Trois semaines plus tard
L'Ordre du Phénix s'est rassemblé dans le bureau de la directrice de Poudlard, Minerva McGonagall. Parents et enfants, tous réunis. Même Luna Lovegood est sortie de l'exil où Harry l'a contrainte à se cacher. Albus observe la scène en retrait, à moitié dissimulé dans un recoin de la pièce, assis sur un tabouret damassé. Epaule contre la sienne, Rose lui tient la main dans l'ombre, et elle aussi attend. Ils attendent tous.
Lorsqu'enfin il arrive, on entend d'abord le bruit de ses pas dans l'escalier, le frottement de la gigantesque statue de pierre qui tourne. Tous les regards sont déjà rivés sur lui bien avant qu'il n'entre. Scorpius.
Albus ne cherche pas à dissimuler l'inquiétude qui crispe son visage. Il veut qu'il la voie. Qu'il se rende compte qu'au moins une personne, dans cette pièce, a peur pour lui. Malgré ses promesses, les démons de Scorpius sont trop nombreux et trop forts pour lui. Ses yeux gris sont dilatés au maximum, dans un espoir de délivrance. Il est défoncé, mais il maintient sur son visage le masque digne des Malefoy, et ses longues manches noires dissimulent ses bras.
Scorpius repère Albus, échange un bref regard avec lui, et se détourne sans lui accorder plus d'attention :
- Si Potter m'a permis de revenir ici, c'est qu'il frappera très bientôt, déclare-t-il sans préambule, sans attendre qu'on l'interroge.
Cela fait quatre jours que Scorpius est revenu à Poudlard. Quatre jours où il a largement eu le temps de passer pour un paria aux yeux de tous, mais surtout : il est temps qu'il fasse son rapport à l'Ordre. Il est le seul à avoir vécu les évènements de l'intérieur. Le seul à avoir côtoyé Harry durant ses trois longs mois de silence.
- Vous savez cela..., poursuit-il d'une voix basse.
Il semble éteint. Epuisé. Albus doute que la nuit le laisse trouver le sommeil.
- Racontez-nous ce qu'il s'est passé, monsieur Malefoy, résout enfin à demander McGonagall. Depuis le début.
Scorpius réprime une expression de mépris qu'Albus ne comprend que trop bien. C'est la même chose à chaque fois qu'il doit intervenir devant l'Ordre. McGonagall est souvent la seule à lui adresser la parole, et les autres se terrent dans des regards qui, sans être ennemis, ne sont pas non plus amicaux.
- Dans les dernières lettres que vous avez confiées à mon père, il y avait l'écriture de Kingsley Shacklebolt, dit-il après une brève inspiration. Dès qu'il l'a eue en main, Potter a constaté la correspondance avec l'écriture des lettres reçues par Dolohov.
Les réactions ne se font pas attendre :
- C'est impossible ! Tu mens !
- Kingsley n'aurait jamais fait une chose pareille !
- Il s'est trompé, forcément !
- Alors c'est pour ça qu'il a tué Kingsley ?!
- Silence !
McGonagall s'éclaircit la gorge. Sans un mot, elle fait signe à Malefoy de continuer :
- Dès qu'il a fait le rapprochement, Potter a fermé le Manoir, poursuit-il. Il a exigé que ses plus proches lieutenants demeurent avec lui. Les autres devaient répandre la nouvelle d'une attaque imminente contre le Ministère. Personne ne devait connaitre la date exacte, pour qu'en cas de fuite, le Ministère ne puisse pas se tenir prêt. Le 17 septembre dernier, il a activé les Gallions, et tous ont fondu sur le Ministère.
Albus sent la tension s'électrifier autour de lui. Il jette un coup d'œil à Rose, dont les doigts se sont crispés autour des siens. Il n'aime pas ce qu'il voit. Un voile d'accusation noir veut s'abattre sur les épaules de Scorpius Malefoy, et le recouvrir. Parce qu'il a participé à la bataille du Ministère. Du mauvais côté. Mais pour eux.
