Retour auprès d'Albus, un peu plus de deux ans après la mort de Ginny, James et Lily.
XXX
Albus sort du bureau de McGonagall, en même temps que Rose, Hugo, Fred, Roxanne, Victoire et Ted. Les enfants de l'Ordre du Phénix au grand complet. Albus a encore en tête le serment qu'il vient de prononcer : « Je le ferai ». Et il ne ressent plus rien. Quelque chose est mort au fond de lui. Les mots lui ont échappés comme s'il attendait depuis longtemps que cette décision soit prise. Il servira d'appât pour piéger son père. Cela se passera à Poudlard, car c'est depuis toujours le bastion de l'Ordre, le symbole de leur triomphe sur la magie noire, et une place forte qu'ils seront à même de défendre.
Albus presse le pas, regardant droit devant lui, sans prêter attention aux murmures qu'il suscite. Cela fait une semaine qu'Harry a assassiné Kingsley Shacklebolt. Une semaine d'immobilisme glaçant, où plus aucune information n'est parvenue depuis la capitale, si ce n'est un tout nouveau numéro de la Gazette qui proclame la prise de pouvoir d'Harry Potter. Depuis, plus rien. Il ne se passe rien. Le nouveau mage noir doit remettre de l'ordre dans les institutions, éliminer ses opposants, ceux qu'il considère comme des traîtres, et placer ses pions à leur place. Il doit s'assurer le contrôle total du pays, avant d'entamer la prochaine étape.
Tout le monde attend. L'Ordre du Phénix attend. Et à présent, Albus aussi attend. Quand son père va-t-il frapper ? Quand son attention se tournera-t-elle vers Poudlard, et vers son fils ? Quand décidera-t-il de le réclamer ?
En plein mois de septembre, la réunion de l'Ordre s'était tenue en urgence au domicile de Ron et Hermione Weasley. Albus, ainsi que ses cousins et amis, avaient exceptionnellement transplané avec la directrice de Poudlard pour assister à la séance. Séance au terme de laquelle tout avait été décidé. Lorsque son père viendrait le réclamer, Minerva McGonagall fermerait les portes de Poudlard. Un refus catégorique. La suite n'est pas difficile à deviner. Il est évident qu'une bataille s'ensuivrait, et alors...
Albus serre les poings. Les couloirs se sont largement clairsemés, depuis l'assassinat du Premier Ministre. Les parents, partagés entre la sécurité qu'offre Poudlard et l'angoisse de savoir leur progéniture loin d'eux, avec le souvenir de la dernière bataille, ont pour la plupart choisi de rapatrier leurs enfants chez eux. Mais pas Albus. Tous les enfants de l'Ordre répondent présent, leurs parents sur le qui-vive, prêts à se manifester à la moindre alerte.
- Albus !
Albus ignore la voix de Rose pour s'enfuir plus loin dans le labyrinthe de couloirs. Il n'a pas envie de parler de ce qui vient de se passer. Il ne veut pas sentir la pitié de sa cousine trop compatissante lui coller à la peau, alourdir ses épaules de perspectives inéluctables. Il veut se retrouver seul.
Les autres ne tardent pas à comprendre ses intentions et le laissent tranquille. Il se doute bien que Rose se débrouillera pour le filer en douce, mais tant qu'il ne l'a pas dans les pattes, il s'en moque. Elle s'est toujours montrée protectrice avec lui. Depuis le début. Son attachement et leur complicité naturelle l'ont beaucoup aidé, mais quelques fois, elle l'étouffe.
La vérité, c'est qu'Albus se sait asocial, changé à jamais par ce qu'il a vécu. Il fait ce qu'il peut pour ne pas se déchainer sur Rose. Elle est bien souvent la seule à trouver les mots pour le calmer. Elle a recueilli ses larmes silencieuses dans l'obscurité, alors qu'à la surface du monde, il n'était qu'une façade froide, si dure qu'on en questionnait l'humanité. Albus a renoncé depuis longtemps à faire comprendre aux gens qu'il ne partage pas les crimes de son père.
Il s'arrête au beau milieu d'un couloir sans savoir pourquoi. C'est dimanche soir, à l'heure du dîner, l'endroit est désert. Il reste quelques instants appuyé contre le mur sculpté d'ogives, à contempler la lune à travers les vitraux. Un mouvement à la périphérie de son regard attire son attention. Une silhouette noire qu'il désespérait de trouver.
