Au début, Ron refuse d'y croire. Il faut reprendre l'histoire depuis le début, dresser la liste des évidences.
Grâce à Malefoy, l'Ordre a reçu un compte-rendu des révélations de Dolohov. Sous la torture, il a affirmé avoir reçu la première lettre d'instructions de la main d'une enfant.
Les deux suivantes ont été apportées par une chouette effraie. Rose possède une chouette effraie.
Puis il y a les dates des paiements, remis dans l'arrière-cour du Chaudron Baveur. Là encore, il faut réveiller les souvenirs, ressortir les reçus, les factures, les agendas. Chaque date correspond à l'une des sorties de la famille Weasley au Chemin de Traverse l'été qui a précédé les meurtres.
Ensuite, il y a l'inexpérience que Ron a relevée dans le langage des lettres. Comme un enfant nourri de clichés sur le marché noir et la pègre.
La capacité à copier l'écriture. La maladresse qui persiste. Le papier à lettre. La date de la rentrée à Poudlard. Les dates des vacances d'Albus chez Sean. Cette volonté inexpliquée d'épargner Albus. Comme si Albus avait été le centre de cette histoire, depuis le tout début.
Et enfin, bien sûr, il y a Campanie Semiplena.
- Ce n'est pas possible, Hermione..., murmure Ron. C'est notre fille !
Le monde s'effondre avec cette simple phrase. Agenouillée devant son époux, Hermione lui prend les mains en s'efforçant de refouler ses sanglots de terreur, de panique, sans parvenir à s'empêcher de trembler :
- Je le sais... Elle a toujours été spéciale. Tu l'as su aussi bien que moi. Même si nous n'avons jamais accepté de le voir.
- Non, il y a forcément une autre explication. C'est encore une machination du véritable meurtrier, pour nous détruire un peu plus.
- S'il avait voulu faire ça, il aurait laissé des preuves évidentes menant à Rose. Ici, on voit qu'elle a cherché à couvrir ses traces.
- Justement, tu n'as aucune preuve !
Hermione sent sa gorge se nouer sur des paroles qu'elle n'aurait jamais cru prononcer. Tout son corps, son instinct, son amour de mère, se révoltent à cette seule idée. Mais elle la laisse s'échapper :
- Je sais que c'est elle, murmure-t-elle. Je le sens. Tout fait sens depuis que je l'ai compris. Peut-être qu'une partie de moi l'a toujours su, sans vouloir l'affronter.
Ron la dévisage sans parvenir à se raccrocher à ce qu'elle dit. Alors elle poursuit :
- Lewison, les Mangemorts, tout cela n'avait pas de lien avec l'assassinat de Ginny et des enfants. Nous devons oublier toutes les retombées politiques qui ont découlé de leur mort. Il ne reste que ce qui s'est passé ce fameux jour il y a deux ans. Le responsable ne visait pas Harry. Il ne visait même pas Ginny, James et Lily. Le responsable visait Albus.
- Je ne...
- Tu te rappelles de l'incident avec Kingsley ?
- Quand ça ?
- Il y a deux ans. Un peu avant l'été. Pendant le weekend de Pâques.
Ron fronce les sourcils, encore ébranlé par les affirmations de sa femme, incapable d'y croire, et pourtant, le souvenir qu'elle ramène à lui insinue le doute :
- Ce qui s'est passé entre Albus et Rose ?
- Oui. Tu te rappelles de ce que Kingsley a fait ?
A mesure qu'Hermione parle, Ron commence à entrevoir une partie de la vérité. La vérité lui fait peur. Au fond de ses tripes.
Ron a vu bien des horreurs au cours de sa vie, mais le monstre qui se dessine soudain, à la lumière de son raisonnement, dépasse en noirceur et en ironie tout ce qu'il a été contraint d'affronter.
- Tu te rappelles comme Rose était folle de rage après ça ? murmure Hermione.
