Quelques semaines étaient passées depuis la réunion concernant les registres d'État-Civil et la protection des surfaces agricoles. Le premier registre d'État-Civil avait consisté au listage de l'ensemble des habitants. Cela avait permis aux Dufay d'en savoir plus sur tous car la liste avait aussi été affichée sur le tout nouveau tableau d'informations demandé par les habitants.
Un travail colossal avait été abattu avec la fabrication des premiers « chevaux de frise » permettant ainsi aux gens de pouvoir enfin sortir du château. Il y avait déjà un bon hectare de libéré permettant aux gens de varier leurs promenades et de se sentir plus libres.
Les jardiniers-agriculteurs s'étaient fait plaisir en procédant aux diverses plantations. Les arbres fruitiers avaient été rapidement plantés et leurs premières feuilles avaient bien poussé.
Avril étant passé et ayant déjà semé du blé dans la batterie basse et à plusieurs endroits du château, il était prévu de plutôt faire un semis d'automne. De toute façon, le ravitaillement avait permis de stocker de la farine. Surtout qu'Emmanuelle en avait ramené des boulangeries qu'elle avait visitées.
Quelques chats avaient été récupérés par des patrouilles quand les souris avaient commencé à envahir le château. Ils avaient découverts que certaines plantes faisaient fuir les mangeurs de farine et en avait mis dans et autour de chaque sac !
Emmanuelle avait demandé s'il était possible de pratiquer la même méthode qu'à Chanteloup, à savoir former les habitants à toutes les tâches. Si certains avaient rechigné, d'autres, surtout les femmes, avaient adoré cette idée. Ainsi avait-on commencé à former l'ensemble de la population au combat et cela leur avait donné un peu plus envie de sortir du fort.
De plus, un petit événement avait agité ce petit monde, même si les principaux intéressés faisaient comme s'il ne s'était rien passé. Tous savaient que Landry et Emmanuelle avaient noué une relation et ce dès le premier jour où l'on avait vu la jeune femme sortir de la chambre du chef des gardes. Leurs amis, leurs proches se demandaient quand ils oseraient avouer qu'ils couchaient ensemble.
En public, ils continuaient à se contrer, à se lancer des piques. Et pourtant, certains virent bien des mains se frôler "malencontreusement", d'autres virent une main masculine ranger une mèche auburn derrière une fine oreille. Personne n'était dupe. Seulement, ils ne comprenaient pas la raison pour laquelle le couple cachait leur relation.
Pourtant, Emmanuelle ne cessait de penser à leur "couple". A l'issue de leur première union, la jeune femme était restée au lit, alanguie, tandis que son amant reposant sur le ventre avait passé son bras sur sa taille. Comme s'il ne voulait pas qu'elle parte. Seulement, il ne faisait même pas nuit, et le repas du soir allait bientôt arriver. Elle s'était doucement levée et s'était habillée sans bruit pour laisser Landry endormi et se reposer de sa blessure de la veille.
Sortie en catimini, elle avait rejoint le premier étage du donjon et s'était assise sur son lit. Qu'avait-elle fait ? Certes, l'avenir dont elle parlait tant, c'était aussi tomber amoureuse, c'était faire l'amour, c'était espérer plus. Hélas, la vie de couple ne lui semblait pas d'actualité encore, surtout avec un guerrier. Elle-même n'était pas une habitante paisible du château, c'était la ravitailleuse, c'était une guerillera. Elle ne s'imaginait pas compagne voir mère. Ce n'était pas encore l'heure.
Elle reprit alors ses habitudes, et retournait voir tous les matins Henri pour qu'il lui donne la liste journalière des ravitaillements à effectuer. Et Rodolphe et Romain l'accompagnaient aussi tous les jours. Surtout qu'il leur fallait régulièrement ramener des tiges de métal pour fabriquer les chevaux de frise.
Ils partaient aussi dans les scieries pour "emprunter" du bois comme elle disait maintenant pour contrer le terme de "voleuse" que lui attribuait Landry. Des étables et des écuries furent montées, dûment protégées par un grand grillage et plusieurs rangs de chevaux de frise.
La jeune femme espaça de plus en plus ses relations sexuelles avec son amant. A tel point qu'à la fin du printemps, ils ne s'étaient pas touchés depuis une semaine. Le soldat n'était pas à prendre avec des pincettes et ses subordonnés en prenaient plein la tête.