Albus ne comprend pas comment ses amis peuvent se montrer aussi aveugles. Comment des gens, d'ordinaire si ouverts, si chaleureux et si tolérants, peuvent tourner le dos à un jeune garçon, presque un enfant, qui a tout sacrifié pour eux sans rien en retour. Albus cherche le regard de Malefoy, mais ce dernier demeure droit et stoïque comme un général sur le peloton d'exécution :
- Ethan et Joanna ont tout de suite fait cercle autour de Potter avec leurs hommes. Harry voulait Shacklebolt, et ils devaient lui permettre un passage sûr. Mon père était chargé de guider les hommes au Département des Mystères, et de prévenir toute tentative de fuite. Les autres se sont simplement contentés de se répandre en maitrisant le plus de gens possibles...
- Maitrisant ? C'est comme ça que tu appelles le massacre de dizaines d'innocents ? intervient Seamus Finnigan.
Albus admire le calme, le sang-froid de Scorpius. Il n'ose imaginer ce que cela doit lui coûter de répondre d'une voix aussi égale :
- Potter n'avait aucun intérêt à épargner le personnel du Ministère, c'est vrai. Il est persuadé que le Ministère tout entier est corrompu. Il ne prendra pas le risque d'intégrer des traitres dans le gouvernement qu'il est en train de former.
- Il t'a bien formaté, on dirait.
C'est encore Seamus Finnigan qui le harcèle sans dissimuler son mépris. Mais Scorpius est plus dur que cela. Son quotidien est rempli de vérités plus terribles :
- Je ne fais qu'énoncer sa pensée, ce n'est pas la mienne. Sinon je vous aurais tué au lieu de vous stupéfixer.
Finnigan devient rouge de colère. Malefoy a dû participer à la bataille, même lorsque l'Ordre s'est présenté face à lui, surtout lorsqu'il s'est présenté face à lui. Il a dû donner le change. Il a stupefixé Finnigan, juste après que ce dernier l'ait frôlé d'un trait qui lui a entaillé l'épaule.
- Heureusement que nous sommes alliés, et que votre tir était bien ajusté, poursuit Malefoy de sa voix de glace. Quelques centimètres plus bas et vous auriez pu me tuer. Mais je suis sûr que ce n'était pas votre intention.
La tension retombe d'un seul coup, comme un poids qui fait brusquement pencher la balance. Les regards se concentrent sur Finnigan, et tous semblent réaliser, enfin, que dans la folie de l'instant, il a cherché à tuer un gamin de quinze ans qui se battait de leur côté. Finnigan s'enferme dans son mutisme et ne dit plus rien.
- Pendant la bataille, Potter s'est frayé un chemin jusqu'aux escaliers, je n'ai pas pu le suivre, continue Malefoy. Je sais juste qu'il est entré dans le bureau de Shacklebolt et qu'il l'a tué. Quand le reste du personnel s'est rendu, Potter les a fait prisonniers dans les cachots tout en bas du département des Mystères. A l'heure qu'il est, il prépare des procès à la chaine. Ça promet d'être expéditif, croyez-moi. Je ne sais pas quelle peine il leur réservera, mais je ne suis pas optimiste. Le tout jeune pouvoir réclame son lot de sang...
Scorpius s'interrompt, absorbé par des visions que lui seul peut voir. Les a-t-il vus, les corps entassés dans le grand hall pavé ? L'eau de la fontaine devenue rouge ? Les cris des blessés, de ceux que l'on emmenait dans les profondeurs pour ne plus jamais revoir la lumière du jour ? Sans aucun doute.
- Potter se doit de tenir le Ministère, aussi s'y est-il établi avec Ethan, Joanna et ses lieutenants subalternes, reprend-il. Mon père et moi, nous avons dû y rester aussi, et ma mère a transplané dès que l'attaque a été terminée. Maintenant que notre famille passe pour des traitres aux yeux de toute la communauté sorcière, on ne peut plus rester chez nous.
Il y a dans sa voix une amertume, le sentiment du déjà-vu. Albus sent la souffrance de Scorpius faire écho à la sienne. Comme si leurs deux familles étaient condamnées à connaitre le même destin à travers les générations. Albus aimerait pouvoir lui dire que son père et lui se battent pour la bonne cause. Mais il ne l'écouterait probablement pas.