Elle aussi a peur de cette vérité qui les rattrape. La prononcer à haute voix, c'est lui donner corps, l'inscrire dans la réalité. Seule l'urgence la plus totale force les mots à la barrière de ses lèvres :
- Je t'en prie mon chéri, je te demande d'envisager les choses sous cet angle, ne serait-ce qu'une minute, insiste Hermione. Rose et Albus ont toujours été proches. Tu sais comment elle est avec lui. Depuis toute petite. Seulement avec lui. C'est comme si... elle l'avait choisi. Réfléchis : combien de fois ont-ils dormi ensemble ? Combien de fois ont-ils passé des vacances chez l'un ou chez l'autre ? Combien de caprices a-t-elle fait pour qu'on aille chez Harry, rien que pour le voir ? Combien de crises de jalousie lorsqu'il était chez Sean ? Lorsque Hugo cherchait son attention ?
- Mais ça ne suffit pas à prouver que...
- Tu sais ce qu'elle a essayé de faire ce weekend-là ! Kingsley est intervenu, mais ça n'efface rien. Au contraire, ça explique tout. Tu sais comme elle peut entrer dans des colères folles quand on lui refuse ce qu'elle veut.
- Où tu veux en venir ?
Hermione le regarde, à la fois désolée et désespérée :
- Tu crois que c'est un hasard si le « responsable » a utilisé l'écriture de Kingsley, dans les lettres ?
Elle ne lui laisse pas le temps de se remettre du choc et poursuit :
- Elle a cherché à couvrir ses traces. Elle ne pensait pas être découverte, mais dans l'éventualité où cela arrive, elle n'a pas voulu utiliser son écriture. Alors elle a copié celle de quelqu'un d'autre. Elle a choisi une personne qu'elle détestait, pour détourner les soupçons sur lui. Elle a choisi Kingsley. Elle l'a choisi par pure méchanceté, par vengeance, pas parce qu'il était Premier Ministre, parce que le Ministère était corrompu, ou je ne sais quelle connerie. Parce qu'il l'a séparée d'Albus.
- Ce n'était qu'une bêtise de gosse...
- C'était suffisamment sérieux pour que Kingsley vienne nous en parler, à nous deux, et à Harry et Ginny. Que s'est-il passé après ça ? Harry a dit qu'il ferait plus attention. Qu'il s'arrangerait pour que Rose et Albus prennent de la distance. C'est pour ça qu'il a envoyé Albus en vacances chez Sean l'été qui a suivi. Tu ne comprends donc pas ?
Ron est perdu. Il comprend, mais il est perdu en lui-même.
- A cause de Kingsley, Harry a éloigné Albus de Rose. Voilà pourquoi elle les haïssait. Voilà pourquoi elle a fait ce qu'elle a fait.
Hermione prend une grande inspiration, qui réveille les milliers de coups de poignards qui lui tailladent la poitrine :
- Notre erreur a toujours été de croire que la cible était Harry. Mais Rose n'en avait rien à faire d'Harry. Ce qu'elle voulait, c'était Albus. Et elle l'a obtenu. Elle a fait en sorte que plus personne ne puisse la séparer d'Albus. Plus que cela : elle a attiré Albus auprès d'elle. Auprès de nous. En tuant Ginny, en faisant d'Harry un meurtrier, elle était sûre que toi et moi obtiendrions la garde d'Albus. Elle n'a pas tué Harry, elle a choisi le Furosensis rien que pour le faire souffrir. Quant à Lily et James, ce n'étaient que des bonus. De simples gêneurs dont elle s'est débarrassée sans même y penser.
Ron se met à trembler, mais les larmes d'Hermione sèchent d'amertume sur ses joues :
- Nous n'y avons vu que du feu. Pendant deux ans, nous lui avons donné exactement ce qu'elle voulait. Albus sous le même toit qu'elle.
Ron reste silencieux de longues minutes, dans leur petite chambre étriquée. Il fait sombre, il n'y a pas de fenêtres en profondeur. Il peut sentir tout le poids de la pierre au-dessus de lui, et la noirceur de l'esprit humain l'étouffe dans ces ténèbres.
- Mon dieu, qu'est-ce que nous allons faire ? murmure-t-il.
- Elle est malade, Ron.
Hermione serre de nouveau ses mains dans les siennes :
- Quelque chose n'est pas normal chez elle. Nous aurions dû le voir. Si seulement nous l'avions vu...
- Que vont-ils lui faire ?
Avec un étrange sentiment de prescience, Ron entrevoit un avenir rempli de feu et de sang :
- Quand ils sauront, tous... Que vont-ils lui faire ?
