Un bruit tonitruant se mit à ébranler l'air. C'était le grand cor que les gardes de l'enceinte faisaient sonner. Hugues leur avait demandé que dès le retour de leurs hommes ils devraient l'utiliser.
Tous les habitants savaient ce que cela signifiaient, tous les habitants attendaient depuis deux semaines, tous les habitants laissèrent en plan leurs diverses activités et se précipitèrent vers l'enceinte.
Ce fut une marée humaine qui se rua sur les portes de la poterne. Certains préférèrent monter sur cette dernière. Au loin, sur l'ancienne route goudronnée, on pouvait voir venir des cavaliers, des piétons et des attelages. A la vue de l'enceinte, il était clair pour les gardes qu'ils avaient accéléré le rythme.
Les cavaliers arrivèrent les premiers et posèrent pied à terre. Chaque cheval trouva une personne pour s'occuper de lui, tandis que les cavaliers enlacèrent leurs proches. Svein avait enlacé sa sœur et sa tante, puis fut suivi par son frère aîné qui prit tout le monde à bras le corps.
Ils s'écartèrent du passage pour permettre aux carrioles de passer. Les discussions fusèrent à tout va.
Les deux jeunes garçons étaient blessés légèrement. Sur son cou, sa nuque et la base de sa tête, Svein avait une vilaine et vieille brûlure au 3ème degré, déjà très cicatrisé. Son sourire réconfortant assura aux deux femmes de sa famille qu'il ne souffrait pas d'être abîmé de la sorte.
Quant à Rodolphe, il montra sa main gauche à laquelle il manquait trois doigts. Cela l'obligerait à écrire de la main droite mais comme pour le travail manuel il était droitier il rassura de la même façon sa tante et sa sœur.
Une haute silhouette encapuchonnée s'approcha de tous les quatre et la voix éraillée de Romain se fit entendre.
"Inès !
- Oh Romain, mon amour !" S'écria la jeune fille qui courut vers son fiancé.
Le nez dans le cou de son amoureux, elle gémit de bonheur tandis qu'ils s'enlaçaient. Elle releva la tête prête à lui donner un baiser quand elle vit le visage du jeune homme. Elle fit deux pas en arrière, une main sur la bouche et une grimace horrifiée sur le visage. Romain avait un œil crevé et le tour de l'orbite complètement couturé et déchiqueté.
Il avait apparemment voulu tester la réaction d'Inès puisqu'il remit son bandage sur son visage. Les bras croisés contre lui dans un vain espoir de se rassurer, il prit la direction du château, la tête baissée.
Emmanuelle s'approcha de sa nièce.
"Qu'est-ce qu'il t'a prit ?
- Mais tu as vu, il a un œil crevé !
- Et alors ? C'est l'homme que tu aimes et que tu comptais épouser, non ?
- Quoi ? L'épouser mais il n'en est plus question, il a un œil crevé !
- INES !
- Mais merde, tu l'as bien vu, il est devenu moche !".
Sur ces dernières paroles, la tante leva le bras droit et donna une claque très sonore sur la joue de sa nièce.
"Tu me fais honte, après tout ce que l'on a vécu, comment peux-tu avoir ce genre de valeur si futile et si immature ? Oui, tu me fais honte, tu me parlais de ton grand amour et de votre mariage et un simple œil crevé suffit à "détruire" ton amour ?
- Mais...
- Tais-toi, je te le redis, tu me fais honte et même tu m'écœures ! Moi, je serais enchantée que Landry ait un œil crevé lui aussi car cela voudrait dire qu'il est là avec moi, à côté de moi. Mon mari est sûrement mort et toi tu arrêtes d'aimer pour une simple déformation !
- Mais...
- Ta gueule, je ne veux pas t'entendre ! Svein a une brûlure qui le dévisage et tu n'as rien dit et pareil pour les doigts de Rodolphe ! Tu me dégoûtes ! Venez les garçons, Mireille est certainement en train de vous préparer un super repas."
A table, Emmanuelle avait prit ses neveux et son ancien co-équipier à ses côtés. Romain avait tout d'abord refusé de venir mais ils avaient tous les trois insisté pour qu'il reste avec eux. Marc, un jeune garçon de onze ans, s'était approché de leur groupe et avait proposé ses services à Rodolphe et Romain. En effet, il travaillait le cuir de toutes les façons possibles. Il avança l'idée de créer un gant pouvant pallier à l'absence des doigts du jeune Dufay. Il annonça à Romain qu'il lui ferait un super bandeau de pirate et qu'il pouvait même repousser le cuir pour former un dessin qui lui plairait. Le jeune borgne demanda au garçon de lui faire les armes du château.
Avec l'arrivée des valides et des blessés légers, le château parut tout de suite beaucoup plus animé. Inès et Romain s'évitaient au maximum, excepté quand elle était contrainte d'entretenir le pansement. Manue, elle, si elle parlait à sa nièce, le faisait avec beaucoup de froideur, tant sa déception était forte.
Deux semaines avant le quatrième accouchement de l'ancienne ravitailleuse, Catherine revint enfin au fort accompagnée de trois chariots ramenant les blessés graves. Les deux femmes furent heureuses de se retrouver. Elles papotèrent longuement. Catherine informa son amie que la guerre était définitivement finie tandis que Manue put enfin s'épancher auprès du médecin de la disparation de son mari.
Emmanuelle accoucha d'une petite fille qu'elle prénomma Charlotte comme la mère de Landry. Quelques jours plus tard, alors qu'elle venait de faire baptiser le nourrisson et qu'elle allaitait, elle vit Inès, contrite, à la porte de son logement.
"Entre, Inès !"
La jeune fille entra et referma la porte. C'est timidement qu'elle s'assit auprès de sa tante devant la cheminée tout en regardant les trois aînés en train de faire leur sieste.
"Que me veux-tu ma grande ?
- Je ne sais pas par où commencer !
- Et bien, dis-moi la première chose qui te passe par la tête !
- Je l'aime encore !
- Ah ? Bien !
- Et je te demande de m'excuser ! Tu as raison, tu n'as plus Landry et c'est sûrement plus dur qu'un amoureux défiguré.
- Qu'est-ce qui a changé ?
- Et bien, déjà, j'ai dû soigner et recenser toutes les blessures de nos soldats dans les fiches de Catherine. Et à force de soigner ce genre de blessures et celle de Romain, je m'y suis habituée. Petit à petit, nous nous sommes remis à nous parler. Il ne se passe rien. Il ne flirte plus comme avant. C'est comme si je n'étais plus qu'une amie !
- Et tu veux plus !
- Oui, je l'aime toujours, j'ai réagi bêtement à son retour comme une fille futile d'avant l'épidémie ! Ce n'était déjà pas moi, ce n'était pas dans ma nature ce mauvais comportement. Que dois-je faire s'il ne me considère plus que comme une amie ?
- Il ne te considère pas comme cela ! Il est toujours amoureux de toi. Dès que tu regardes ailleurs, il te dévisage. Tu l'as énormément blessé. Tu dois aller le voir et lui parler comme tu m'as parlé, et lui demander pardon.
- Tu crois que cela suffira ?
- Si cela ne suffit pas, recommence plus tard. C'est bientôt Noël, fais-lui un petit cadeau qui montre ton amour pour lui ! Je ne sais pas moi, ce n'est pas mon fiancé à moi.
- Merci, Manue, merci pour la baffe et pour les conseils ! Je t'aime !"
La jeune fille repartit de chez sa tante avec un grand sourire sur le visage, pleine d'espoir. |