Sans réfléchir, Albus se met à la suivre, oubliant instantanément ses préoccupations, son existence toute entière absorbée, raccrochée à ce fait minuscule. Une échappatoire comme une autre. Il descend une enfilade de couloirs et se retrouve devant les toilettes du deuxième étage. Lorsqu'il entre, une main le saisit brusquement par le col et le plaque contre le mur carrelé :
- Qu'est-ce que tu fous, Potter ?
- T'es malade !
Sans répondre, Scorpius Malefoy le lâche comme s'il avait touché un ver particulièrement répugnant. Il recule jusqu'au fond de la pièce, ouvrant distraitement les portes des cabinets d'un coup de pied. Une fois assuré qu'ils sont seuls, il sort un paquet de cigarettes de sa poche d'uniforme et en allume une sans prononcer un seul mot. Ses mains tremblent autour du cylindre feuilleté, mais les premières bouffées semblent le calmer. Albus le regarde faire sans rien dire. Malefoy a les traits creusés. Son ascendance maternelle lui a légué des cheveux noirs qui soulignent les ombres de son visage anguleux. Les cernes dévorent ses yeux gris, qu'une subtile nuance de vert ne suffit plus à animer. Même s'il est évident qu'il tente de se contrôler, ses prunelles roulent dans leurs orbites avec une agitation qui trahit la folie. Il est grand et maigre, le teint pâle, les lèvres exsangues. Malgré cela, il garde la finesse, la grâce et l'insupportable noblesse des Malefoy. Albus n'y tient plus et pose la question qui le ronge :
- Où tu étais passé ? Les cours ont commencé depuis presque un mois ! On a tous cru qu'il t'était arrivé quelque chose !
Scorpius expire lentement, avec lassitude, sans le regarder :
- J'ai été occupé.
- Quand est-ce que tu es arrivé ?
- Hier soir.
Albus le contemple quelques instants, à la fois dépassé et exaspéré par son attitude lisse :
- Tu veux bien m'expliquer, s'il te plait ?
- Qu'est-ce que tu veux que je te dise, Potter ? Ça demande du temps de bosser pour ton père.
Pour la première fois, Scorpius a plongé son regard dans le sien. Et Albus sent revenir en masse toute la culpabilité que le monde cherche à lui faire porter.
- Il t'a fait faire quelque chose ?
- J'ai été réquisitionné. Comme tout le monde.
- Qu'est-ce que tu as fait ?
Malefoy se fend d'un sourire cynique :
- Je n'ai blessé aucun de tes petits amis de l'Ordre, si ça peut te rassurer.
- Tu fais partie de l'Ordre toi aussi.
- Oui... C'est drôle, j'avais presque oublié.
Albus ne relève pas la pique. Il regarde Malefoy jeter son mégot par la fenêtre entrouverte et enchainer avec une deuxième cigarette. Il n'aime pas ce qu'il voit dans ses gestes. Dans ses yeux, dans sa voix méprisante. Albus n'est pas le seul à savoir cacher ses émotions. Au contraire. Pour Scorpius Malefoy, dissimuler ses émotions est une question de survie.
- Scorpius...
Albus prend un risque en insistant. Il a peur de ce qu'il risque d'entendre, mais il ne peut se permettre de l'ignorer :
- Raconte-moi ce qui s'est passé. Pourquoi tu n'es pas venu à la rentrée ? Pourquoi ton père et toi n'avez pas donné signe de vie ? Vous étiez au Ministère ?
- Je te l'ai dit, on a été réquisitionnés. Ça m'étonne que l'Ordre ne t'en ait pas parlé. Mon père les avait prévenus que ton père attaquerait le Ministère très bientôt. Il ne savait pas quand, mais ce n'était qu'une question de jours. Ensuite il y a eu le blackout. Ton père nous a tous coupés du monde, plus personne ne pouvait entrer ou sortir de chez moi, ni communiquer avec l'extérieur. Il attendait le bon moment. Et quand il a décidé qu'il était temps... il a suffi d'activer les Gallions, et on a tous transplané, droit sur le Ministère. Ceux qui n'étaient pas au Manoir nous ont rejoints depuis les quatre coins du pays...