- Je ne sais pas.
Ron s'arrache à son étreinte et enfouit son visage dans ses mains. Hermione, elle, ne pleure plus. Il n'y a plus de larmes en elle. Tout est mort, éteint, incapable de manifester encore de la surprise ou de l'horreur face à ce qu'elle devine.
Ron vient de dire : « Quand ils sauront, que vont-ils lui faire ? ». Mais qui est ce « ils » dont il parle ? Harry ? Ou l'Ordre du Phénix ?
XXX
Rose regarde Albus dormir. C'est la fin de l'après-midi. Il n'y avait personne dans la chambre lorsqu'elle est entrée, à part le jeune homme assoupi.
Allongée près de lui, Rose regarde sa poitrine se soulever au rythme lent de sa respiration. Une main posée à plat sur sa chemise, elle peut percevoir les battements de son cœur. Qu'est-ce qu'elle aime ce son.
Les ombres dessinent le visage d'Albus, sous ses cheveux noirs et raides, emmêlés par le sommeil. Il les porte mi- longs, ce qu'elle aime bien. C'est la longueur qu'elle lui préfère.
Des cernes obscurcissent l'amande de ses yeux, mais une fois encore, cela lui plait. Tout lui plait. Rien qu'à rester ainsi, immobile à le contempler, Rose suffoque de l'amour qu'elle ressent pour Albus. Chaque trait attise sa passion, l'étourdit, comprime son cœur et la laisse au bord de l'ébullition, l'envie de crier et de le serrer contre elle jusqu'à ce leurs deux corps se dissolvent en un seul.
Rose aime Albus. Au-delà des mots. Tout en lui la fascine, un éclat de Soleil tombé sur Terre, et dont elle ne peut détourner le regard. Il n'y a pas de couleur en dehors de son horizon. Loin de lui, Rose ne ressent rien.
On lui a répété un nombre incalculable de fois que ce n'est pas bien. La société, la famille, les liens du sang, dressent des barrières qu'elle juge absurdes. La docilité de l'enfance l'a conduite à obéir, dans un premier temps. A comprendre que ce qu'elle ressentait était mal. Et puis en grandissant, elle s'est rendu compte que le mal ne voulait rien dire. Le mal, elle s'en moque.
Rose a été une enfant calme, sérieuse et trop intelligente pour son âge. Très vite, elle a réalisé son mépris pour ceux qui l'entouraient. Les enfants surtout. Stupides, inintéressants. Son frère en est le pire spécimen. Rose ne supporte pas la faiblesse.
Sa froideur l'a tout de suite isolée des autres. Non que cela la désole. Au contraire, cela a renforcé son mépris. Rose était sûre de sa haine. Avec, petit à petit, la conscience d'être différente.
Les adultes aussi, elle les méprisait. Son père et sa mère trouvaient encore grâce à ses yeux, parce qu'elle estimait leur intelligence. Mais la horde bruyante des Weasley était autant d'épines dans sa sérénité glacée, dans le silence terrible de son cœur immobile.
Rose ne ressent rien pour personne, excepté de l'agacement, du dégoût, parfois de brèves pulsions que son éducation réprime. Combien de fois n'a-t-elle pas rêvé de balancer une pierre sur le sale crâne de son frère...
Le monde est gris et sans intérêt. La nourriture n'a aucune saveur. La magie, la science, les livres, tous les savoirs se vident de leur substance dès qu'elle les a acquis. Il n'y a pas de beauté.
Rose n'a ni la faiblesse, ni les émotions pour se sentir seule. Mais elle ne comprend pas le monde qui l'entoure. Elle le trouve stupide et inadapté. Elle se sent comme un loup au milieu des moutons. Et à mesure qu'elle grandit, son imagination, sa nature, ses instincts se font plus pressants. Ils murmurent contre son oreille ses idées sombres et ce qu'elle désire vraiment. Ils échafaudent ses rêves de sang, cherchent à contourner les règles, et petit à petit, le carcan de la civilisation craque et cède, les lois ne demandent qu'à être violées, les interdits lui tendent les bras, et chaque nuit, Rose rêve de cette pierre qu'elle veut fracasser sur le crâne de son frère.
