Chapitre 2.4 : Ilinsar – Lonely Day
Je circule agilement entre les tables, esquivant meubles et mains baladeuses de pochetrons, sans même y faire attention. Ce jeu est devenu une routine, si vite, si morne que je ne me souviens plus de quand j'ai cessé de piquer une crise dès qu'une main m'effleurait le fessier pendant mon job. Oui, je suis bien foutue, et je l'assume entièrement. Mais ça ne fait pas de moi une salope. J'ai beau avoir des mœurs un peu légères, veuillez ne pas me confondre avec celles qui font les trottoirs, merci bien.
Je retourne tranquillement au comptoir, et de là, je me permets d'observer la décadence humaine. Il n'est pas encore dix heures que certains sont déjà ivres morts. J'envoie un regard noir au patron, avant même qu'il ne puisse suggérer l'idée que j'aille les mettre dehors moi-même. J'ai été catégorique, lors de mon embauche : je n'approche pas des hommes saouls qui s'installent au bar pour la journée. J'en ai bien assez soupé auparavant.
Néanmoins, il y a une personne, parmi cette masse grognante et puante, qui n'est pas tout à fait comme les autres. La première fois que je l'ai vue, j'ai été particulièrement surprise. Pourquoi? Ce jeune homme de doit pas être bien plus vieux que moi, et pourtant, malgré cette sorte de charisme qu'il dégage, malgré sa réputation, malgré son talent que j'ai moi-même pu voir à l'œuvre lors des concerts de son groupe, le voilà qui vient régulièrement boire des quantités d'alcool, à sa table près de la fenêtre. Il est toujours seul, mélancolique, et rien ne semble pouvoir le décrocher de sa chaise ou de son verre, qu'il contemple d'un regard vide avant d'en commander un autre... Et encore un autre.
Je n'arrive pas à saisir pourquoi il se réfugie ainsi dans ce bar miteux et mal famé, sans les autres membres du groupe. Pour vivre dans le même immeuble qu'eux, je sais à quel point ils sont proches, quoique leurs liens soient étranges. Et je ne comprends pas pourquoi il préfère s'isoler et boire jusqu'à en rouler sous la table, sans personne pour le ramener. Enfin si, il y à quelqu'un. Un grand type avec une iroquoise bleue et noire et la voix qui porte. Le chanteur du groupe. Il vient souvent ramener son bassiste, et j'ai réussi à surprendre, une fois, un bref mot d'excuse murmuré à l'oreille du soûlard. Sans doute se disputent-ils souvent.
Je ne sais pas non plus pourquoi ce type préfère se faire appeler « Major » par tout le monde. Il n'a rien d'un militaire. Ni la coupe stricte ou la posture raide. Non. Il est tout en contrastes et contradictions, comme s'il ne savait pas vraiment ce qu'il veut montrer.
Comme s'il ignorait ce qu'il voulait vraiment être. |