A la fin de l'hiver, l'année suivante, Emmanuelle était allongée avec ses enfants dans un des champs à l'extérieur de l'enceinte. Ce printemps tout proche laissait éclater ses primevères, ses jonquilles et ses violettes en quantité faramineuse. Les champs ressemblaient à des palettes de peinture. L'instant d'avant, elle avait joué aux chatouilles avec ses trois petits. L'aîné allait sur ses cinq ans.

Elle les couvait comme une mère poule et les protégeait comme une tigresse. Elle y était obligée puisque son homme était parti à la guerre, ainsi que ses deux neveux et Romain et Alexis. Inès avait pris la place de Catherine qui était, elle aussi, sur le front, à soigner les soldats des fédérations.

Ces dernières avaient très mal réagi quand chacun des deux gouvernements avait attaqué des sanctuaires fédérés pour les "convertir", les piller ou enrôler leurs habitants de force dans leur armée. En effet, leur petit conflit s'était étalé car ils s'étripaient pour les terres qu'ils voulaient posséder. Les rares sanctuaires qui les avaient rejoins de leur plein gré étaient exsangues et soumis.

C'est ainsi que les deux gouvernements tout en se battant l'un contre l'autre se retrouvaient avec leurs flancs attaqués par les fédérations qui voulaient juste la fin de la guerre et la tranquillité des sanctuaires fédérés. L'ingérence des gouvernements avait même mis fin à de nombreux et fructueux échanges entre les sanctuarisés en interdisant les foires et les marchés se trouvant sur "leur" territoire. Certains avaient vu leurs récoltes détruites, brûlées et eurent de nombreux morts de la famine au cours de l'hiver.

Après le départ des guerriers, Hugues qui était resté en tant que chef du fort avait nommé Emmanuelle chef de la garde. Nombre de ceux qui n'étaient pas des guerriers ou des gardes devaient à leur tour protéger leur sanctuaire. Alors que Herulf, Solveig et Alexandre s'amusaient à cueillir des violettes, la jeune femme se releva et mit sa main en visière et observa les parages. "Venez mes chéris, on rentre à la maison !". Elle prit Alexandre dans ses bras et les deux autres la suivirent sur les petites jambes.

Quelques mois plus tard, Gwen sonna la trompe de la poterne. C'était le signal indiquant le retour de leurs troupes. La jeune femme prit ses armes au cas où, car il n'était pas prévu de retour. Elle sortit du château et vit au loin plusieurs cavaliers que Gwen avait laissé passer. A leur tête, la chevelure brune de Landry voletait au vent. La jeune femme se mit à courir éperdue vers son mari.

"Oh Landry tu es revenu ! Tu m'as manqué !"

Ils s'embrassèrent passionnément occasionnant des éclats de rire parmi les hommes présents. Quand ils stoppèrent leur baiser par manque de souffle, Manue constata que seul Alexis et Svein étaient revenus avec son homme.

"Où sont Rodolphe et Romain ? Et les autres ?

- Ils sont encore au combat. Nous sommes les seuls à avoir eu droit à une permission. Ils ont besoin de tout le monde. C'est pourquoi nous ne resterons que quelques jours.

- Ce n'est pas grave, c'est toujours mieux que rien ! Venez tous les trois, on va vous faire un grand banquet !

- Et si on pouvait prendre un bain ? Demanda Svein.

- Pas de soucis !"

Elle appela de la main un des enfants Leclerc pour qu'il s'occupe des chevaux. Les trois hommes eurent droit un repas pantagruélique car Mireille avait décidé de leur sortir leurs plats préférés à chacun. Inès l'interrogea sur Romain et son frère. Puis les trois hommes eurent droit à leurs bains avant d'aller se coucher. Inès avait demandé à aller dormir avec son frère afin de laisser le couple seul. Certes leurs trois enfants sollicitèrent leur père jusque très tard dans la soirée mais leur excitation de revoir papa finit par les emmener assez rapidement au lit.

Devant la grande cheminée, Manue et Landry se sourirent puis s'enlacèrent amoureusement. Ils rejoignirent leur lit à baldaquin dont ils s'empressèrent de refermer les rideaux le plus hermétiquement possible. Alors que la jeune femme avait décidé de se déshabiller rapidement. Landry l'arrêta : "Prends ton temps que je profite des lueurs de la cheminée sur ton corps !". Alors, elle sourit et se mit à chanter en chuchotant la chanson du strip-tease du film "Full Monty", tout en s'effeuillant lentement. Une fois qu'elle fut déshabillée et n'y tenant plus, Landry dévora son épouse de baisers. Et c'est à la hussarde que le soldat fit l'amour à sa femme.