Lorsque Rose a commencé à regarder Albus, elle avait sept ans. Bien sûr, elle l'avait déjà rencontré avant. Ils étaient cousins, mais des cousins, elle en avait deux dizaines. Ils ont passé toutes leurs vacances ensemble. Mais durant les sept premières années de sa vie, Rose, décontenancée par ce qu'elle ressentait et ne ressentait pas, par le monde et par le vide qui s'épanouissait en elle, n'a pas fait attention au petit garçon. Ce n'était qu'un enfant. Un chiard comme les autres. Pourtant ce jour-là, Rose avait sept ans, Albus en avait cinq. Et Rose a regardé Albus.
C'était par une chaude journée d'été. Hugo, Albus, et toute la meute de cousins dont Rose jugeait à peine utile de retenir le nom, jouaient dans le grand bac à sable derrière la maison de Ron et Hermione. Rose, que le contact du sable révulsait, avait trouvé refuge sur un petit tabouret au bord du terrain de jeu. Un brin d'herbe coincé entre les dents, elle s'ennuyait, comme d'habitude. A côté d'elle, les enfants se disputaient pour savoir lequel d'entre eux savait compter le plus loin.
- Moi, je sais compter jusqu'à 89 ! disait Hugo.
- Moi, 70 ! disait Albus.
Rose trouvait ce débat d'une stupidité affligeante. Elle s'en désintéressa bien vite et se leva pour aller ramasser des fossiles dans le champ d'à côté.
Ce fut seulement le soir que le petit garçon revint capter son attention. Les adultes s'étaient rassemblés autour d'un barbecue. Ses plus grands cousins étaient restés à table avec eux, tandis que les plus petits organisaient une partie de cache-cache dans le jardin obscur. Rose restait toute seule auprès du feu qui s'éteignait. Cela n'étonnait plus personne : aucun enfant ne chercha à l'inviter, et les adultes ne l'encouragèrent pas à se mélanger aux autres.
Pourtant Albus surgit à côté d'elle, la faisant sursauter. Le petit garçon éclata de rire, regarda autour de lui, à la recherche de ses poursuivants, puis il s'assit à côté d'elle, profitant de ce que la silhouette de Rose le dissimulait aux regards.
Pendant une minute entière, l'enfant ne dit rien. Rose s'en étonnait, venant d'un moutard aussi petit. Il aurait dû s'agiter sans cesse, hurler et courir dans tous les sens, mais Albus restait bien sage, il regardait le ciel noir. Au bout d'un moment, il sembla se rappeler qu'elle existait, et il lui dit sans préavis :
- Pourquoi tu es triste ?
Lui jetant un bref regard, Rose dut reconnaitre qu'elle était surprise par sa question :
- Qu'est-ce qui te fait croire que je suis triste ?
- J'en sais rien. Je le vois.
Rose eut un soupir de dédain, mais l'enfant ne s'en formalisa pas. Il semblait maintenant absorbé par le ballet des flammes sous ses yeux, les braises qui rappelaient à elles la chaleur du foyer. Rose était bien tentée de le planter là et de le laisser bouder dans le noir. Mais elle saisit l'occasion de cracher son venin :
- Vous êtes tous stupides, répondit-elle.
Bizarrement, elle se sentit soulagée. Le môme allait sûrement se mettre à pleurer, ou la dénoncer à ses parents, mais elle s'en moquait. C'était la première fois qu'elle disait ce qu'elle pensait réellement.
- J'essaierai d'être moins stupide pour toi, répondit le petit Albus en souriant.
- Je croyais que tu ne savais compter que jusqu'à 70.
- J'ai dit 70 pour ne pas embêter Hugo. Je sais bien que c'est une question stupide. Après 70, il y a 71, et après 89, il y a 90. Il y a toujours quelque chose au-dessus. Il n'y a pas de bonne réponse. La seule réponse, c'est l'infini.
L'enfant leva vers elle ses yeux brillants, et alors il dit :
- L'infini, c'est comme les étoiles.
Il éclata de rire et regarda de nouveau le ciel noir. Rose leva les yeux elle aussi. Alors, elle se rendit compte que ce n'était pas le noir que l'enfant regardait. C'était les étoiles. L'infini. Une profondeur qu'elle n'avait jamais vue.