Il le fixe durement :
- Oui, j'étais au Ministère, déclare-t-il. J'ai jeté quelques Stupéfix en essayant de ne pas me faire tuer par les membres de l'Ordre.
- Aucun d'eux ne t'aurait visé. Tu le sais.
- Et pourquoi pas ? Aux yeux de monde, mon père et moi sommes des traîtres, non ? Histoire de changer...
- Les gens connaitront la vérité une fois que toute cette histoire sera finie. Tu le sais, tu...
- Et en attendant je fais quoi, Potter ? Tu crois vraiment que cette histoire va se régler du jour au lendemain ? Tu crois que vous allez gagner ? Mais est-ce que tu vis dans le même monde que moi ? Tu n'as pas vu ce qui s'est passé ! Tu ne réalises pas ! Potter vient de prendre le Ministère ! C'est lui qui dirige, maintenant ! C'est lui qui gagne ! Et tu sais quoi ? Mon père est l'un de ses plus fidèles lieutenants. Potter vit chez lui. Il faisait peut-être profil bas avant, mais maintenant qu'il tient le Ministère, maintenant que c'est officiel, il n'y aura plus de doute possible. Tout le monde sorcier va avoir la confirmation que Drago Malefoy a trahi et tué pour Harry Potter.
A mesure que les mots s'échappent de lui, Scorpius ne les contrôle plus :
- Il n'y aura plus de bruits de couloir, plus de suspicions. A partir de maintenant, ce seront des certitudes. J'en suis un, moi aussi ! Un fidèle de Potter ! Voilà qui je suis aux yeux de tout Poudlard à présent, espèce de fils de pute ! Alors ne vient pas me parler de ce que les gens penseront une fois que tout sera terminé.
Albus reste sans voix, mais Scorpius reprend :
- La moitié des gens qui me croisent se terrent de peur que je ne leur balance un Avada Kedavra ! Quant aux autres... Ce sera un miracle si je ne me fais pas lyncher à la sortie du cours de DCFM.
Malefoy passe une main devant son visage épuisé. Sa colère échappée de lui, il pousse un long soupir et écrase sa cigarette dans l'évier :
- Je ne devrais pas parler de ça avec toi. Pas de cette manière.
Albus le connait depuis suffisamment longtemps pour savoir que c'est sa forme la plus sincère d'excuses. Il s'approche de lui sans faire mine de le toucher, essayant d'accrocher son regard qui s'obstine à le fuir :
- Au contraire, je crois que je suis la personne la mieux placée à qui tu puisses en parler.
- Sans déconner. Tu te bats contre ton propre père. Tu en baves suffisamment.
- Non, je... Je sais que c'est à cause de moi si tu dois subir tout ça. Indirectement.
- Ne dis pas de conneries. Ton père est cinglé, c'est vrai. Mais ce n'est pas de ta faute et il n'y a rien que tu puisses y faire.
- Ta famille n'aurait pas dû vivre ça.
- Putain, ferme-la.
Malefoy se détourne de lui :
- Tu n'aimes pas que les gens aient pitié de toi, et bien je suis exactement pareil. Je sais pourquoi mon père a fait tout ça. Je sais pourquoi il nous a embarqués là-dedans. Ton père doit être stoppé. Ma conscience me dit que ce que je fais est juste. C'est seulement que parfois...
Il ne termine pas sa phrase, mais il n'en a pas besoin. Il garde les yeux ouverts sur le vide, sur les horreurs qu'il a vues. L'attaque du Ministère a été un vrai carnage.
Albus tend la main pour l'apaiser, mais Scorpius arrête son geste :
- Il faut que je te dise un truc. Je voulais te prévenir dès je suis rentré, mais toi et la bande, vous étiez partis.
- Oui, il y avait une réunion de l'Ordre.
- Tant mieux. J'ai des infos pour toi. Ton père m'a... chargé de préparer le terrain, pour toi.
Albus fronce les sourcils :
- Comment ça ?
- Je suis son agent infiltré.
- Tu viens de dire que tout le monde savait que tu étais impliqué.