Puis le premier jour de l'Été arriva. Trois semaines plus tôt étaient arrivée une nouvelle famille vêtue de guenilles et qu'on avait installée au dernier étage du donjon. Mireille avait demandé une "récolte" de vêtements. Bizarrement depuis son arrivée, cela n'avait jamais été demandé à Emmanuelle. Elle avertit son chef que son équipe et elle partiraient tôt ce premier jour d'été et pour Saint-Brieuc cette fois-ci. Elle avait envie de changer, se lassant des trois villes à l'est du fort.
La route aurait dû se faire toute seule et rapidement mais elle était très régulièrement embouteillée de voitures abandonnées. Ils durent aussi éviter de nombreux mordeurs. C'est ainsi qu'ils mirent plus de deux heures pour arriver dans la ville. Ils visèrent un Centre Commercial. La chance les amena au plus grand de la ville.
Hélas, le parking était submergé de mordeurs et la jeune femme dut à la fois slalomer et dégommer ceux-ci jusqu'à l'entrée du centre commercial. Les portes en étaient grandes ouvertes. Elle engagea la marche arrière et bloqua l'entrée avec le nez du Land Cruiser. Avec du fil, ils accrochèrent les portes aux rétros du véhicule. De toute façon, les mordeurs ne savaient que pousser.
L'équipe partit vers le premier magasin de vêtements pour femmes et ne prirent que ceux qui étaient pliés pour les mettre dans des sacs qui attendaient à la caisse. Ils durent s'arrêter quelques minutes pour affronter les mordeurs qui avaient entendu leur présence. Ils balancèrent une vingtaine de sacs à l'arrière du véhicule. Ils opérèrent de la même façon dans un magasin de vêtements pour hommes et un autre pour enfants. Ils embarquèrent de même un maximum de boites de chaussures.
Emmanuelle indiqua aux deux garçons qu'il y avait un étage. Ils décidèrent d'y aller non sans avoir dû se battre contre une petite horde. "Les gars, nous avons trop de facilité à les dégommer ! Je n'aime pas cela !
- Ben pourquoi tata ? Demanda Rodolphe.
- Nous allons finir par relâcher notre effort et notre attention parce que nous devenons trop sûrs de nous ! Et je n'aime pas cela !
- Mais que veux-tu que nous fassions ? Je trouve que nous sommes déjà bien attentifs ! Questionna Romain.
- N'importe quoi peut tromper notre vigilance, une moitié de mordeur, un enfant mordeur, un objet en travers de notre chemin, un vivant, un animal, n'importe quoi !
- Bon, on va essayer d'être moins sûrs de nous mais avoue qu'on est plutôt bons à ce que nous faisons, non ? Demanda Romain.
- Oui, oui mais restons vigilants, d'accord ?"
Ils empruntèrent le tapis roulant pour rejoindre l'étage. Un magasin de sport ultra connu en France utilisait la moitié de l'espace. Ils se jetèrent sur le matériel de randonnée, les duvets et les chaussures de sport et de marche. Cela représentait une aubaine supplémentaire. Alors que les garçons descendaient les premiers paquets, la jeune femme se dirigea vers une enseigne qui lui plaisait. On y vendait des livres, des films et de la musique. Elle dût détruire la porte en verre pour y accéder.
Occupée à compulser un livre qui pourrait être utile à sa nièce, elle ne fit pas attention au léger chuintement dans son dos. Ce fut in extremis alors qu'il visait son bras qu'elle put enfoncer son poignard de son autre bras. Elle se morigéna d'avoir fait la leçon aux deux plus jeunes et de s'y être fait prendre.
Elle ressortit avec un paquet de livres dans les bras. Elle n'avait pas trouvé de sacs. Alors qu'elle vidait ses affaires d'un panier qui traînait, la moitié d'un mordeur attrapa sa cheville. Une pensée traversa son esprit : "Je suis maudite, il aura fallu que j'en parle pour que je me fasse piéger !" En voulant repousser le mordeur, elle oublia le panier et se prit les pieds dedans. Elle vit alors arriver la rambarde et le poids de son sac à dos l'attira par-dessus. Un court moment, elle crut pouvoir laisser tomber son sac pour qu'il ne l'entraîne pas en bas mais son espoir fut vain.
Son corps bascula par-dessus la rambarde, et elle sombra dans l'inconscience.