Brusquement, alors qu'un vent tiède caressait sa peau, Rose se sentit bouleversée, parce qu'elle découvrait un spectacle inconnu. Et parce que rien, en elle, n'était préparé à être surpris. Rose regarda Albus, qui l'avait déjà oubliée, enchanté par les étoiles filantes qui tombaient en cascade en plein cœur du mois d'août. Elle le regarda, et elle se rendit compte qu'elle aimait son petit rire frêle, ses cheveux en bataille, sa peau dorée par le soleil, ses petites mains et l'éclat joyeux de ses yeux verts.
Ce n'était pas une attirance physique, comme ce qui arrivait aux adultes. Non, Rose aimait ce petit garçon qui lui montrait les étoiles et l'infini, avec un naturel fou. Jamais elle n'avait rencontré quelqu'un qui avait l'air aussi heureux d'être en vie. Albus regardait autour de lui, et il semblait voir ce qu'elle était incapable de ressentir : la beauté, partout.
Rose avait quelque chose de tordu en elle. Elle le savait. Une pièce mal ajustée, qui déréglait tout. Cette nuit-là, ce quelque chose de tordu s'est emparé d'Albus et en a fait son objet, son obsession. Elle a oublié la pierre destinée au crâne de son frère. Elle n'en avait plus besoin, elle n'en avait plus le désir. Albus lui a montré un fragment d'éternité. Un éclat au milieu de la déliquescence de sa vie. Elle ne peut plus le lâcher. Les griffes, les crocs, le monstre qui vit en elle s'est raccroché à lui, à son souvenir, et est devenu avide d'en avoir toujours plus. A partir de cette nuit, Rose a recherché la compagnie d'Albus, elle a appris à le connaitre, et s'est mise à ne se lever que pour lui, à penser à lui, à rêver à lui, parce qu'il était le seul à côté duquel elle se sentait en vie.
Elle avait l'impression d'avoir toujours été aveugle. Insensible à tout, comme si quelqu'un avait coupé toutes les terminaisons nerveuses de son corps dès la naissance. Elle avait besoin d'Albus pour voir le monde.
A mesure qu'ils ont grandi, son inclination pour le petit garçon est devenue passionnée. Albus s'est confirmé dans tous ces traits de caractère qu'elle appréciait : un esprit naturellement vif, un charisme magnétique qu'elle était incapable d'expliquer, et surtout, une âme sensible, une âme de poète. Rose a désespérément besoin de lui, désespérément besoin de goûter au même air que lui, de boire à sa coupe, car à chaque seconde passée en sa compagnie, il partage avec elle cette vision de merveilleux, il lui fait voir le monde à travers ses yeux.
Elle aime son visage, son air calme et solennel, sa voix posée. Elle aime sa façon de parler, de retenir les mots entre ses lèvres, juste le temps que s'y glisse le rêve.
Rose a désespérément besoin de lui, parce que sans lui, le monde redevient cendres.
Aussi un jour, à l'aube de ses quinze ans, Rose en a voulu plus. Elle n'était plus tout à fait une enfant, pas encore une adulte. Elle se tenait à la frontière, au royaume de l'indécision, à l'instant terrible. Elle n'avait plus la docilité de l'enfance, et pourtant, elle en conservait encore ce sens des valeurs non formé, encore flou. Quand on est un enfant, le bien et le mal, qu'est-ce que c'est ? A part ce que nous imposent nos parents ?
Rose était mature, trop mature pour son âge. Elle n'avait plus besoin de ses parents. Rose voyait les liens que la civilisation jetait autour d'elle pour la museler, et elle a soudain décidé de les trancher. Parce qu'elle n'en avait rien à faire qu'Albus soit son cousin. Parce qu'elle n'en avait rien à faire des autres et du monde, si Albus n'était pas là pour la faire respirer. Elle haïssait les règles, les conventions, les codes que chacun s'empressait de respecter sans même plus savoir pourquoi. Rose aimait Albus, et elle ne voulait que lui.
Alors à l'aube de ses quinze ans, Rose a volé un filtre d'amour dans la boutique de son oncle George, et la nuit, pendant le weekend de Pâques, elle l'a fait boire à Albus. Juste pour voir un amour semblable au sien brûler dans ses yeux. Juste pour qu'Albus se rende compte de ce qu'il représentait pour elle. Juste pour qu'il la voie, pour qu'il la regarde elle, avec les yeux qu'il portait sur l'infini.
