua alors ses mains sur les tempes de Murtagh et tenta de forcer le passage vers sa conscience. Jéanna réagit aussitôt. Chassant sa peur, elle se concentra et étendit son esprit vers celui du jeune homme et malgré ses défenses de fer s’y infiltra et lui offrit ses forces pour soutenir l’assaut cruel. Elle devait l’aider et elle seule pouvait le faire.
Elle assistait à la scène de l’intérieur et de l’extérieur pouvant ainsi remarquer narquoisement la frustration de l’homme face à cette résistance infaillible. Il enfonçait ses doigts minces dans les tempes de Murtagh comme s’il tentait de lui broyer le crâne, la douleur était grande, mais pas autant que celle qu’infligeait son attaque mentale. Cependant Jéanna se sentait étrangement bien ainsi liée à Murtagh. Ils ne parlaient pas, ne pensaient à rien. Elle avait l’impression d’être dans un cocon, les sons lui paraissaient ténus, étouffés. S’il n’avait pas fallût se concentrer un bonheur ardent l’aurait envahit. Néanmoins, la réalité n’était pas si belle. Malgré le fort lien qui les unissait et qu’elle appréciait, elle avait des difficultés à garder son calme pour que personne ne la soupçonnât. Elle était obligée de serrer les poings dans le dos, enfonçant ses ongles dans ses paumes et de se forcer à respirer normalement et ne pas retenir son souffle sous l’effort.
Enfin, l’incroyable pression disparut lorsqu’Orik intervint une nouvelle fois en écartant le Chauve de Murtagh qui chancela, la respiration saccadée. Il leva la tête vers elle, ses yeux bleus assombris ; elle soutint son regard le plus longtemps possible après s’être retirée de son esprit par respect.
Le nain et l’homme se disputèrent, le premier défendait les jeunes gens, l’autre, cruel et soupçonneux ne voulait pas lâcher prise.
- Peut-il utiliser la magie ? Demanda brutalement le nain.
- Ce n’est…
- Peut-il utiliser la magie ? Rugit-il.
- Non.
- Alors que crains-tu ? Il ne peut pas s’échapper. Il ne peut accomplir nulle diablerie, du moins si tes pouvoirs sont aussi grands que tu le prétends. Mais ne m’écoute pas : interroge Ajihad pour savoir ce qu’il souhaite, conclut Orik.
- C’est bon, grommela-t-il. Maintenant tout le monde dehors ! Puisque je n’ai pas pu terminer mes vérifications, toi et tes… amis, resterez ici pour la nuit, dit-il à Eragon. Il sera tué s’il tente de fuir, et vous aussi si vous l’aider.
Puis il tourna les talons et quitta la pièce.
Le nain promit de leur apporter à manger et sortit en dernier, la porte se refermant derrière lui.
Eragon s’affala contre le flanc de Saphira, la tension accumulée disparaissant tout à coup et ne lassant que fatigue et vide.
Murtagh se laissa aller contre la paroi de l’immense pièce et plaqua sa manche contre la fine coupure à son cou.
- Ça va ? demande Eragon.
Il acquieça.
- Il a obtenu quelque chose de toi ?
- Non.
- Comment as-tu pu lui résister ? Il est si fort !
- J’ai… j’ai été à bonne école… répondit Murtagh avec amertume.
- Je ne leur ai pas révélé qui tu étais, déclara Eragon.
Murtagh soupira, soulagé.
- Merci de ne pas m’avoir trahi.
- Ils ne t’ont pas reconnu ?
- Non…
Il tourna la tête vers Jéanna dont le regard était perdu dans le vide. Elle s’était assise entre eux, au milieu de la pièce. De temps à autre elle reniflait, ses mains tremblaient légèrement comme après une trop rude épreuve. Elle ne remarqua pas immédiatement l’attention qu’on lui portait, mais finit par s’en apercevoir. Elle releva brusquement la tête.
- Je ne lui ai rien montré sur toi non plus, affirma-t-elle.
- Merci Jéanna. Merci de m’avoir aidé, sans toi j’aurais eu plus de difficultés à lui résister.
- Saphira voulait t’aider aussi, mais tes défenses étaient trop épaisses, pourquoi ne l’as-tu pas laissée te porter secours également ?
- Je… ne souhaite pas que quiconque pénètre mon esprit, c’est le seul endroit où personne n’a le droit de s’introduire.
- Mais Jéna ?
- Elle, c’est différent, déclara le jeune homme à voix basse
- Excuse-moi Murtagh, je sais que je n’avais pas à faire ça. Je voulais t’aider, je ne supporte pas cet homme, il ne cherche que la souffrance des autres.
- Ce n’est pas grave… Je te remercie de l’avoir fait.
- Attendez ! Les interrompit Eragon. Je ne comprends pas. Comment as-tu pu aider Murtagh s’il n’a laissé passer personne ? Je ne savais pas que l’on pouvait sélectionner qui on voulait dans son esprit.
- C’est une manœuvre difficile mais possible, expliqua Jéanna. Mais je crois que seuls les magiciens peuvent le faire… Non. Je me suis infiltrée dans son esprit à son insu.
- De quelle façon ? Et qu’as-tu fait au Chauve pour qu’il te gifle ainsi ?
Le visage de la jeune fille s’assombrit et se fit dur.
- Mon père m’a enseigné plusieurs choses lorsque j’étais enfant. Notamment un moyen de se défendre contre un esprit adverse. Mais je ne sais le faire que contre un seul ennemi… Je lui ai tout simplement fait payer sa cruauté. En ce qui concerne Murtagh…
Elle chercha le regard du dénommé, hésitante. Le jeune homme haussa les épaules ; ça ne l’aidait vraiment pas…
- Alors ?
- Nous sommes très liés l’un à l’autre. Plus que je ne vous l’ai dit. C’est grâce à cela si j’ai pu lui venir en aide…
Elle sortit de sous sa veste un pendentif en argent. Eragon et Saphira la regardèrent, dubitatifs. Alors Murtagh découvrit la chaîne qu’il portait autour du cou, il y avait le même pendentif d’argent représentant un dragon.
- Mettez-vous à l’aise, dit Murtagh. Ça va durer un moment.
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