A nouveau, les mois étaient passés, et l'absence de la plupart des siens attristait toujours autant Emmanuelle. Cela faisait déjà plus d'un an et demi que la guerre était commencée. Envoyer des courriers à leurs soldats relevait de la gageure et peu s'y attelaient. Par contre, les habitants civils du Fort avaient appris que cette guerre tripartite avait occasionné une nouvelle vague de rôdeurs issus des guerriers mais aussi des civils fuyant les combats. Les vieilles habitudes du début de l'épidémie avaient dû être rapidement réapprises. Quand ses responsabilités de chef le lui permettaient, Manue repartait dans son atelier pour fabriquer un maximum de flèches pour que les gardes de l'enceinte puissent se débarrasser des nouveaux mordeurs.

Un matin, alors que l'été était bien avancé, elle s'était rendu compte qu'elle attendait à nouveau un enfant. Elle l'avait découvert car son ventre commençait à vraiment s'arrondir et que sa grossesse devait en être à cinq mois et demi. Ses craintes et angoisses l'avaient tellement submergée qu'elle n'avait pas remarqué l'absence de ses règles. Elle se moqua d'elle-même : "Tu deviens une pondeuse, ma pauvre fille !". Cela ajouta une angoisse supplémentaire, comme si trois enfants ne suffisaient pas. Pourtant avec d'autres femmes, elle avait bu des décoctions de plantes qui devaient empêcher toute grossesse mais elle avait dû oublier d'en boire durant la permission de son homme.

D'autres mois encore étaient passés quand un messager déposa une lettre pour Hugues et sans attendre repartit vers les autres sanctuaires. Un des jeunes gardes, il n'avait pas douze ans et s'appelait Louis, fut chargé de lui emmener en mains propres. A peine l'eut-il lue qu'il battit le rappel de l'ensemble des habitants. Ainsi, les agriculteurs, les pêcheurs, les ouvriers et les gardiens quittèrent leur lieu de travail pour venir se tenir aux pieds des rochers soutenant le donjon. Hugues était là comme son prédécesseur à attendre l'arrivée de tous les habitants.

"Chers compagnons, j'ai reçu une bonne nouvelle."

Il montra la lettre que le messager lui avait amenée.

"C'est une nouvelle qui soulagera tout le monde et nous permettra enfin de reprendre le cours d'une vie normale. La Guerre est finie. Les deux républiques se sont autodétruites et les quelques poches restantes qui espéraient circonvenir les sanctuaires alentour ont été dispersées ou fait prisonniers.

- Quand reviendront nos soldats ? Demanda Mireille.

- Ils sont déjà en chemin. Par contre, je vous préviens, arriveront d'abord les valides, puis les légèrement blessés. Quant aux plus gravement blessés, ils reviendront avec Catherine. Il y a aussi des disparus et des morts. A cette lettre, il m'a été joint la liste de nos soldats. J'ai déjà cloué la liste sur la porte de l'infirmerie. Soyez courageux."

Tous se précipitèrent vers le bâtiment. Et Karine se mit à pleurer ainsi que Solange, leurs maris étaient morts. Inès et Emmanuelle poussèrent un soupir de soulagement en voyant que Rodolphe et Svein n'étaient que légèrement blessés. La jeune fille sourit à sa tante en montrant que Romain faisait partie de la même liste. C'est alors que Manue s'assombrit. Landry était le seul "disparu" des membres du fort.

Tandis qu'Inès lui caressa le dos pour la réconforter, elle sut que cela voulait dire que le corps n'avait pas été retrouvé. Etait-il mort ? Et si oui, était-il un rôdeur ? Et s'il était vivant où était-il ? Elle laissa couler une larme ou deux. Lentement, en évitant les regards des autres, elle rentra dans le donjon pour retrouver ses trois enfants. Herulf malgré son jeune âge avait "veillé" sur les plus jeunes.

Manue les trouva en train de jouer avec les personnages et les chevaux en bois que leur père leur avait sculpté. Ils étaient beaux et les garçons ressemblaient de plus en plus à leur père. Ce qui serra encore plus le cœur de la jeune femme. Elle se mit à la fenêtre qui donnait sur la mer en espérant que le ressac des vagues et la beauté de la mer la réconfortent. De longues minutes, très longues minutes s'étaient écoulées sans que rien ne ce soit passé. La nuit était tombée sans qu'elle s'en rende compte. Ses enfants avaient été nourris et mis au lit sans qu'elle le voie. Mireille la prépara pour la nuit sans qu'elle réagisse. Inès lui donna un somnifère qui lui apporta enfin le repos dont son esprit et son corps avaient besoin. C'est en soupirant un seul mot qu'elle s'endormit : "Landry".