Cette nuit, Albus l'a embrassée dans le vent d'air chaud, et Rose s'est sentie vivre, amoureuse, heureuse, toutes ses émotions endormies déployées au maximum. Rose s'est sentie plus qu'une petite fille différente des autres : elle a compris, elle a vu plus loin, plus loin que la vie. Albus avec elle, ils étaient invincibles.
Et puis Kinglsey est entré. Il a surpris leur étreinte dans la chambre d'Albus et il les a séparés :
- Je savais que tu préparais quelque chose, sale petite peste ! a-t-il crié. Je t'ai vue au magasin !
Il l'a rejetée dans un coin de la chambre et d'un simple sortilège, il a dissipé l'emprise de la potion sur Albus. Après un bref instant d'hésitation, il a de nouveau levé sa baguette, et murmuré :
- Oubliettes.
- Non !
Rose s'est jetée sur lui, elle l'a griffé, mordu, mais il l'a fait tomber à ses pieds :
- Reste tranquille ! a-t-il craché. Je ne t'efface pas la mémoire, parce qu'alors tu risquerais de recommencer. Mais il est hors de question que je te laisse pourrir la cervelle d'Albus avec tes conneries.
Puis il l'a emmenée voir son père, sa mère et les parents d'Albus. Rouge de colère, Rose a dû écouter le récit de ses manigances. On a cherché à lui faire avoir honte de ce qu'elle avait fait. On a voulu lui faire comprendre que c'était mal, que ça ne se faisait pas. Mais Rose n'en a rien eu à faire. Rose avait cette chose tordue en elle, qui tournait, rayait et crissait comme un rouage déréglé, comme un animal en furie, et qui hurlait « Albus » dans toutes les cellules de son être.
Puis Harry a pris la parole. Il a dit que pour le bien des enfants, il vaudrait mieux les tenir à l'écart pendant un certain temps. James, Lily et Albus ont quitté la maison des Weasley dès le lendemain. A Poudlard, Rose a tenté d'approcher Albus, mais Sean, Hugo, McGonagall, Londubat, et même ses innombrables cousins dont elle n'avait rien à faire, semblaient avoir reçu l'ordre de les isoler l'un de l'autre. Aucun ne savait pourquoi, aucun n'avait reçu de raison précise. Tous matérialisaient la barrière que les prétendues bienséances de la société lui imposaient. Et Rose enrageait.
Albus, inconscient de la situation, se sentait entouré et rayonnait, comme à son habitude. Privée de son chatoiement, la fureur de Rose s'est changée en haine. La chose tordue en elle se contractait et la faisait souffrir. Petit à petit, sa vie s'est changée en une longue plainte, une agonie. Lorsque l'été a fini par se profiler, et que ses parents lui ont annoncé qu'elle ne verrait pas Albus une seule fois, la chose tordue s'est brisée. Elle a éclaté tout ce qui restait de sain et de raisonné en elle. Tout a été englouti dans son chagrin, sa haine et ses obsessions, ses instincts refoulés, la violence à laquelle elle aspirait, la passion, le sang, le dégoût des autres, et Rose a cessé d'être fausse, Rose a cessé d'obéir à l'image que le monde attendait d'elle, Rose est tout simplement devenue Rose, et Rose voulait Albus.
XXX
Deux ans après avoir concrétisé ses rêves de mort, Rose regarde Albus dormir dans sa chambre souterraine. Sa seule erreur a été d'engager Dolohov. Si seulement elle avait attendu de tomber sur un mercenaire qui n'avait pas le passif d'un Mangemort... Son imbécile d'oncle n'aurait pas cru à un complot stupide. Il serait gentiment devenu fou à Sainte Mangouste, et rien de tout ceci ne serait arrivé. Albus ne serait pas en danger. Mais Albus est avec elle à présent, alors Rose ne regrette rien. Rien ne peut plus les séparer.