- Au bout de deux semaines environ, quand l'agitation est retombée, quand son contrôle a été bien établi sur la capitale... Potter a renvoyé le gros de ses troupes à la vie active. Histoire de verrouiller les institutions, de s'infiltrer partout, au grand jour. Et puis il nous a réunis dans son bureau en petit comité. Rien qu'Ethan, Joanna, mon père et moi. Il nous a montré les lettres de Shacklebolt, et... il a dit qu'il s'était trompé. Shacklebolt était gaucher, or les lettres de Dolohov ont clairement été écrites par un droitier, quelqu'un qui a imité son écriture.
Scorpius garde le silence quelques secondes, puis regarde son auditoire droit dans les yeux :
- Vous aviez raison. Potter s'est trompé. Il le sait, mais il n'a aucun intérêt à le reconnaître publiquement. Maintenant qu'il a pris le Ministère, il ne peut plus revenir en arrière. Il est loin d'en avoir terminé. Il va continuer à chercher le meurtrier de sa famille, et maintenant, il a les pleins pouvoirs pour le faire. Il m'a renvoyé ici parce que son attention va bientôt se tourner sur Poudlard. Pour Albus, bien sûr.
Scorpius lui consent un regard qui trahit son inquiétude :
- Mais aussi parce qu'il a fait le même lien que vous. Les dates mentionnées dans les lettres renvoient à la rentrée de Poudlard d'il y a deux ans. La personne qui a imité l'écriture de Kingsley avait accès à du papier à lettre officiel provenant du Ministère. Et cette personne était au courant pour la libération des Mangemorts.
- Donc il soupçonne quelqu'un de Poudlard, murmure Hermione.
Scorpius acquiesce :
- Les familles des élèves, pour être plus précis. Il a passé au peigne fin les familles de tous les enfants scolarisés ici. Certains de ses sbires sont même allés mener des interrogatoires pour lui. Il a une véritable milice, maintenant. Il a répertorié toutes les personnes travaillant au Ministère et ayant un enfant ou un proche parent, neveu, nièce, scolarisé à Poudlard. Il va attaquer bientôt. Prendre les enfants en otage pour avoir un moyen de pression sur leur famille. Mais il y a autre chose.
Alors que son discours s'était fait fluide jusqu'à présent, les mains de Scorpius se mettent soudain à trembler. Il semble faire un effort surhumain pour confier ces mots :
- Il soupçonne aussi les professeurs. Vous tous. Vous êtes les coupables désignés, en fait.
- Comment peut-il s'imaginer qu'on ait pu faire une chose pareille ? s'exclame Neville, absolument horrifié.
- Il n'a plus confiance en personne. En tant que professeur, vous pouvez accéder au Ministère si vous le désirez, et il n'y a personne d'autre pour qui la rentrée soit une date aussi significative.
Neville s'effondre à son tour sur une chaise, comme brusquement vidé de toutes forces, de toute foi en l'humanité.
McGonagall attend que les murmures se soient calmés pour reprendre la parole :
- Nous ne pouvons pas contrôler ce qui se passe dans la tête de Potter. Nous ne le pouvons plus depuis longtemps. Nous nous sommes affrontés il y a trois semaines. A ses yeux, nous sommes ses ennemis. Et dans les faits... nous nous devons de l'être. Nous devons l'arrêter. L'époque des demi-mesures est terminée. Nous avons tout tenté, mais...
Son regard glisse sur Albus, navré :
- Nous ne pouvons plus rien faire pour lui.
Elle se reprend et poursuit :
- Nous devons réfléchir à ce que nous allons faire.
- Il compte m'employer comme infiltré dans l'école, déclare Scorpius. Je pourrai vous prévenir quand il décidera de passer à l'action.
- Excellent. Pour ce qui est des autres élèves de l'école...j'aimerais les renvoyer chez eux, mais cela contrarieraient les projets de Potter. Il pourrait remettre l'attaque de Poudlard à plus tard si les enfants du Ministère ne sont plus entre ses murs. Et nous n'aurons pas de meilleure chance de le vaincre qu'ici.
- Le château est assez grand pour qu'on puisse les mettre à l'abri, intervient Ron. Harry ignore que nous connaissons le contenu des lettres, ainsi que ses soupçons. Il ne s'attendra pas à ce que les élèves ne soient pas dans les salles de classe ou dans leurs dortoirs.