- Je suis son infiltré à Poudlard, crétin. J'ai quinze ans. McGonagall ne peut pas me refuser l'accès à l'école. Je suis censé lui faciliter les choses lorsqu'il viendra te chercher.
Albus comprend soudain pourquoi Scorpius s'acharne à éviter son regard. Il a honte. Honte de ce que le père d'Albus lui a demandé de faire. De cela au moins, il est content de pouvoir le décharger :
- Tu n'as pas à t'en faire, c'est parfait.
- T'as vraiment un truc qui déraille.
- Non, sérieusement. L'Ordre s'est réuni pour ça. Tu as raison, mon père vient de gagner le Ministère. L'Ordre n'a rien pu faire pour l'empêcher, nous sommes trop peu nombreux pour survivre à une attaque frontale. Notre dernier recours, c'est de faire comme ce qui s'est passé la dernière fois. Couper la tête du monstre, détruire le mal à la racine. Attirer mon père dans un endroit où il ne pourra pas se défendre et le tuer.
Scorpius garde le silence quelques instants. L'angoisse, le malheur et la gravité se sont incrustés en lui. Lorsqu'il demande : « Tu as conscience de ce que tu dis ? », ce sont autant de motifs qui confortent Albus dans sa décision :
- Oui. Je ne dis pas ça à la légère. Il faut qu'on en finisse. Et je suis prêt à servir d'appât.
- Tu n'es pas sérieux...
- Et pourquoi pas ?
- C'est beaucoup trop risqué !
- Tu prends infiniment plus de risques que moi, chaque jour, Malefoy ! Mon père croit que tu lui es fidèle et que tu vas lui préparer le terrain, c'est parfait. Ça fait un élément déstabilisateur de plus dans notre camp. Tu vas faire exactement ce qu'il te demande. Et quand mon père se pointera ici, nous serons au courant de tout, et nous serons prêts. Je serai prêt.
Scorpius secoue la tête. Albus lui saisit le bras pour le forcer à le regarder :
- C'est la seule solution qu'il nous reste, et ça va marcher ! Ça va...
Deux détails le font aussitôt s'interrompre. D'abord, les pupilles extrêmement dilatées de Malefoy, posées sur lui. Il a des yeux magnifiques, mais pour l'heure, l'abyme déployé à son maximum envahit tout. Ensuite, sous la pression de sa main, Malefoy a retiré son bras. Et Albus a clairement vu la souffrance déformer son visage. Incapable d'y croire, Albus le force à remonter sa manche. Malefoy résiste pour la forme, mais il sait que c'est peine perdue. Sur la peau extrêmement pâle du jeune homme, Albus découvre d'abord un bandage à moitié défait, puis des marques de piqûres répétées, juste au creux du coude.
- Qu'est-ce que t'as foutu, Malefoy ?
Scorpius veut rabattre sa manche mais Albus ne le laisse pas faire. Alors il lui jette son regard le plus méprisant :
- Je bosse pour ton père, Potter.
- Tu es défoncé.
Malefoy incline la tête en arrière et souffle :
- Qu'est-ce que ça peut faire ?
- Tu déconnes j'espère ?
- Ecoute, tu l'as dit toi-même, c'est bientôt fini. Ton plan va marcher, tout sera de nouveau merveilleux sur Terre, alors fous-moi la paix.
Les doigts d'Albus tirent pour enlever le bandage et le font brusquement se redresser :
- Touche pas à ça ! Ne regarde pas ça, Potter !
Il retire violemment son bras et plaque sa main sur le bandage délié.
- Pourquoi ? Qu'est-ce que tu t'es fait ?
- J'ai été blessé au Ministère.
- Arrête. Les membres de l'Ordre auraient peut-être fait semblant de s'en prendre à toi pour sauver les apparences, mais ils ne t'auraient jamais blessé. Alors quoi, tu t'es fait ça tout seul ? C'est pas assez de démolir ton cerveau, il faut aussi que tu te scarifies ?
- Laisse tomber, putain !
- Hors de question.
Sans prévenir, Albus fond sur lui et lui arrache le bandage. Fine et luisante, une longue cicatrice déchire les chairs mises à nu. Une plaie récente : elle ne doit pas avoir beaucoup plus d'une semaine. Une cicatrice en forme d'éclair.