Ce fut les accélérations du Land Cruiser qui la réveillèrent. Elle gémit doucement mais des nausées la prenaient. Son corps n'était que douleurs, sa vue était floue et quelque chose coulait sur son visage. Apparemment, Rodolphe la tenait contre elle et lui demanda comment elle allait. Elle hurla car il l'avait remuée en lui parlant. Elle cria à Romain de s'arrêter, qu'elle avait mal, qu'il roulait mal.
"Non, on te ramène au fort !
- J'ai mal, j'ai mal arrêtez-vous, vous me faîtes mal.
- Où as-tu mal tata ?
- Partout, le dos, à la tête... aaah mon bras... mmh, j'vais vomir !
- T'inquiètes, Manue, on te ramène au fort !
- Nonnnnnnn, arrêtez-vouuuuss... je... je... j'ai".
Et elle sombra à nouveau dans l'inconscience. Plusieurs fois, elle rêva qu'on l'appelait, elle entendit craquer le levier de vitesse du 4x4 et pensa « doucement avec ma voiture ». Parfois, un peu de lumière du soleil d'été passait ses paupières mais elle re-sombrait dans le noir.
« Aaaaaaaah, noooonnnnn ! Cria Emmanuelle
- T'es con, Romain, de freiner comme cela ! Tu veux la tuer ou quoi ?
- Il faut que tu ailles ouvrir la barrière. Il y a deux mordeurs qui arrivent sur la gauche.
- J'y vais mais une fois la barrière passée, vas-y doucement !
- T'inquiètes, je ferai attention !»
Sortie de son inconscience, Manue entendit les « chic-chac » du katana que Rodolphe abattait sur les crânes, la voiture roula doucement et pourtant elle eut l'impression de vivre un gymkhana dans son crâne et ses membres. Le bruit de la portière qu'on ouvrait et refermait lui vrilla les tympans et la fit replonger dans le noir.
La voiture brinquebalait sur le chemin de terre à toute vitesse car malgré sa mauvaise conduite Romain s'inquiétait sincèrement de l'état de son chef et souhaitait arriver au plus vite. A peine arrivés, le pont-levis s'abaissa et les gardes sortirent pour récupérer le matériel jusqu'à ce que Rodolphe se mettent à hurler : « Manue est gravement blessée, allez chercher le Doc et une civière ».
Romain monta sur le siège arrière et appela la jeune femme qui ne lui répondait pas. Il posa deux doigts sur la carotide et pâlit, il ne sentait pas le pouls. Il vit arriver en courant Catherine suivie de Henri et de Landry, tous clairement angoissés.
« Que lui est-il arrivé ?
- Elle est tombée d'un étage au centre commercial, on ne sait pas comment, on était à la voiture Rodolphe et moi. Doc, je crois qu'elle ne respire plus ! »
Alors que le Doc posait son stéthoscope sur la poitrine de la blessée, Landry arrivé par l'autre côté de la voiture et prit la tête de la jeune femme entre ses mains. Catherine les rassura : « Elle est vivante mais j'ai entendu un crépitement ! Je crois qu'elle fait un hémothorax ! Pour le reste, il faut l'emmener à l'infirmerie.
- Ok Catherine ! Amenez la civière ! Exigea Henri. »
Les mouvements pour la mettre sur la civière et pour la sortir de la voiture firent sortir la jeune femme de son inconscience pour la troisième fois.
« Nooooonnn, laissez-moi, mal, trop mal, veut mourir !
- Manue, c'est Catherine, on t'emmène à l'infirmerie, je vais te donner de la morphine dès qu'on arrive !
- Naaan, laissez-moi ! Mal !
- Manue, chérie, c'est moi Landry, je suis là, on va s'occuper de toi !
- Landry ? Vais mourir ?
- Non, bien sûr que non, tu ne vas pas mourir, je te l'interdis !
- Si... vais mourir ! Faut qu'dise... !
- Chut, tais-toi, tu dois te reposer ! Lui répondit-il sans cesser de marcher au côté de la civière, ils étaient presque arrivés au deuxième pont-levis.
- Nan vais mourir !
- Chuuut, tu dois te calmer, Emmanuelle, ordre de ton médecin ! Intervint Catherine.
- Nan, dois parler ! Pardonnes-moi, Lan-dry !
- De quoi ?
- Pas avoir dit !
- Quoi ?
- T'aime ! »
Et elle plongea cette fois-ci dans un coma qui serait diagnostiqué quelques minutes plus tard par le chirurgien. |