Doucement, mais sans timidité aucune, la jeune fille effleure les lèvres du garçon du bout des doigts. Elle se rappelle encore de la sensation que cela procurait de sentir ces lèvres sur les siennes. Elle s'est rejoué ce souvenir tellement de fois. Elle ne veut pas que ce souvenir demeure unique. Elle veut y goûter à nouveau.
Alors Rose s'incline sur le jeune homme endormi et l'embrasse. Ce n'est qu'une caresse furtive, mais qui contient toute cette folie amoureuse qui la dévore. Pendant un bref instant, plus que jamais, Rose a conscience d'être l'esclave de cette folie. Sa folie. Cela la trouble, car elle n'a jamais été aussi passionnée et aussi lucide, comme si elle avait trouvé un bref éclat de conscience au cœur du chaos. Cela ne dure qu'un instant.
Car sous la pression de ses lèvres, Albus se réveille, et, conscient de son geste, il murmure :
- Qu'est-ce que tu fais ?
Rose sourit simplement. Elle caresse la joue du garçon, s'arrête, le regarde :
- Tu sais que je t'aime. N'est-ce pas ?
Il n'y a pas de surprise dans les yeux d'Albus. Il ne cherche pas à lui faire croire qu'il ne comprend pas. Il y a tant de gravité dans ces iris sombres...
- Je sais, dit-il.
Alors Rose se penche de nouveau sur lui, et Albus lui rend son baiser. Rien que quelques secondes. Mais c'est ce qui le perd. Car lorsqu'il la repousse enfin, lorsqu'il lui dit : « Rose, on ne peut pas... », la chose tordue au fond de Rose ne le supporte pas :
- Pourquoi ?
- Tu sais très bien pourquoi. Je suis désolé, je n'aurais pas dû...
Albus ne s'explique pas vraiment la cause de son geste. Peut-être un instant de faiblesse, une promesse de douceur dans ce monde qui s'évertue à le blesser. Mais Rose ne l'écoute pas :
- Qui dit que nous ne pouvons pas être ensemble ? Mes parents ? Le monde entier ?
Elle éclate de rire :
- Tout ça parce que nous sommes cousins ! Mais je vais te dire, Albus : j'en ai rien à faire, que nous soyons cousins. A qui est-ce que ça pose problème ? Pourquoi est-ce que c'est interdit ? Parce que nous sommes du même sang ? Je ne veux pas avoir d'enfants avec toi, Albus, je veux être avec toi !
- Rose...
La jeune fille jette sur lui un regard désespéré :
- Est-ce que tu m'aimerais ? Si je n'étais pas ta cousine, est-ce que tu m'aimerais, Albus ? Est-ce que tu m'aimes ?
Albus prend conscience que la situation lui échappe. Il y a quelque chose de surréaliste, dans la façon dont Rose s'accroche à sa chemise, ses yeux plongés dans les siens, les paroles qui sortent de ses lèvres et qui le transpercent là, au sortir du sommeil. Mais surtout, il y a ces sentiments que Rose lui jette à la figure, en plein jour. Des sentiments dont il a toujours été conscient, mais constitués de non-dits, d'inavoué, comme un accord tacite entre eux, une règle de silence qu'ils savaient ne pas devoir briser. Mais Rose l'a brisée.
Albus a dépassé le stade de la surprise, il a l'impression de s'être pris un mur, mais il reconnait le visage en face de lui, il identifie chaque trait et l'amour qu'il leur porte, alors il inspire calmement, il prend le temps de rassembler ses esprits, et il répond :
- Je ne peux pas, Rose. Je ne peux pas ressentir ça. Il y a ... quelque chose que j'ai éteint en moi. Pour ne plus souffrir, je crois. J'ai perdu tant de personnes que j'aimais... Je ne peux plus souffrir. Je ne peux plus prendre le risque... pas tant que ce n'est pas terminé.
- Tant que ce n'est pas terminé...
- Je n'ai pas de vie, Rose.
Albus se redresse pour qu'elle s'écarte de lui :
- Je n'ai pas de place pour aimer, je n'ai que ce que mon père a détruit. Je ne suis plus rien. Je ne vis que pour ce conflit.
- Tu te tortures pour cet imbécile ? Albus ! Il n'en vaut pas la peine ! Moi, je suis là, avec toi !