- Qu'est-ce que c'est que ça... ?
- Merde...
Scorpius s'écarte de nouveau d'Albus jusqu'à se trouver coincé contre la rangée d'éviers.
- Tu veux bien me dire ce qui s'est passé ?!
Il ne peut plus fuir. Il lui suffit d'échanger un regard, et Albus comprend :
- Non..., murmure-t-il. Je n'arrive pas à le croire.... Comment il a pu te faire ça, merde !
Albus donne un coup dans le mur et croit s'exploser les phalanges. La douleur lui fait du bien. Elle canalise sa rage. Il veut recommencer encore et encore, mais la voix de Scorpius claque comme un fouet :
- Potter.
Albus revient instantanément à la réalité, mais l'horreur n'en est que plus grande. Saisissant le bras de Scorpius, il sent sa raison l'abandonner lorsqu'il demande :
- Comment ça s'est passé ? Pourquoi il t'a fait ça ?
Malefoy ne veut pas le regarder, ne veut pas lui répondre, mais Albus insiste.
- Mon père voulait savoir quand aurait lieu l'attaque, finit par lâcher Scorpius d'une voix égale. Ça faisait des jours qu'il essayait de faire parler ton père. Il voulait transmettre l'information à l'Ordre, pour que vous lui tendiez un piège. Au final, mon père a fini par l'ouvrir une fois de trop.
Malefoy essaye de se terrer dans un silence prolongé, mais Albus continue de le vriller de ses yeux horrifiés.
- Tu veux vraiment connaitre les détails ?
- Dis-moi.
Soupir, encore une fois. Puis Malefoy récupère son bras, ramasse le bandage sur le sol, et commence à l'enrouler maladroitement autour de la plaie. Il ne se soucie ni de la douleur, ni de l'hygiène. C'est moins nocif que ce qu'il a à raconter.
- Ton père a commencé à avoir des soupçons. Il s'est dit : « ce n'est pas normal que tu te poses autant de questions, Malefoy. Comment je peux être sûr que tu ne livreras pas l'info au plus offrant ? Comment je peux être sûr que tu m'es loyal ? ». Tu sais le passif qu'ils ont. Même après plus d'un an, ton père ne fait pas pleinement confiance au mien. Alors mon père a répondu : « Si je voulais te trahir, je l'aurais fait depuis longtemps ». Ton père n'a pas apprécié. Cela fait longtemps que plus personne n'a le droit de lui parler sur ce ton. Moi, j'étais assis sur la chaise à côté d'eux. Alors ton père a eu une idée lumineuse. Il a dit : « Si tu m'es si fidèle, Malefoy, alors tu dois tenir à ce que ton fils respecte les mêmes idéaux que les tiens. Tu dois souhaiter qu'il intègre mes rangs, et qu'il se batte pour ma cause, n'est-ce pas ? ». Et mon père a dit : « Bien sûr. Il les défend déjà. »
A mesure que Scorpius parle, Albus voit la scène se jouer sous ses yeux. Sans jamais l'avoir vue, il imagine la longue salle à manger des Malefoy, si funestement maudite. Il imagine son père, que toute bonté a abandonné, susurrer ces mots à l'oreille de Drago Malefoy :
« - Vraiment ? Tu l'as plutôt tenu à l'écart, jusqu'à présent. Mais regarde-le. C'est un homme. S'il en a tellement envie, il est temps qu'il fasse ses preuves. Tu ne crois pas ?
- Je crois... qu'il est encore un peu jeune pour ça.
- Pourquoi ? Nous étions tout aussi jeunes. Et s'il est si fier de ce que nous défendons, il doit vouloir en porter la marque... Tu ne crois pas ? »
Albus imagine le silence, la terreur figée des Malefoy, alors que Scorpius raconte les évènements en fixant le sol, de son regard vide, sa voix placide, les mains gagnées par les tremblements :
« - Est-ce que je peux marquer ton fils, Malefoy ?
- Peut-être qu'on devrait...
- Dis-le. Dis que je peux marquer ton fils. »
Alors seulement, Scorpius regarde Albus dans les yeux :
- Il lui a dit qu'il pouvait. Il n'avait pas le choix. C'était ça, où on était morts. Potter a sorti sa baguette, il a immobilisé mon bras sur la table, et il a gravé ce signe en prenant son temps. Mon père a été obligé de regarder. Et je sais ce que ça lui a coûté.