- Bien, nous ferons cela.
McGonagall reporte une nouvelle fois son attention sur Albus :
- Notre meilleur atout, c'est vous, Potter.
Albus sait ce que cela doit lui coûter de s'adresser à lui ainsi. De la même façon qu'elle s'adressait à son père...
- Il viendra pour moi, dit-il en tentant de transmettre toute l'assurance qu'il n'avait pas. Cela le perdra.
XXX
Plus tard cette nuit-là, Albus contemple le plafond de son lit à baldaquin. Il pense à son père. A ses parents, lorsqu'ils étaient encore heureux et ensemble. A son frère et sa sœur qui lui manquent avec une telle force qu'ils lui écartèlent la poitrine.
Dans ces instants de solitude, qui se sont fait nombreux ces deux dernières années, Albus ressent le monde comme s'il était en creux. Il ne voit que le vide que sa famille a laissé derrière elle. Les reliefs de sa vie, arides et acérés, soulignent ce qu'il a perdu et s'ouvrent sur des gouffres béants.
N'y tenant plus, Albus se lève et descend jusqu'à la salle commune. Le feu ronfle doucement dans la cheminée. Il aperçoit la silhouette de Rose sur le canapé, malgré l'heure tardive. Elle se tient face au foyer, immobile et très droite.
- Toi non plus tu ne peux pas dormir ? lui demande-t-il.
Elle ne semble pas percevoir sa présence. Doucement, il s'approche, et il s'aperçoit qu'elle pleure. Elle ne fixe pas la cheminée, mais le mur au-dessus d'elle, totalement nu. Une larme unique s'écoule d'un seul de ses yeux et vient briser la symétrie de ses traits impassibles. Bouleversé de la voir ainsi, Albus s'agenouille auprès d'elle et lui prend les mains. Elles sont glacées :
- Hé ! dit-il doucement. Ça ne va pas ?
Elle tourne enfin son regard vers le sien. Elle est saisie d'un étrange petit rire triste, et elle dit :
- Tout cela n'aurait pas dû arriver.
Albus n'a pas besoin de demander ce dont elle parle. La réunion de la soirée a été assez claire. Très bientôt, ils vont tous se battre, tous, et certains d'entre eux vont mourir. Lui aussi mourra. Il en est presque sûr. Peut-être qu'au fond de lui, il l'appelle de ses vœux. Mais il emportera son père avec lui.
- Ne t'inquiète pas, murmure-t-il à l'oreille de sa cousine.
Il s'assoit à son tour et la serre contre lui :
- Nous avons toutes les cartes en main. Nous serons prévenus, nous en savons autant que lui, si ce n'est plus. Nous allons le vaincre.
- J'ai très peur pour toi. Je ne veux pas que tu fasses ça.
- Moi si. Je le veux. Et je le ferai. Je le dois à ma famille, et à l'homme qui était autrefois mon père.
Rose l'observe intensément, son visage très près du sien. Albus ne sait pas quoi lui dire. Ils ont toujours été proches, il a toujours su qu'il représentait quelque chose de spécial pour Rose. Elle a vu ce qu'il y avait de plus noir en lui, et elle l'a toujours soutenu. Elle est restée à ses côtés alors que son chagrin lui faisait refuser tous les autres. A cet instant, elle a peur de le perdre, mais lui s'est perdu depuis longtemps.
Il n'a qu'un seul moyen de se retrouver. Faire en sorte que son père trouve enfin la paix. Alors, si sa noirceur ne l'entraine pas avec lui...peut-être pourra-t-il guérir. Et vivre. Enfin.
- Ce qui est arrivé n'était pas plus ta faute que la mienne, finit-il par dire. C'est arrivé, et il faut y mettre un terme. Tout se passera bien.
Rose s'agrippe à lui comme si elle sentait bien, elle aussi, qu'il n'avait guère de foi en cette perspective. Elle finit par s'endormir, et Albus n'a pas le cœur de la réveiller. Il préfère rester ici que retourner à l'obscurité de sa chambre. C'est un reflet bien trop évident du seul avenir qui l'attend.
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