- Cet imbécile, c'est mon père. Il a été un homme bon autrefois. Et il n'y a plus personne qui s'en souvient. Je suis sans doute le seul à m'en souvenir. C'est pour ça qu'il faut que je le tue.
- Qu'est-ce que tu dis ? Qu'est-ce que tu...
- Tous les autres, même ton père, tous, ils ne voient plus que le mage noir en lui. Si jamais ils le tuent, mon père mourra en mage noir. Ce sera l'exécution qu'il mérite. Mais mon père a été un homme bon... Il faut que ce soit moi qui le tue, pour enfin donner la paix à cet homme qu'il a été. Quelque part à l'intérieur de ce monstre qu'il est devenu, Harry James Potter se débat et se meurt depuis plus de deux ans. Il faut que je lui donne la paix. Il le faut.
Incapable de comprendre, incapable de compatir à une situation qu'elle a elle-même causée, Rose perd ses mots à mesure que sa fureur les avale :
- Tu vas te mettre en danger ! crie-t-elle. Ta mère est morte, ton frère et ta sœur sont morts, ton père est un salopard ! Pourquoi tu ne peux pas laisser les morts reposer en paix ? Pourquoi tu ne peux pas vivre ?
Albus la dévisage, sentant l'incompréhension naître en lui à son tour :
- Parce que mon père n'est pas encore mort, murmure-t-il.
Rose ne dit rien pendant de longues secondes. Puis elle prend sa décision : elle s'écarte d'Albus, se lève et sort sa baguette :
- Je ne peux pas te laisser faire ça.
- Qu'est-ce que tu...
- Tu ne vas réussir qu'à te faire tuer. J'ai travaillé trop dur depuis trop longtemps pour laisser cet imbécile d'Harry nous séparer. Pas après tout ce que j'ai fait pour toi, Albus. Je ne laisserai personne nous séparer. Pas même toi.
- Tu es complètement folle...
- Oui, Albus, je suis folle ! Je suis la fille qui ne voit pas les étoiles, tu te souviens ? J'ai besoin de toi !
Brusquement, et pour la première fois de sa vie, Rose éclate en sanglots :
- Ils voulaient me séparer de toi ! Et je les ai bien fait payer, les salauds. Si seulement tout n'avait pas dégénéré... Si seulement ton père avait pu crever...
Rose ne s'entend plus parler. Toute sa colère, tous ses secrets s'écoulent d'elle comme la violence qu'elle n'a jamais pu exprimer. En face d'elle, Albus ne peut croire à ce qu'il entend, il ne comprend rien, il n'ose pas y croire... La voix brisée et les larmes ruisselantes de Rose dessinent une blessure qui veut le frapper, trouver le chemin jusqu'à son cœur et le tuer. Albus ne veut pas comprendre.
Lorsque Rose retrouve l'énergie de brandir sa baguette et qu'elle articule « Incarcerem », Albus esquive le coup.
Alors Rose s'effondre au pied du lit et tend les mains vers lui, sans lâcher sa baguette :
- Tu dois venir avec moi ! le supplie-t-elle. On pourrait prendre le passage secret et s'enfuir tous les deux d'ici. Partir loin, là où ils ne pourront jamais nous retrouver. On n'en a rien à foutre de leur guerre...
Albus se plaque au mur pour échapper à son contact, lorsque les fondations millénaires du château tremblent soudain au-dessus de lui. De la poussière s'écoule du plafond. Albus se lève, se libère des mains de Rose qui s'accrochent à ses doigts, à sa chemise, à son blazer, et, dépassé par les évènements, il la prend par les épaules pour l'asseoir contre le bord du lit :
- Reste ici, ordonne-t-il. Je vais voir ce qui se passe. Surtout ne bouge pas.
Mais il n'a pas besoin de voir ce qui se passe. Albus enferme Rose dans la chambre sans même réfléchir à ce qu'il fait. Ses mains tremblent, des émotions contradictoires s'agitent en lui, il n'arrive plus à réfléchir. Finalement, il se refuse à comprendre ce que Rose lui a dit et ce que cela implique. Il verrouille tout cela dans une arrière-salle de son esprit et grimpe les étages, entouré par une marée de peur qui s'élève, les doigts crispés autour de sa baguette.
Ce tremblement, ça ne peut signifier qu'une chose.
Harry attaque.
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