- Nom de Dieu, Scorpius...
- Ecoute-moi bien.
Il y a une étrange lucidité dans les yeux de Scorpius. Une dureté qui ne le quittera plus jamais :
- Mon père a vécu la même chose. Il a regardé son propre père, Lucius Malefoy, rester immobile et muet pendant que Voldemort inscrivait la Marque des Ténèbres sur son bras. Il a vu son père pris au piège, impuissant, comme un animal. Il savait ce que ça faisait. Il savait exactement ce que je ressentirais. Et pourtant, il a laissé Potter me faire la même chose. Je ne sais pas si tu te rends bien compte de ce que ça représente. Même s'il sait qu'il se bat pour de bonnes raisons, mon père ne vous pardonnera jamais de l'avoir impliqué. Il ne se pardonnera jamais ce qui m'est arrivé.
Sous le poids de ces paroles, sous le poids de cette souffrance si concentrée, de cette assurance froide, Albus croit mourir d'horreur et de culpabilité, mais Malefoy ne le lâche pas :
- Alors le moins que vous puissiez faire, enchaîne-t-il, c'est de gagner. Pour qu'il n'ait pas fait ce sacrifice en vain. Pour qu'il n'ait pas trahi ses idéaux, sa propre famille, pour rien. Il n'y a pas de place pour la culpabilité, Potter. Tu n'as ni le temps ni le droit de culpabiliser. Tu as été fort jusqu'à présent, tu dois le rester. Quel que soit ton plan, j'endurerai ce qu'il faut pour le mener à bien.
Il saisit Albus par les épaules et désigne les piqûres du regard :
- J'arrêterai de déconner. Je regrette la façon dont je t'ai parlé, j'ai eu tort de désespérer. Mais tu n'as pas le droit de culpabiliser pour moi. Rentre-toi bien ça dans le crâne. Si tu tiens vraiment à venger ce qui m'est arrivé... Encaisse et bats-toi, Potter.
La porte des toilettes s'ouvre sur cette dernière réplique. Sean, le vieil ami d'Albus, les trouve tous les deux face à face et tendus. Il ne se pose pas de questions : il sort sa baguette :
- Qu'est-ce qui se passe ici ?
L'attitude de Malefoy change du tout au tout. Il lâche Albus et s'écarte avec un sourire cynique :
- Rien du tout.
Il sort des toilettes sans oublier de bousculer Sean au passage.
- Albus ?
Albus ne l'écoute pas. Il sort des toilettes à son tour pour être assailli par Rose, qui jette ses bras autour de son cou :
- Tu es resté des heures là-dedans ! Tu as passé tout ce temps avec Malefoy ?
Pas encore remis du choc, Albus s'entend vaguement répondre :
- On avait des choses à se dire.
Rose se dégage pour mieux déchiffrer son expression :
- Je ne l'aime pas.
Cette réplique a le mérite de scandaliser Albus, suffisamment pour qu'il se concentre sur elle deux secondes :
- Il risque sa vie pour nous ! Tu n'as pas idée de ce qu'il doit subir !
Elle hausse les épaules :
- Il n'empêche que je ne l'aime pas. Entre nos deux familles, c'est une haine de longue date.
- Plus maintenant.
Etrange, comme la guerre peut rapprocher les gens... Rose ne prête pas attention à sa réponse et le serre de nouveau contre elle, sa manière de lui transmettre son soutien. Mais par-dessus son épaule, Albus ne peut qu'observer la longue silhouette de son ami disparaitre tout au bout du couloir. Et il a envie de hurler. Malefoy a encore une fois accepté de passer pour un connard. Parce que c'est sa couverture, c'est l'image que les autres attendent de lui, l'image qui le maintient en vie et qui en même temps le fait haïr par ses condisciples, détruit sa famille, sa jeunesse, son innocence, le marque dans sa chair et dans son âme. L'injustice crève le cœur d'Albus.
Car quels que soient les gens auxquels il aura affaire : son père, le monde extérieur ou les membres de l'Ordre, personne n'a le droit de protéger Scorpius Malefoy.
|